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Trois libertaires français dans les prisons franquistes
L’HISTOIRE D’ALAIN PECUNIA, BERNARD FERRI ET GUY BATOUX
Article de Steven Forti publié dans la revue Atlántica XXII, mai 2014

Version française
Revue octobre 2014

Comme nous l’écrivions dans un précédent article• Alain Pecunia n’a pas fini de raconter son histoire…
Il a été récemment contacté par la revue Atlántica XXII, intéressée par l’histoire de ces trois jeunes Français qui s’engagèrent contre le régime franquiste aux côtés d’anarchistes espagnols, au début des années soixante :

« Il nous semble que très peu de gens (y compris parmi les historiens espagnols) savent ce qui s’est réellement passé. En outre, le cours de la vie de Pecunia, Ferri et Batoux après leur sortie de prison est très étrange. Les deux accidents posent question », écrivait Steven Forti, avant de rédiger son article, dont voici la version française♥, assortie d’un petit appareil de notes.

Les Giménologues, le 8 juillet 2014, revu le 1er août 2014

article 583
♥ [Une version sans notes est parue dans Le Monde Libertaire de la mi-juin 2014.]


Version française
L’HISTOIRE D’ALAIN PECUNIA, BERNARD FERRI ET GUY BATOUX
Trois libertaires français dans les prisons franquistes


« C’étaient des années solaires et de bonheur. C’était super ! Nous voulions faire la révolution. Est-ce que ça en valait la peine ? Oui, certainement, cela en valait la peine ! », déclare, affable et jovial, Alain Pecunia au cours d’une conversation téléphonique depuis son appartement parisien. Par ces mots, il résume ses années de jeunesse, au cours de la décennie des années soixante, entre la France de De Gaulle et l’Espagne de Franco. L’histoire d’Alain Pecunia est peu connue de ce côté-ci des Pyrénées bien que sa vie soit étroitement liée à l’Espagne et à l’antifranquisme. En 2004, il a raconté ces années-là dans Les Ombres ardentes. Un Français de 17 ans dans les prisons franquistes. « On parle beaucoup des intellectuels qui luttèrent contre Franco, mais très peu des ouvriers et des paysans. C’est pour cela que j’ai écrit ce livre, commente-t-il. J’étais avec les paysans de Valence et les mineurs de Mieres dans la prison de Carabanchel. C’est à eux que je dédie Les Ombres ardentes, pour que nous n’oubliions pas leurs luttes. »

Un jeune libertaire à Paris

À l’âge de seulement treize ans, Pecunia participe en 1958 à Paris à quelques manifestations contre la guerre d’Algérie, organisées par les Jeunesses communistes. Deux ans plus tard, il se rapproche du groupe « Vérité-Liberté » dirigé par Pierre Vidal-Naquet, et du cercle libertaire Louise-Michel, des humanistes fans de Léo Ferré, ainsi qu’il s’en souvient dans son livre. Au début de l’année 1961, un Pecunia encore « républicain rebelle et romantique » fait la connaissance d’un exilé espagnol, Paco Abarca [1] , avec lequel il constitue une section anti-OAS, l’organisation terroriste d’extrême droite dirigée par le général Salan, créée depuis le référendum d’autodétermination pour l’Algérie. Par l’intermédiaire d’Abarca, Pecunia sera introduit dans le milieu des Espagnols libertaires exilés en France. Au cours des mois suivants, il rencontrera Octavio Alberola [2] et Luis Andrés Edo [3].

C’étaient les années où la CNT, après le congrès de Limoges de l’été 1961, s’était réunifiée et avait décidé de constituer – non sans rencontrer d’oppositions, comme celle de Federica Montseny – le groupe de Défense Intérieur [D. I.], un organisme secret ayant comme objectif de relancer la lutte contre le franquisme et auquel appartenaient aussi bien de vieux leaders anarchistes (Cipriano Mera et Juan García Oliver) que des éléments de la nouvelle génération (Alberola). Les premières actions étaient prévues pour le printemps et l’été 1962. La Fédération ibérique des Jeunesses libertaires (FIJL) entreprit une série d’actions symboliques contre des intérêts touristiques espagnols, comme les banques, les avions et les agences de la compagnie Iberia, pour obliger la presse française et internationale à parler du régime franquiste.

Pecunia s’implique de plus en plus. Aux mois de juin et juillet 1962, il participe, avec deux autres Français, François Poli et Jacques Noël, à une série d’actions en Espagne. En moins de deux mois, il franchit la frontière au moins trois fois en passant par Hendaye ou La Junquera – voyageant en train ou en autocar – pour apporter du matériel à un camarade à Barcelone et pour observer les contrôles de la police franquiste. C’est l’époque où opère le groupe de Jorge Conill [4] , qui pose trois bombes à Barcelone dans la nuit du 29 au 30 juin 1962. Peu après la tentative d’assassinat de Franco à Saint-Sébastien par un groupe coordonné par les mêmes Mera et García Oliver, Conill est arrêté et condamné à mort. Il faudra une campagne internationale de protestation, d’où se détachent un message de Paul VI à Franco et l’enlèvement du vice-consul espagnol à Milan, Isu Elías, par de jeunes libertaires italiens [5] , pour que le Conseil de guerre finisse par commuer la peine de Conill en condamnation à perpétuité.

Ce fut à cette époque que Pecunia fit la connaissance de Jacinto Ángel Guerrero Lucas, el Peque [6] , alors proche collaborateur d’Alberola à Défense Intérieur et déjà, très probablement, informateur de la police espagnole. Au cours d’un de ses déplacements, à la plage du Canet-sur-Mer, Guerrero Lucas sera le responsable de la disparition d’une mallette qui contenait une bonne partie de l’organigramme libertaire en exil. « Guerrero Lucas ne me plaisait pas comme individu. Il n’avait rien de libertaire, il était très autoritaire et sentait l’informateur, dit Pecunia. Le problème est que les libertaires espagnols de l’exil ne pensaient pas aux infiltrations. Quand on évoquait de possibles infiltrations, cela passait pour de la paranoïa. Il n’y avait pas beaucoup de sérieux. Tout était plein de naïveté. [7] »

L’« Opération Primavera »

Vers la fin du mois de mars 1963, contre l’avis d’Alberola, Abarca demande à Pecunia de participer à une nouvelle opération. C’est le seul des trois Français qui continue d’être actif. Par crainte d’avoir été identifiés, Poli et Noël ont abandonné les actions. Le 3 avril, passant par Toulouse, Pecunia arrive à Barcelone avec deux charges de plastic cachées dans un paquet de sucettes Pierrot Gourmand, ainsi que deux flacons d’acide sulfurique et du chlorate de potassium dans les poches de sa veste. C’était tout ce dont il avait besoin pour fabriquer deux petites bombes. À Barcelone, Pecunia embarque sur un bateau pour Palma de Mallorca, où il séjourne deux jours comme un touriste ordinaire en vacances. Au retour, il place les deux « pétards » sur le Ciudad de Ibiza : le premier n’explose pas, mais le second si, avant que le bateau n’atteigne Barcelone. Il n’y a pas de blessés, seulement une petite peur pour une famille américaine en vacances. Pecunia parvient à prendre le train en direction de la France, mais, le 6 avril en fin d’après-midi, il est arrêté à la frontière entre Port-Bou et Cerbère. Il passera deux nuits à la préfecture de police Vía Layetana, et environ trois semaine à la prison Modèle de Barcelone : « C’était notre guerre contre le fascisme, dit Pecunia. Mon père avait participé à la Résistance en France et mes aïeux italiens étaient carbonaristes. Tu sais, à vingt ans, on ne songe pas à la vieillesse. »

Le problème, c’est que Pecunia n’était pas seul dans cette opération, bien qu’il ignorât l’identité et les missions de ses camarades. Il était prévu que deux autres jeunes Français passent en Espagne après son retour. Mais cela ne se passa pas ainsi. Guy Batoux arriva à Madrid le même 3 avril, en passant par Hendaye, avec l’objectif de poser une bombe devant l’ambassade des États-Unis. Mais ce jeune de Lyon âgé de 23 ans eut un malaise et fut arrêté le 7 avril avant d’avoir posé les « pétards ». Bernard Ferri, 20 ans, appartenant au groupe trotskyste « Voix ouvrière », fut capturé à Valence le 8 avril alors qu’il était sur le point de poser une bombe devant l’agence d’Iberia. « Un garçon sérieux », ainsi que le définit alors la presse française. Dans la première lettre qu’il écrivit à sa famille depuis la prison de Valence, le 14 avril, Ferri expliquait franchement qu’il « est inutile d’avoir des regrets : ce qui a été fait est fait. Je suis là pour des raisons politiques : j’ai posé une bombe contre le régime d’ici. Mais étant donné qu’il y a un mouchard dans l’organisation en France, j’ai été pris à la gare juste avant mon retour en France ». Il y avait également un quatrième homme qui ne fut jamais arrêté ni identifié. Ce mystérieux personnage s’était rendu à Alicante et il put repasser la frontière le 9 avril sans grands problèmes [8].

Dans les prisons franquistes

Le régime franquiste considère les trois Français comme un commando, ce qui lui permet de les juger en Conseil de guerre sommaire mené par le juge instructeur Antonio Balbas Planelles. C’est une période sensible où le franquisme fait preuve de toute sa cruauté. Julián Grimau est exécuté le 20 avril et, au matin du 17 août, c’est au tour des jeunes libertaires Francisco Granado et Joaquín Delgado [9], accusés, sans preuve aucune, d’avoir placé fin juillet deux bombes à la Direction générale de la police et au siège central du Syndicat vertical franquiste. Pecunia, Ferri et Batoux se trouvaient déjà à la prison de Carabanchel début août. C’est là qu’ils firent connaissance en attendant le Conseil de guerre. La cellule de Pecunia se situait juste au-dessus des cachots où séjournèrent à peine plus d’une semaine Delgado et Granado : « Ils partirent très très seuls à la mort, se souvient Pecunia. Avec tous les autres détenus politiques, nous prîmes le deuil durant une semaine. »
Le Conseil de guerre finit par se tenir à Madrid le 17 octobre calle del Reloj. La sentence était prévue à l’avance. Seul l’avocat de Battoux, Alejandro Rebollo, qui avait été le défenseur de Grimau, fit son travail. Trente ans et un jour pour Ferri, deux peines de douze ans et un jour pour Pecunia et quinze ans et un jour pour Batoux. Le consul français à Madrid intervint directement mais sans parvenir à obtenir une réduction des peines.
Les trois furent envoyés dans trois prisons distinctes, Cáceres, Carabanchel et Burgos. Pecunia restera quasiment deux années dans la prison madrilène : « La prison était l’école de la révolution, comme on disait à cette époque », se souvient-il. Dans la sixième galerie, en 1964, il y avait environ 250 détenus politiques. Là, il rencontre les mineurs asturiens, les communistes du Levant, quelques catalans du PSUC, d’autres libertaires – comme l’Écossais Stuart Christie et les trois membres de l’Alliance syndicale ouvrière [ASO], Francisco Calle Mancilla Florián [10], José Cases Alfonso [11] et Mariano Agustin Sánchez [12] – ainsi que plusieurs membres du « Felipe [13] », comme Nicolás Redondo et Nicolás Sartorius : « En prison, nous étions tous des camarades, bien qu’il y eût des divergences politiques », souligne-t-il.

D’étranges accidents

Les pressions françaises se font chaque fois plus fortes : le gouvernement de Charles de Gaulle, plusieurs sénateurs et de nombreux intellectuels interviennent publiquement ou envoient des lettres au gouvernement franquiste. Parmi eux, l’ancien collaborateur Alfred Fabre-Luce, qui avait de très bonnes relations avec Manuel Fraga alors ministre de l’Information et du Tourisme. Le Monde consacre plusieurs articles à cette histoire. Pour Pecunia, cela s’explique car « nous étions de jeunes petits-bourgeois et que les peines étaient très fortes. Par ailleurs nous étions anarchistes et cette droite-là distingue les communistes des anarchistes ».
Sur suggestion du consul français, Pecunia signe en juillet une demande de grâce, qui lui est accordée, et il sort de prison le 17 août. Son retour en France fut discret : cette discrétion était la condition pour que ses deux camarades puissent sortir également le plus tôt possible des prisons franquistes. Mais Ferri et Batoux devront attendre. Au cours des mois suivants, Pecunia poursuit son activisme politique en participant au Comité Espagne libre et en préparant une liste de la gauche non communiste pour les prochaines élections municipales, fréquentant dans le même temps le futur groupe du 22-Mars de Daniel Cohn-Bendit. Par ailleurs, il fait la rencontre de l’exilé espagnol José Pascual Palacios [14], qu’il verra chaque semaine durant une année.

À la fin du mois de juillet 1966, Ferri et Batoux sont également libérés. Le 31 juillet, Pecunia et Ferri se retrouvent à Paris. Ils ont prévu de se revoir au cours des semaines suivantes pour préparer de nouvelles opérations, mais, dans la nuit du 4 août, après une soirée chez des amis, Pecunia subit un étrange accident sur une route proche de Nantes. Il restera entre la vie et la mort plusieurs semaines, il sortira de l’hôpital à l’automne 1967 et la fracture de la colonne vertébrale le laissera en fauteuil roulant. La police française évoquera toujours et seulement un accident, mais Pecunia croit – grâce aussi au témoignage de son ami Roger Noël [15], commissaire des Renseignements généraux français – que ce fut une action de la police française avec la participation d’éléments espagnols : « Ils auront probablement voulu me donner une leçon, mais la chose alla au-delà et j’ai survécu par pur hasard », dit Pecunia. Dans ce secteur de la Loire, il y avait de nombreux membres de l’OAS ainsi que ce qui restait des mouvements fascistes de la Cagoule et de la Milice de l’époque de Vichy. Au cours des années suivantes, Pecunia se battra pour connaître la vérité, mais, en juillet 1976, son ultime tentative se conclut par un non-lieu de la justice française.
Les étranges coïncidences ne s’achèvent pas avec cet événement. Le 5 août 1976, juste dix ans après l’accident qu’a subi Pecunia, Bernard Ferri est tué par une chute de pierres au cours d’une escalade à Gavarnie, dans les Hautes-Pyrénées françaises. Ferri ne pouvait pas retourner en Espagne. Celle qui fut sa compagne au cours de ces années-là, Jacqueline Tardivel, est en train de travailler depuis plusieurs années à la biographie de Ferri, qui s’intitulera très probablement Café des Oiseaux, du nom d’un café parisien où Ferri, à l’âge de seize ans, rencontra une Gitane qui lui prédit qu’il mourrait jeune d’une blessure à la tête. Tardivel est convaincue que ce fut un accident : « Ces choses-là sont fréquentes au cours des escalades. De plus, les responsables de la chute de pierres se sont identifiés : c’étaient deux professeurs en vacances. Ces mêmes pierres auraient pu toucher les amis de Bernard qui étaient en train d’escalader avec lui. Ce fut une fatalité. »
Batoux fut le seul des trois à ne pas subir d’accident. Au cours des années suivantes, il adhéra au PCF à Bordeaux et il vit à présent à La Courneuve, en périphérie de Paris. En tout cas, Pecunia poursuivit son activisme également au cours des années suivantes : la cause espagnole marqua sa vie au moins jusqu’au 23-F*. Il participa à l’Alliance syndicale ouvrière et au Comité Espagne libre, et, en 1978, Luis Andrés Edo lui proposa de revenir en Espagne libérée pour la CNT, mais il refusa la proposition : « Je ne me voyais pas dans ce rôle », dit-il.

À partir du début des années quatre-vingt, Pecunia se consacra surtout à l’écriture et à son travail de correcteur d’imprimerie. Dans son livre, on trouve une phrase qu’il dit à ses camarades anarchistes français au cours des années soixante : « Le fascisme de demain saura inventer le fascisme sans aucun détenu, sans aucune torture. Parce qu’il sera parvenu à s’insinuer dans la tête de chacun par manipulation ou conditionnement psychologique et qu’il aura su convaincre de l’inutilité de toute tentative quelle qu’elle soit en faveur d’un autre monde possible. Et ce sera le plus dangereux. »
Si l’on observe l’actualité, peut-être Pecunia ne se trompait-il pas.

Steven Forti, historien de l’Université Autonome de Barcelone, membre de la rédaction de Atlántica XXII, revue asturienne d’information et de réflexion.

*23-F : 23 février 1981, date de la tentative de coup d’État d’une partie de l’armée.

Traduction : Alain Pecunia, mai 2014.

Notes : les Giménologues, 8 juillet 2014.


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