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Les Gimenologues
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Chapitre 33 . Conchita, Asumpcion, Rosita .

Quand nous retournâmes à Farlete où nous reprîmes la vie de château, de vraies vacances, agrémentées parfois de promenades nocturnes chez les gens d’en face, nous attendaient.

Quand nous retournâmes à Farlete où nous reprîmes la vie de château, de vraies vacances, agrémentées parfois de promenades nocturnes chez les gens d’en face, nous attendaient.
Une chance insolente paraissait nous accompagner, mes deux amis et moi. Nous rentrions toujours de nos expéditions sans perte, et parfois avec des prises de guerre, armes d’origine allemande ou italienne. Une fois, nous ramenâmes avec nous quatre jeunes gens. Nous étions partis avec un jeune Espagnol, originaire des environs de Saragosse, avec pour mission de reconnaître la position et la force d’une concentration d’artillerie qui avait été signalée au Q.G. Tout se déroula bien, sauf une anicroche : le jour nous surprit sur le chemin du retour. Nous n’avions d’autre recours que de nous cacher et attendre la nuit. Notre guide nous conduisit sur un petit plateau recouvert de thym, de romarin et de genêts ; au loin, nous apercevions les toits d’une ferme. Le copain nous dit qu’il désirait aller embrasser sa mère qui vivait dans une des maisons que l’on voyait et qu’il serait de retour à la nuit. Il nous quitta après s’être débarrassé de son lourd armement : fusils et grenades.

Jamais journée ne me parut si longue : tous nos sens étaient en alerte. Le moindre bruit, l’ombre d’un oiseau nous faisaient sursauter. Nous avions les nerfs tendus à craquer. Mais tout restait calme. Le soleil continuait sa course, trop lente à notre gré, vers le zénith. L’après-midi se passa un peu mieux, au moins pour moi, car après avoir mangé quelques biscuits et vidé ma gourde, je m’étais endormi. À mon réveil, le soleil était bas, au couchant. La journée s’achevait. Bientôt, nous pourrions reprendre notre marche. La nuit recouvrit la terre de ténèbres. Déjà plus rassurés, nous décidâmes d’attendre une heure notre camarade avant de nous mettre en route. Nous allions partir lorsqu’il arriva, mais il n’était pas seul : quatre adolescents, des garçons, l’accompagnaient, chargés de baluchons. Notre guide nous expliqua qu’ils désiraient passer chez nous et qu’ils étaient des parents à lui. Avant l’aube nous étions de retour à notre base. Ce ne fut que le lendemain que nous eûmes la surprise de voir notre guide se promener, fier comme Artaban, au bras d’une superbe fille qu’il nous présenta comme étant sa femme.

Il y avait également trois autres jeunes filles, plus jeunes : deux belles-sœurs et une cousine. Les quatre jeunes que nous avions pris pour des garçons étaient en réalité des femmes : il ne nous avait pas dévoilé leur sexe par peur que nous refusions de les emmener, vu les dangers que nous pouvions rencontrer sur notre chemin. On fêta la réussite de son plan en riant de la ruse et de notre ingénuité car aucun de nous n’avait eu de doutes sur la véritable identité de nos compagnons de la dernière heure.
On devint vite inséparables. Une étrange amitié naquit entre nous, faite de tendresse, de confiance, et pour nous, de respect pour leur jeunesse. Nous nous efforcions, dans nos propos et dans nos gestes, de ne pas les troubler, ni de leur faire croire qu’elles étaient, à nos yeux, des femmes : nous les traitions comme si elles avaient été des gamines. Conchita, Asumpción, Rosita. 16, 18, 19 ans.
Dès les premiers jours, nous avions pris en commun une décision : les petites ne devaient être pour nous que des copines, des jeunes camarades. Nous nous étions juré de ne pas profiter de l’attachement qu’elles nous manifestaient avec une spontanéité vraiment touchante, surtout depuis que Francisco, leur beau-frère et cousin, accompagné de sa femme Pilar, avait rejoint son unité. Elles nous attendaient parfois la nuit entière. Quand nous étions de service, elles nous suivaient aux séances d’entraînement, se forçant à nous suivre dans les mêmes exercices que nous avec une telle volonté que bientôt elles surent se servir d’un fusil ou d’un pistolet, lancer des grenades et se faufiler en rampant au travers des buissons.

Autant, durant les heures de travail, elles étaient calmes, sérieuses et appliquées, autant dès que l’entraînement était terminé et que l’on prenait le chemin du retour, elles devenaient gaies et moqueuses, riant de tout et de rien. Elles se chamaillaient entre elles pour avoir le plaisir de se blottir contre nous en nous appelant au secours dans leurs querelles pour rire.

Combien de fois nous sommes-nous promenés autour de Farlete ou Pina ? Parfois, Otto, Ritter ou Mario se joignaient à nous. Elles les assaillaient de questions sur leur pays, leur famille. Ils répondaient en riant et parfois ils se moquaient d’elles, surtout Mario. Une fois, je ne me souviens plus laquelle lui demanda comment il s’appelait. Mario répondit : “ Niña, je ne m’appelle pas. Les gens, quand ils ont besoin de moi, m’appellent Mario. ” Une autre fois, nous discutions sur la sincérité des opinions politiques d’un copain. Mario, après avoir écouté en silence notre argumentation, sortit de sa musette une bouteille soigneusement bouchée et nous demanda ce qu’elle contenait. Son étiquette mentionnait “ Cognac ” avec trois étoiles. La bouteille paraissait neuve. Le bouchon effleurait à peine le goulot et nous répondîmes : “ C’est du Cognac. ” Sérieux comme un pape, il déboucha le flacon et le tendit aux filles en disant : “ Honneur aux dames, goûtez les premières. ” Conchita, plus rapide, s’en empara et le porta à ses lèvres.

“ C’est de l’eau ! s’exclama-t-elle.
– Oui, c’est de l’eau. Voyez-vous, les hommes sont comme cette bouteille. D’abord elle a contenu du Cognac, puis du vin et à présent de l’eau. L’étiquette est restée, mais on aurait pu la changer. Les hommes, c’est pareil. Ils changent au cours de leur vie. Certains révolutionnaires d’aujourd’hui seront conservateurs demain si leur condition économique a changé. Les uns changeront d’étiquette, d’autres de contenu idéologique si leur intérêt personnel est en jeu. On ne peut pas dire qu’un individu a été ou non fidèle à son Idéal premier avant qu’il ne soit mort. C’est à ce moment seulement que l’on pourra voir s’il a trahi ou respecté ses idées car on saura comment il a vécu. Parmi la faune humaine, il y a un genre très dangereux pour les classes ouvrières et paysannes : l’homme politique. L’homme politique de gauche, celui qui nous demande notre appui pour conquérir le pouvoir et qui, lorsqu’il arrive à s’asseoir au gouvernement, oublie les promesses et devient le défenseur le plus ferme des privilèges qu’il combattait naguère. Un prolétaire qui milite dans un mouvement révolutionnaire pour conquérir son droit à une vie plus aisée, s’il a la chance de devenir patron ou rentier, se transforme en bourgeois conservateur.

“ Les partis politiques suivent le même chemin : républicains, socialistes, communistes, dès qu’ils deviennent majoritaires et prennent la direction d’un pays, oublient leur finalité première pour devenir les plus durs défenseurs d’un régime qu’ils combattaient lorsqu’ils étaient en dehors de l’équipe dirigeante. Mussolini, socialiste, pressé de prendre le pouvoir, se vend au capitalisme et, grâce à la veulerie des élus du peuple, impose sa dictature en Italie. Léon Blum, socialiste à la tête du gouvernement français, fait voter la loi de non-intervention mais permet à Hitler et à Mussolini d’envoyer leurs armées en Espagne. Le pouvoir corrompt les hommes et les Idées. Le socialisme de Jaurès n’est pas le même que celui de Blum. Les républicains de La Commune n’ont pas les mêmes buts que ceux de la Troisième République. Les révolutionnaires se transforment en farouches conservateurs ou réactionnaires. Les paysans et les ouvriers doivent leur arracher, bribe par bribe, leurs droits au bien-être et à la Liberté. Kropotkine, Reclus, Pietro Gori ont renoncé aux privilèges de leur classe pour défendre et propager cet Idéal d’égalité et de liberté totale que nous essayons de réaliser, ici. ”

Mario aimait parler. Pendant quinze ans, il avait réfléchi dans une cellule de prison. Il se rattrapait de trois lustres de silence et nous l’écoutions sans rien dire car ses paroles avaient une étrange résonance au fond de nous-mêmes.

J’ai dit qu’il aimait parler. C’est vrai, mais seulement lorsqu’il était sollicité. Nous aimions l’inciter à nous développer ses idées, ses points de vue, sa façon de voir et de résoudre certains problèmes sociaux. Une fois, je ne me souviens plus qui affirma que les différences sociales existeraient toujours même si on instaurait une société plus libre. Un manœuvre serait inférieur, économiquement parlant, à un ingénieur, les besoins et la culture n’étant pas les mêmes. Avec l’aide de quelques copains, j’essayai de réfuter ses arguments en réclamant le droit à la plus stricte égalité, mais mon adversaire trouvait toujours de nouveaux raisonnements pour me contrer. J’allais me déclarer vaincu par sa dialectique lorsque Mario, qui nous avait écoutés sans souffler un mot, se leva et dit :
“ Camarade, chacun est libre de penser ce qu’il veut. Tu es un intellectuel, tu as fait des études. Ici, nous sommes tous des gens du "peuple" (peones), bergers, ouvriers, paysans ; pas beaucoup d’entre nous savent lire et écrire. Tu parais plus intelligent à leurs yeux car tu es plus instruit. Permets-moi de te dire que tu es moins nécessaire à l’humanité que le berger qui chaque matin t’apporte le lait pour ton déjeuner. La structure de la société est la même que celle des temps préhistoriques. Elle est basée sur la force qui était nécessaire pour la survie de l’espèce. Au fil des siècles, au fur et à mesure que la conscience et la connaissance se sont développées, pour consolider la puissance du chef des guerriers, on créa la puissance religieuse et pour finir on étaya le tout par le plus corrosif des poisons psychiques : l’argent et son corollaire, la propriété privée. Lentement, au cours des siècles, l’Humanité a progressé : l’esclave des premiers âges a été remplacé par le salarié.

“ Au temps de l’empire romain, le rêve de l’esclave était de pouvoir se racheter et redevenir un homme libre. Aujourd’hui, celui du prolétaire est de gravir les échelons de l’échelle sociale. Si ce n’est pas pour lui-même, c’est pour sa progéniture. Un manœuvre rêve que son fils devienne ouvrier, celui-ci que son enfant soit un jour employé de bureau ou instituteur. Tous les partis politiques dits révolutionnaires clament qu’ils veulent renverser cette échelle, la retourner sens dessus dessous. Moi, je me bats, ne vous en déplaise, non pas pour la retourner, mais pour la coucher bien à plat pour que tous ses échelons soient sur le même plan. Oui, sur le même plan, car je trouve aberrant que les métiers les plus utiles, ceux dont personne ne peut se passer, soient les plus méprisés, les moins considérés. Que les classes qui ne produisent rien, celles qui sont aujourd’hui tout en haut de l’échelle sociale et dont l’utilité est artificiellement créée, dominent et écrasent toutes les autres.

“ L’Humanité n’a pas besoin, pour vivre et prospérer, de banquiers, d’avocats, de militaires, de policiers. Elle a besoin d’agriculteurs, de mineurs, d’ouvriers d’abord et ensuite d’ingénieurs, de chimistes, de physiciens. Depuis des millénaires, la lutte s’est engagée entre les tenants du pouvoir et les parias qui triment pour que l’humanité avance vers la Justice, l’Égalité et l’Amour entre tous les individus. Même le christianisme, à ses débuts, était communautaire : les riches convertis devaient donner leur fortune à la communauté. Au fur et à mesure qu’elle s’est développée, qu’elle a pris assez de force pour prendre le pouvoir, elle s’est corrompue et aujourd’hui, avec sa puissance spirituelle basée sur l’ignorance des masses, freine la progression des hommes vers la Liberté.

“ Pourquoi toutes les philosophies, toutes les révolutions motivées sur le Droit à l’égalité, à la justice et à la liberté des individus ont-elles échoué ? Pour une raison très simple : on a toujours essayé de combattre ‘ les faits ’ sans en rechercher et éliminer ‘ les causes ’. Cette cause s’appelle Propriété et son virus est l’argent sous n’importe quelle forme : métal ou chiffons de papier. Tant que l’on n’aura pas aboli la propriété, qu’elle soit individuelle ou d’État, il n’y aura ni justice ni égalité entre les hommes. Je me bats pour une Société où seul le travail de chacun aura de la valeur et permettra à tous de vivre libres et égaux. Nous sommes tous, depuis notre plus jeune âge, habitués à penser, non pas à ce qui est le plus utile à la vie mais à ce qui nous rapportera le plus d’argent pour nous permettre de satisfaire nos désirs ou tout simplement pour mieux vivre. Pour arriver à la richesse, tous les moyens sont bons : l’assassinat, le vol, la prostitution, l’escroquerie. La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui est une jungle et nous nous prétendons civilisés. Nous ne le serons vraiment que lorsque chacun pourra choisir, dans les métiers nécessaires à la collectivité, celui qui lui plaira le plus en sachant que cela lui permettra de vivre sa vie en pleine liberté étant l’égal de tous les autres. ”

Ainsi parlait Mario. Nous l’écoutions en approuvant ses idées. Parfois, un des présents lui portait la contradiction, davantage pour l’inciter à développer son raisonnement que pour réfuter ses arguments. En effet, ses paroles évoquaient pour nous la réalisation d’un monde où la misère et les inégalités sociales seraient exclues.
Beaucoup plus tard, en abattant les taillis des bords de la Vézère, j’ai pensé à mon ami et j’ai reconnu que, comme un bûcheron, il avait débroussaillé mon cerveau, l’avait patiemment nettoyé de toutes les ronces qui étouffaient le désir de liberté qui anime la jeunesse et qui nous poussait à la révolte, souvent aveugle et inconsciente contre l’injustice sociale.


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