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Les Gimenologues
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Un "Souvenir" et deux courtes nouvelles.
Sans titre
 
 
Je ne sais pourquoi ce souvenir hante depuis quelques jours ma mémoire :
Ils étaient quatre garçons, quatre têtes brûlées.
Ils avaient arraché ensemble des parcelles d’or aux puissants de la terre,
Ils avaient enlevé des femmes du bordel pour les émanciper,
Ils avaient tiré du couteau ou du revolver dans tous les bas-fonds de la méditerranée,
Tour à tour voleurs, contrebandiers, vagabonds, aimants la bagarre et l ‘aventure...
Trois sur quatre se retrouvèrent en Espagne en pleine mêlée...
On les appelait “ los del gorro negro ” ; trois fous qui jouaient à la guerre comme des enfants, ils jouaient au “ Sioux ”
A cette époque le plus âgé comptait 25 ans.
Entre deux combats, ils avaient lié amitié avec trois filles, trois enfants presque...
La veille d’un combat, ils invitèrent ces fillettes à un repas d’adieu.
Parce que ce soir là elles se donnèrent à leurs amants, elles partirent à l’aube avec eux.
Georges et Rosita, Asumpcion et Freddy, Conchita et Tony...
D’Abord Asumpcion...
Puis Freddy se coucha sur elle pour toujours,
Georges tomba à son tour, ... Rosita debout à côté de son corps sans vie déchargeait ses armes sur la meute qui les entouraient ; une rafale de mitrailleuse l’étendit auprès de celui qu’elle avait aimé.
Conchita fut frappée à l’aurore par une balle en plein cœur...
 
Heureux ceux qui meurent jeunes, pleins d’amour et d’espoir !
 
 
 

EVOCATION

(1953-1955)
 
 
Qu’es-tu devenue, Rose, depuis 25 ans ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon ou un insecte qui vole ou se traîne au ras du sol ?
Qu’es-tu devenue, Rose, depuis que la Parque trancha le fil de ta vie dans un bruit de ferraille et de tôles froissées ?...
 
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Viens, Rose, mon amie, mon amante... remonte du gouffre sans fond de ma mémoire... Reviens, je le veux. Je veux que ton image, par le temps estompée, revive dans mon esprit telle que tu étais jadis...
Lorsque tu es partie, je suis resté à t’attendre...
Tu avais 23 ans, moi 20 de plus le jour où nous nous sommes connus...
Deux ans d’amitié, de tendresse, d’amour, de bonheur... puis, la mort a frappé.
Le temps est arrêté...
Indifférent, je laissais s’égrener les heures, les jours, les semaines...
Les ans lentement burinaient mon visage, laissant mon cœur froid, car je ne voulais plus aimer, jamais plus aimer comme je t’ai aimée.
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
 
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Je veux, un instant, tout oublier du présent qui m’accable et du proche passé. Je veux revivre une nuit notre histoire. Rose, reviens près de moi comme tu étais jadis :
J’étais assis à une table, en attendant un ami qui n’est pas venu, dans cette salle de café où se tenaient des conférences hebdomadaires.
Vous êtes venus : Rodolphe, Agnès et toi. Ma table était la seule qui ne fut pas complète.
- Vous permettez, Monsieur, il n’y a pas d’autres places. 
- Je vous en prie, j’attends un ami. S’il arrive, on se serrera un peu. 
Tu étais assise juste en face de moi. L’orateur avait commencé son exposé. Je ne pouvais détacher mon regard de ton visage lorsque subitement, tu as levé les yeux et tu m’as souri : tes yeux, tes lèvres entrouvertes. Tous tes traits se sont éclairés et j’en fus ébloui.
Que tu étais belle, oh ma Rose, ma fleur chérie, que tu étais belle mon amour.
 
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
 
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Ce soir-là, après avoir pris congé de tes amis, nous n’habitions pas très loin l’un de l’autre et je t’ai raccompagnée.
Chemin faisant, je t’ai dit que j’étais marié, que j’avais une fille et un chien qu’il fallait que je promène tous les soirs avant de me coucher. Tu m’as dit que tu vivais seule, que tu travaillais dans un bureau, que Rodolphe et Agnès étaient des collègues de travail.
En passant devant chez moi, je t’ai prié de m’attendre un moment car je voulais te présenter un membre de ma famille : Micou, mon fox , a vite fait ta conquête. Quand je suis sorti de l’immeuble, vous aviez déjà sympathisé.
Combien de soirs nous sommes- nous promenés tous les trois, heureux d’être ensemble ?
Tu avais confiance en moi. Un soir, je t’avais dit que tu étais belle, que tu me plaisais... que...
Tu as posé ta main sur mes lèvres en disant : “ Tais-toi Tony. J’aime ta franchise. Tu aurais pu essayer de me tromper, me promettre ceci ou cela... Je suis heureuse comme ça... Restons amis veux-tu ? ”
 
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
 
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Un soir, tu étais en retard. L’orage a éclaté si fort que l’eau courait dans la rue comme dans le lit d’un fleuve... Nous étions trempés, moi et Micou, lorsque tu es arrivée.
Tu as exigé que je me déshabille pour faire sécher mes vêtements. Tu as essuyé notre ami en le frottant avec une serviette éponge après m’avoir passé une robe de chambre. Puis tu as préparé un grog dans un grand verre...
Ce soir-là, tu m’as donné les clés de chez toi.
Comme je protestais que je ne voulais pas, tu m’as dit : “ On est amis, donc on a confiance l’un dans l’autre. Il n’y a pas d’amitié sans confiance pleine et entière, tu peux venir chez moi à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, car si tu viens c’est que tu as besoin de ma présence. ”
“ Tu oublies que je suis un homme et que tu es une femme qui me plaît. Je pourrais venir une nuit avec des intentions pas très catholiques ”
“ Tes intentions et tes idées ne sont jamais catholiques puisque tu es athée. C’est bien pour ça que je ne crains rien de toi. ”
“ Ecoute Rose. Demain tu peux rencontrer un homme et l’amener chez toi sans pouvoir me prévenir. ”
Tu es parti dans un éclat de rire et tu m’as dit ; “ Tony, ce soir-là je mettrais la chaîne et tu ne pourras pas rentrer. ”
Oui, nous étions heureux. Nous nous chamaillions pour un mot, pour une phrase, pour le plaisir de parler de tout et de rien...
 
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
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Un samedi, nous décidâmes de passer le jour suivant ensemble, à la campagne. On était parti en ville où on avait acheté toutes sortes de fruits et une bouteille de Porto pour faire une salade. Des œufs pour confectionner des omelettes de je ne sais plus quoi.
Nous avions terminé l’après-midi en lisant de vers de Baudelaire, Rimbaud et Verlaine...
Quand je t’ai quittée, tu m’as recommandé de venir te chercher de bonne heure. La nuit avait été chaude, la journée s ‘annonçait torride. Tu dormais, étendue sur le dos, au bord du divan, les jambes légèrement écartées, un de tes bras pendait vers le tapis, l’autre, replié sur la poitrine semblait soutenir tes seins.
Que tu étais belle, Rose, mon amie, mon amour...
Combien de temps suis-je resté à t’admirer ainsi ?
Combien de temps ai-je lutté entre l’amour et le désir ?
L’amour a été plus fort... Une vague de tendresse a balayé toute pensée érotique. J’ai recouvert tes formes du drap que tu avais rejeté... et j’ai décidé de te laisser dormir.
Je m’en souviens comme si c’était hier : j’ai enlevé mes sandales, puis je me suis glissé entre le mur et toi, en me faisant le plus léger possible pour ne pas te réveiller et je t’ai regardé dormir...
Me suis-je assoupi ? Je ne sais plus...
Tu t’es tournée vers moi. Tu as rejeté de nouveau le drap. Le bras qui pendait au bord du divan est venu se poser sur ma ceinture et ta jambe sur mes chevilles... Tu as ouvert les yeux, un instant surprise, puis en t’appuyant sur ton coude, tu m’as regardé... Ta main dans ma chemise entrouverte griffait ma poitrine... et tu m’as dit : “ Tu n’as pas honte ? ” Nos lèvres se sont rejointes pour un premier baiser, avant que je puisse te demander : “ Honte de quoi ? ”
 
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
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-  
 Honte de quoi ?
- D’être habillé dans mon lit lorsque je suis touts nue ?
Je ne voulais pas me laisser emporté par le tourbillon du désir qui, déjà, dominait ma volonté de garder intacte notre amitié.
As-tu compris le combat que je livrais ?
Je me suis levé, ma chemise est restée dans ta main.
Combien de fois me suis-je senti mourir dans tes bras ?
Combien de fois tes ongles, que tu avais longs et acérés, ont labouré mon dos, tes dents mordu mon cou et mes épaules ... ?
Enfin, vidés, épuisés, nous nous sommes retrouvés enlacés, serrés l’un contre l’autre... Lentement, tu as roulé sur le dos, tu as allongé tes bras au-dessus de ma tête et tu as dit : ”Tony, j’ai faim ! ”
D’un coup de rein, tu t’es assise, tu as effleuré ma bouche d’un rapide baiser et tu as vu des taches de sang sur le drap.
Tes ongles m’avaient égratigné tout le dos comme les griffes d’une chatte en colère.
Les yeux pleins de larmes, tu me demandais pardon comme une petite fille, et moi, j’essayais de te consoler en séchant tes pleurs avec mes lèvres et mes caresses... tant et si bien que le désir nous a repris : nos sexes se sont rejoints, étroitement unis, nous avons basculé sens dessus dessous.
Je voyais par en dessous ton visage hiératique et souriant comme si tu savourais la pénétration que tu contrôlais. Je n’osais pas bouger par crainte de rompre ton enchantement.
Je sentais ma chair pénétrer en toi, et la tienne, humide et brûlante, l’envelopper doucement... jusqu’à ce que je sois tout en toi... tes yeux se sont grands ouverts, tes hanches ont commencé à bouger d’abord très lentement, puis de plus en plus vite, ta respiration s’est accélérée.
Je voyais sur ton visage la progression du plaisir vers la volupté suprême, mais je ne voulais pas me laisser emporter moi-même par son déferlement. Toute ma volonté tendait à te voir jouir et garder intactes toutes mes forces pour un nouvel et immédiat départ ?
Ta croupe s’est levée et baissée très vite pendant qu’une plainte s’échappait de tes lèvres... tu as crié mon nom, tes seins se sont pressés contre ma poitrine... mes mains sur tes reins t’avaient empêchée de te libérer en glissant de côté.
C’est moi qui ai commencé, puis tu t’es redressée, tes hanches ont recommencé à ondoyer... le plaisir est venue et nous a emportés.
 
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Qu’es-tu devenue, Rose ?
Un brin d’herbe, une fleur, un papillon, un insecte qui vole ou qui rampe au ras du sol ?
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Je te vois encore te lever, te pencher pour un léger baiser te me dire : “ Attends ! ”
La douche froide a dissipé la fatigue voluptueuse de la pensée et du corps...
Tu as mis tes bras autour de mon cou et tu as dit tout bas : 
- Tu me pardonnes ?
- Quoi ?
- Mes coups de griffes ?
Je t’ai serrée très fort contre moi en t’embrassant. Je t’ai appelée pour le première fois : ma petite panthère...
 
La nuit se termine. Reste encore avec moi, Rose ... aide-moi à me souvenir de notre première dînette d’amoureux... Oh ! Ce qu’on a pu rire en se donnant la becquée comme deux oiseaux...
 
 AOUT 1980.
 
 

LE REVE

 
 
Je m’en allais lentement, écoutant le bruissement de la mer sur les galets de la plage.
La lune allait se cacher derrière l’horizon et ses rayons parsemaient l’onde de mille paillettes d’argent...
- Du feu, s’il vous plait !
Je tendis ma cigarette à l’inconnu, un grand type maigre, pauvrement habillé, tête nue, les cheveux tout blanc et une barbe de plusieurs jours salissant son visage décharné.
D’une voix mal assurée il dit : “ Il fait bon, la nuit est si belle, on dirait même que la mer craint de rompre le silence et le calme qui enveloppent la terre...
J’aime la mer... Je l’aime lorsqu’elle est calme comme en ce moment, elle fait penser à un immense miroir où viennent se contempler les étoiles...
Je l’aime aussi lorsque les vents soufflent en tempête et la lancent avec rage à l’assaut des plages et des rochers.
J’aime la mer car elle est faite à l’image de la vie !
Elle nous prend par sa douceur, et sa beauté, nous attire, nous enchante, puis, d’un coup... elle se déchaîne, nous secoue, nous brise, nous engloutit à tout jamais ou bien nous vomit écrasés, épuisés sur un coin de terre quelconque.
Sa voix avait pris de l’assurance et, tout en parlant bas, sa diction était claire et prenante.
Voyez-vous, je ne sais pas pourquoi, mais je crois que vous me comprenez... vous êtes jeune et moi un vieux rêveur, un vieux fou qui a été toujours fidèle à mon rêve, la Beauté ! Et l’Amour ! ...
Utopie, chimère, idéal, rêve... O LIBERTE... que l’homme sont morts pour toi, combien d’autres t’ont trahie pour répondre aux appels de la Vie...
Puisque vous avez la patience de m’écouter, je vais vous conter quelque chose qui m’est arrivé, il y a très longtemps et que je n’ai jamais révélé à personne avant vous...
Comme je me taisais, il continua ainsi :
Luce dormait encore lorsque je suis sorti pour me retremper dans l’air frais du matin.
Je marchais d’un pas insouciant en pensant à son réveil et aux jeux que l’on aurait inventés pendant ce jour de fête qu’on avait décidé de passer tout seuls au bord de la mer, comme un couple de naufragés sur une île déserte. Plongé dans mes pensées, je n’avais pas trop regardé ni le paysage, ni le chemin, car je croyais ne pas pouvoir m’égarer, lorsqu’un obstacle surgit devant moi ! Une barrière à claire-voie comme les paysans en posent à l’entrée des enclos... Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais vue et, pensant m’être trop éloigné, je fis demi-tour pour rentrer... Impossible. Un abîme dont je ne pouvais apprécier ni la profondeur, ni la largeur qui venait de s’ouvrir à mes pieds. Et dans les mêmes instants deux murailles de granit s’élevaient, ne laissant libre que le bout du chemin qui me séparait de la barrière... Au-delà de celle-ci, je ne voyais rien qu’un épais brouillard. Malgré la peur qui me tordait les entrailles, j’allais franchir la claire-voie lorsque quelqu’un m’interpella :
- Où vas-tu ?
Surgissant de la brume, deux femmes ouvrirent le portail...
Elles étaient jeunes et belles toutes les deux, mais aussi différentes que le jour et la nuit. Celle qui était plus près de moi, grande, forte, ses lèvres souriantes découvraient une dentition blanche de jeune louve. Ses yeux noirs promettaient toutes sortes de choses douces et défendues...
Une cape de soie rouge la couvrait complètement, ne laissant rien voir de ses formes.
L’autre était plus petite et n’avait pour toute parure que ses longs cheveux. Les yeux grands et fort beaux étaient empreints d’une profonde tristesse. La bouche enfantine avait un pli amer et désabusé. Les seins petits comme ceux d’un adolescente impubère.
-Qui choisis-tu pour te guider au but de ton voyage ? Moi ou bien elle ?
En parlant, une lueur d’espoir brillait dans son regard, et ses lèvres s’étaient entr’ouvertes en un sourire très doux. Avant que je ne puisse répondre, l’autre partit d’un éclat de rire et, rejetant la cape au loin, découvrit à mes regards éblouis un corps aux formes parfaites, à la poitrine généreuse et ferme dont les bouts se dressaient comme des fleurs de bronze, appelant la chaleur des caresses et des baisers.
-Regarde ! S’écria-t-elle. Qui peut donner ce que je t’offre ? Avec moi, tu auras tout ce que tu pourras saisir, tu ce que tu pourras conquérir par la ruse et par la force. Tous les moyens te seront permis pour que tu puisses me vaincre, me posséder. Tu pourras même te servir d’elle, le violer, la vendre, la tuer si cela te paraît nécessaire pour arriver à tes fins.
En disant cela, elle tendait ses bras et son corps dans un geste de bacchante déchaînée qui s’offre à l’étreinte d’un faune.
Moi, je la regardais émerveillé et je sentais monter en moi une envie folle de la saisir, de la mordre, de la faire crier. Déjà, je me préparais à bondir sur elle, mais sa compagne cria :
-Regarde là-bas !
D’un coup, comme un voile se déchire et tombe, le brouillard disparut et une immense plaine jonchée de cadavres, grouillante de monde, apparut à mes yeux. Tout d’abord, je n’eus qu’une image confuse comme lorsqu’on regarde avec une lorgnette mal réglée. Mais, lentement, la vision se fit plus nette et je aperçus que cette foule était composée d’individus qui se battaient, s’écrasaient, se déchiquetaient... Je vis, par exemple, de véritables pyramides humaines gémir et crier de douleur sous le poids d’un seul homme, pour s’effondrer après un moment dans un nuage de sang, de membres, de corps désarticulés...
Mes cheveux se dressaient sur ma tête. Mon cœur se glaça d’épouvante. Je venais de me reconnaître dans un de ces pantins qui se battaient. Les yeux hagards, le visage dur, bouche tordue par un rictus de haine, debout sur un agonisant qui, mordant la poussière, essayait vainement de se relever en s’arc-boutant sur ses mains et ses genoux. J’en tenais un autre à la gorge pendant que, derrière moi, on se préparait à m’attaquer.
- Voilà ce que tu seras si te laisses convaincre !
La voix m’arracha à l’abominable spectacle. Je tournai mon regard vers celle qui avait parlé. Ses grands yeux me fixaient. Son sourire sur ses lèvres était plein d’une incommensurable souffrance.
-Choisis ! Si tu viens avec moi, je ne te promets rien ! Tu pourras comme beaucoup d’autres me quitter, ma trahir, me bafouer, me vendre pour elle ! Si tu me suis, je te conduirai là-haut ! Et d’un geste, elle m’indiqua le sommet d’une montagne qui s’élevait loin, à moitié cachée par les nuages qui couvraient l’horizon.
-C’est loin ? Dis-je machinalement.
-Oui, c’est loin, très loin, et peu d’êtres humains y arrivent ! Veux-tu venir, Lorsque tu seras arrivé, tu n’auras plus d’illusions, plus d’espoir, plus de foi. Tu te sentiras léger, tranquille. Tu regarderas tes semblables se battre et tu n’éprouveras pour eux qu’un immense pitié ou un profond mépris !
-Mais qui êtes-vous ?
-Qui sommes-nous ? Oui, c’est vrai, tu ne nous connais pas encore ! Elle, c’est la Vie. Ceux que tu as vus se battre sont ceux qui veulent jouir d’elle !
-Et toi ?
-Moi, j’ai plusieurs noms. Je m’appelle l’Idéal, l’Utopie, le Rêve. Je suis l’éternelle CHIMERE. Chacun me donne le nom qui lui plaît et me suit comme il le veut, car je me nomme aussi LIBERTE !
En silence, indécis, je regardais les deux femmes sans me résoudre au choix. Celle que l’on nomme la Vie était tout près de moi. Elle était grande, très grande. En se penchant légèrement, elle caressa mes lèvres avec les tétons bronzés de sa poitrine, caressa sa hanche à la peau brûlante et douce, et glissa, légère, vers son sexe. Mais mon regard se dirigea vers l’autre. Ses yeux étaient toujours tristes, son sourire plus doux. Voyant que je la regardais, un flamme empourpra son visage, et elle murmura :
- Alors, as-tu choisi ?
Et, d’un seul bond, je fus près d’elle, la serrant dans mes bras.
- Tu es à moi, et je t’appartiens pour toujours !
Ses lèvres prirent ma bouche. Ses yeux se fermèrent sous l’emprise du plaisir.
Quand je les ouvris, Luce m’embrassait en disant :
- Réveille-toi, Chéri, le déjeuner est prêt !
J’avais alors quatorze ans. Depuis deux mois Luce était ma maîtresse.
Il se tut un moment, puis il ajouta en se levant :
- Il y a de cela cinquante ans. Jamais je n’ai conté mon rêve à personne ! Et malgré toute une vie, il est toujours présent dans ma mémoire comme si je venais de me réveiller. Je suis seul depuis longtemps déjà. Mon voyage s’achève. Adieu !