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Les Gimenologues
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Premiers extraits choisis de Ecritures de la Révolution et de la guerre d’Espagne
Ariel Camacho : « La mémoire de ma mère »

Pour eux et pour elles et leur monde égalitaire – mal enfouis dans les fosses communes de l’oubli – afin que ne se propagent pas les séquelles de la déroute à travers l’ignorance ou le dénigrement, on raconte leur histoire pour que la mémoire partagée puisse circuler entre nous vive et active.

Pere López Sánchez, Rastros de Rostros en un prado rojo (y negro), Barcelone 2013
Voir sur cet ouvrage l’un de nos articles : http://gimenologues.org/spip.php?article602

Nous citons ci-dessus l’un de ces historiens « petit-fils de », qui narre à partir du fil ténu des dits – et surtout des non-dits – la vie vagabonde de son abuelo, immergée dans l’un des quartiers populaires de Barcelone où battait le coeur de la révolution sociale des années trente.

Voilà une belle occasion d’ouvrir encore et toujours « les fosses communes de l’oubli » que nous offre l’ouvrage collectif Ecritures de la Révolution et de la guerre d’Espagne, riches de récits personnels et d’archives privées. [1]

Nous avons été particulièrement attirés par le texte d’Ariel Camacho : « La mémoire de ma mère », Antonia Fontanillas Borrás, disparue en 2014 :

"Pas la mémoire de sa personne dont elle n’avait que faire, il s’agit de tout autre chose. Sa « mémoire », c’est-à-dire, tout ce qu’elle avait accumulé de documents d’archives sur notre famille anarchiste mais aussi sur l’anarchisme. Toute cette « mémoire » avait été rangée pendant des décennies sur les étagères fabriquées de bric et de broc qui s’accrochaient comme des lierres aux murs des deux chambres et de l’entrée du 4 rue Jean-Macé à Dreux.
[...]
Dans son exil en 1953, ma mère avait réussi à emporter quelques livres et l’ex-libris de son père [José Fontanillas Rión] qu’elle conservait comme une relique, ainsi que des photos de presse collées sur des petits bouts de cartons, découpées par son père dans les journaux d’époque. [...]. Mon grand-père et ma mère avaient trois obsessions en commun : transmettre la mémoire orale, la mémoire des écrits et sortir de l’oubli celles et ceux qui avaient sacrifié leur vie à « l’idéal anarchiste ». Sur ce dernier point, ma mère était allée beaucoup plus loin que son père."

Voilà une fille, mère et grand-mère pas ordinaire, experte en l’art « de faire vivre une bibliothèque ». Elle a tenu à retrouver, organiser, conserver et diffuser documents, textes et photos témoignant de l’engagement libertaire de ses ascendants et de leur communauté de combat, tout en s’impliquant elle-même dans la lutte sociale. Et elle a fait en sorte, comme le raconte Ariel, que tout ce « trésor » lui survive dans les meilleures conditions possibles :

"Lors de nos nombreuses conversations, à ce propos, je m’étais engagé à ne rien jeter et à distribuer ses archives dans différents centres d’archives en Europe. Elle craignait toujours que je jette à la benne, par inadvertance, des papiers importants. C’était son trésor. Textes, manuscrits, lettres, articles, tout est annoté, trié et recueilli dans des boîtes énonçant sur leur tranche le contenu. Mises en garde, commentaires de sa main et écrits au présent, en tête de page, ou bien sur des feuilles volantes me rappellent, à chaque fois, cette volonté de sa part, de ne rien laisser sans instruction. Ce n’était pas par méfiance, mais plutôt pour m’aider quand je ne pourrais plus entendre ses réponses à mes questions."

Antonia avait donc une « hérédité chargée » : au début des années 1900 son père avait bien connu Teresa Claramunt, une ouvrière du textile, pionnière du féminisme anarchiste, et grande amie aussi de sa grand-mère maternelle Francisca Saperas y Miró (1851-1933). Francisca participa au groupe anarcho-communiste de Gracia avec Martín Borràs Jover, cordonnier anarchiste et premier directeur du journal Tierra y Libertad, qu’elle épousa en 1869, et dont elle eut cinq filles. Elle distribuait les journaux anarcho-communistes et participait aux réunions du groupe. Son nom apparaît parmi ceux des vingt-huit « ouvrières et mères de famille » qui signèrent un manifeste de protestation contre l’avortement que subit une femme de Madrid après une perquisition policière. La maison de Martí et Francesca fut un lieu de refuge permanent pour ceux qui en avaient besoin, notamment les Italiens et les Français de passage. Antonia Fontanillas évoquait d’ailleurs de possibles conversations entre Malatesta et son grand-père lors du premier voyage en Espagne de l’anarchiste italien à l’automne 1875. Il était venu avec d’autres pour tenter de libérer Charles Alerini, communard de Marseille et membre de l’Internationale, emprisonné à Cadix. Voilà qui donne une idée de l’ampleur et de l’activité des réseaux internationaux anarchistes des années 1880-1890.

Ariel Camacho, fils de Diego Camacho (nom de plume : Abel Paz) mais élevé par Antonio Cañete, se retrouve à la fin du franquisme « mis en présence » de la famille Saperas-Borrás dans le quartier du Raval, l’un des lieux emblématiques de la Barcelone des « parias » particulièrement bombardée de 1937 à 1939, et criminalisée depuis le XIXè siècle :

"J’avais décidé d’accompagner mes parents pour leur premier voyage de retour en Espagne, en août 1977. La mélancolie de l’exil avait cédé la place à l’exaltation de pouvoir mettre des images réelles sur les lieux emblématiques de toute cette mémoire dont ma mère et mon père Antonio m’avaient abreuvé pendant tant d’années. La montée de l’escalier vers l’appartement de mes grands-parents au deuxième étage du 32 rue Robador, à Barcelone, c’était comme gravir une montagne de souvenirs qui se bousculaient. On venait là dans un but très précis : retrouver les lettres et les cartes postales de l’oncle de ma mère, Octave Jahn, conservées, depuis les années 20, dans une boîte toute en longueur, en bois laqué de couleur grenat et décoré de feuillage japonisant doré. La boîte était cachée dans une espèce de faux grenier qui donnait dans la pièce principale. Ma mère me parlait souvent de son oncle Octave car sa vie était digne d’un roman d’aventure. Cet oncle avait connu mon arrière-grand père Martín Borràs, à Barcelone, au printemps 1889. [...] Il était l’un des premiers anarchistes catalans ayant contribué à promouvoir le communisme libertaire, dans les années 1880, au sein des anarchistes espagnols de la Première Internationale."

Octave Jahn et Martín Borràs [2]. ont été les détonateurs de cette vocation tardive d’« historienne amateure » chez Antonia, nous dit Ariel :

"Sa vie d’ouvrière et de militante anarchiste occupait tout son temps. Le présent l’emportait car la lutte, jusqu’à la mort de Franco le 20 novembre 1975, était la priorité. L’heure de la retraite venue, ma mère a écumé les centres de recherche historique sur la guerre d’Espagne de Salamanque à Amsterdam. Elle a frappé aux portes des bureaux d’état-civils des mairies pour retrouver tel acte de naissance ou de décès notamment de son oncle Octave Jahn. Recherchées aussi maintes fois, les traces d’une photo de Martín Borràs à travers les archives de Barcelone mais en vain : rien. On ne connaîtra jamais le visage de cet homme qui a marqué à jamais sa petite-fille."

Nous nous sommes aussi laissés embarquer dans l’histoire forte, triste et passionnante de cette famille dont le parcours se conjugue intimement avec celui des premiers groupes d’affinité anarchistes catalans, mieux connus désormais – entre autres – grâce aux travaux publiés par Fran Fernández Gómez de Barcelone [3]. [4]
Car Fran puisa abondamment dans le trésor d’Antonia Fontanillas, au grand plaisir de cette dernière, si l’on en juge par la photo de 2011 ci-dessous.

« Ma mère et moi, on s’est souvent entre-aidés dans notre travail surtout depuis que j’ai commencé à réaliser des films documentaires, au début des années 90 » nous apprend Ariel. C’est à elle que je dois le témoignage d’Antonio Ortiz, le dernier survivant du groupe Nosotros." [5]

Voilà un exemple émouvant et précieux de " mémoire partagée ". Nous serons plus qu’attentifs aux suites qu’elle aura :

"Rangés derrière moi, sur les étagères, des écrits de ma mère parus depuis 1937. Son premier article, à 20 ans, en pleine révolution espagnole intitulé : « La propagande par l"exemple » jusqu’aux dernières liasses de feuilles manuscrites constituant ses Mémoires. Des heures de cassettes enregistrées avec une dédicace : « Recuerdos de mi vida y nuestra vida a mi hijo Ariel » que je n’ai pas eu la force d’écouter jusqu’à présent. J’espère que je trouverai le temps, la force nécessaire pour écrire une anthologie de tous ces textes."

Les Giménologues, 18 février 2019.