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Les Gimenologues
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Chapitre 9 . Los Gorros Negros .

Berthomieu, fatigué, comme nous tous, par la monotonie de nos patrouilles pendant lesquelles nous n’arrivions presque jamais à intercepter l’ennemi, décida de pousser une pointe de l’autre côté du fleuve et d’y établir une tête de pont.

Berthomieu, fatigué, comme nous tous, par la monotonie de nos patrouilles pendant lesquelles nous n’arrivions presque jamais à intercepter l’ennemi, décida de pousser une pointe de l’autre côté du fleuve et d’y établir une tête de pont. Ce fut un véritable pique-nique ; on s’installa autour de la maison de Manuel. Tant que dura le jour, on creusa à tour de rôle, pour élargir et approfondir les sillons qui, autour de la maison, délimitaient les champs et les vignobles ou qui servaient à l’arrosage. On avait agencé ces tranchées de façon à nous permettre la position de tireur à genoux. Quand la nuit fut tombée, nous partîmes par petits groupes nous promener dans toutes les directions pendant deux ou trois heures.

Certains d’entre-nous poussèrent jusqu’aux maisons de Quinto de Ebro, mais sans rentrer dans le village. En revanche, ils visitèrent les poulaillers et nous rapportèrent des poulets et des œufs. Ma mémoire a noté ce détail car il fut à l’origine de la perte, par le groupe, d’une de nos camarades : nous eûmes le chagrin de perdre Simone Weil, qui se brûla avec de l’huile bouillante en voulant faire des œufs sur le plat pour le déjeuner. On l’évacua sur Barcelone et de là elle rentra en France. Elle était restée, à peu de choses près, environ un mois avec nous.

Un jour ou deux après son accident, on nous donna l’ordre de rentrer sur Pina. Le temps passait, on ne nous appelait plus “ los internacionales ” mais “ los del gorro negro ”. Dans les centuries, on avait adopté comme couvre-chef un béret, qu’on appelle en français je crois “ bonnet de police ”. Quand on le portait sur la tête, il avait la forme d’une barque renversée. Les espagnols les faisaient faire à la couleur qu’ils préféraient. Il y en avait qui étaient façonnés avec des étoffes multicolores. Louis nous conseilla de les faire faire tout noir, car une couleur claire pouvait nous trahir la nuit. Habillés d’un blouson serré à la ceinture et d’un pantalon, le tout de couleur sombre, le bonnet noir sur la tête, nous étions invisibles dès que le soleil se couchait et que nous commencions à nous faufiler entre les touffes de romarin et de genêt des terrains incultes ou des vignobles, oliveraies et vergers de la campagne aragonaise.

Une des opérations à laquelle j’ai participé avait pour objectif d’ouvrir une vanne et d’en fermer une autre pour que l’eau d’arrosage arrive à la “ huerta ” de Pina. Les écluses se situaient loin derrière les lignes ennemies. Nous étions douze à participer à l’expédition. Chacun portait, en plus de ses armes, une petite musette de ciment spécial. Louis Berthomieu nous accompagnait. Les écluses n’étaient pas gardées : on fit le travail proprement. On ferma la vanne qui était ouverte et un spécialiste de ce genre de travaux bloqua le tout avec du ciment. Moi, je faisais le guet à une certaine distance du groupe de travailleurs et je ne sais pas comment ils exécutèrent leur boulot. Après nous être éloignés à bonne distance des écluses, nous tînmes un bref conciliabule. Étant donné le temps qui nous restait avant la levée du jour, nous ne pouvions pas suivre le même chemin qu’à l’aller. Nous décidâmes de prendre la voie la plus courte, droit devant nous. Le front n’était pas continu : il se présentait sur la carte comme une ligne en pointillés dont les points étaient séparés par des espaces plus ou moins importants selon les accidents du terrain.

Après une heure de marche relativement rapide, Louis nous fit signe de nous arrêter : nous étions au pied d’un mamelon. Avec des gestes, il nous fit comprendre ce qu’il fallait faire, puis il commença à escalader la pente en rampant, avec cinq copains déployés derrière lui. Les six derniers, dont je faisais partie, devaient entreprendre l’escalade cinq minutes après si tout restait calme.
Le jour pointait, on commençait à voir, au loin, se dessiner les sommets des monts de la Sierra d’Alcubierre. On avait franchi la moitié de la côte, lorsque Louis nous appela à voix basse : “ Vite, montez ! ” Ils avaient surpris les phalangistes endormis ; celui qui était de garde, assommé par un coup de crosse, n’avait pas fait “ ouf ! ”. Les autres ne s’étaient même pas réveillés : les navajas et les poignards seuls avaient opéré. Le poste avait la forme d’un croissant. On avait aplani le sommet de la petite colline de façon à lui donner l’apparence d’un carton à chapeau d’à peu près un mètre de profondeur et quatre ou cinq de diamètre. Des corps étaient allongés le long de la paroi : ils paraissaient dormir. On se chargea de l’armement du poste : six fusils, une mitrailleuse, un pistolet et avec les munitions on était plus chargé au retour qu’à l’aller. Une fois hors de vue des positions adverses, je m’aperçus que Berthomieu regardait souvent sa montre ; lui ayant demandé la raison, il me répondit que la charge de dynamite devait sauter deux heures après la mise à feu et qu’il allait être le moment de bien ouvrir les oreilles si on voulait entendre l’explosion. Quelques minutes après, on entendit, presque en même temps, une détonation, assourdie par la distance, et les “ Qui va là ? Halte ! ” de nos avant-postes.

L’eau coulait dans les canaux d’arrosage quand nous arrivâmes à Pina. Nous étions épuisés, notre randonnée avait duré presque vingt heures ; la Madre m’apporta mon souper au lit. On repassa le fleuve quelques jours plus tard, mais cette fois par ordre du Q.G. Notre mission consistait à tirer sur l’ennemi et immobiliser une partie de ses forces pour faciliter une avance de la colonne vers Saragosse. Nous n’étions pas une formation régulière : notre travail consistait à foncer sur un objectif, frapper et décrocher aussitôt, mais “ à la guerre comme à la guerre ”, il fallait y aller malgré notre peu d’enthousiasme pour les combats de tranchée. Berthomieu, Ridel, Carpentier et moi, plus quelques autres qui se trouvaient au P.C. lorsque l’ordre arriva, décidions de passer le Rio en plein jour : si on nous voyait, tant mieux. Les troupes stationnées à Quinto viendraient nous attaquer ou ne quitteraient pas leurs positions et nous attendraient. De toutes façons, elles n’iraient pas au secours de celles attaquées par les unités républicaines ; ainsi, notre but serait atteint, notre mission accomplie.
J’ai dit que Berthomieu, Ridel, moi et quelques autres avions décidé de la façon d’exécuter notre mission. Il ne faut pas croire que je faisais partie de l’état-major du groupe (en fait, il n’y avait pas d’état-major). Quand il fallait entreprendre une opération quelconque, on en discutait entre nous, chacun donnait son idée, on en gardait la meilleure ou celle qui nous semblait comme telle, ou alors on faisait une synthèse des différentes propositions. Depuis sa formation, le groupe avait décuplé ses effectifs. Nous étions un peu plus de cent. Avec les quelques Espagnols de Pina qui se joignirent à nous, c’est une compagnie de cent vingt hommes qui passa le fleuve ce matin-là, entre neuf et dix heures. Manuel, qui connaissait tous les replis du terrain comme sa poche, puisqu’il y était né et y avait grandi, nous avait suivis. Le garçon avait un peu le cafard depuis le départ de Simone : il était son grand ami et elle disait de Manuel qu’il était beau comme un dieu grec. Tout se passa sans anicroche au début. Ce fut la deuxième nuit que les choses se gâtèrent.
La sentinelle, ayant perçu des bruits suspects, nous alerta. En silence, nous nous précipitâmes à nos postes. Il faisait noir comme dans un four, le ciel était couvert. En d’autres occasions, j’aurais été content que la lune se lève tard ou même pas du tout. Mais, cette fois, la blonde Phébé me manquait drôlement. On avait tendu un fil de fer barbelé à une cinquantaine de mètres de notre ligne de défense, caché par des herbes assez hautes, pour y accrocher des boîtes de conserve et des petites clochettes que Manuel avaient rapportées de la ville. Mais je craignais que l’avant-garde n’évente le piège, et dans ce cas elle pouvait arriver sur nous avant que l’on puisse l’apercevoir et trop près pour pouvoir l’arrêter avant qu’elle n’arrive dans la tranchée. Notre tête de pont avait la forme d’un trapèze dont la ferme aurait été le centre du sommet et la berge du fleuve la base.

Berthomieu nous avait assigné nos places : cinq hommes à l’intérieur avec la mitrailleuse, vingt à droite et autant à gauche des bâtiments. Une soixantaine devait défendre nos flancs, les autres restaient en réserve pour aller renforcer les points les plus touchés en cas d’attaque. Nous avions, en plus de la mitrailleuse, huit F.M. et quelques caisses de grenades “ Lafitte ” de fabrication française et notre armement individuel : fusil, pistolet, poignards et “ navajas ”. Crispés, seulement trahis par quelques légers craquements de brindilles écrasées, on attendait, essayant de percer les ténèbres pour découvrir cet ennemi invisible dans sa lente et silencieuse progression. Fauves en chasse, espérant surprendre au gîte d’autres fauves qui, à leur tour, tapis dans leur trou, les attendaient, ayant senti le danger.

Hommes en face d’autres hommes, les uns défendant des principes, des idées, des croyances vieilles de plus de deux mille ans... les autres se battant pour que l’ignorance, l’exploitation de l’homme par l’homme, les privilèges de classe disparaissent, pour que la Justice, la Liberté, l’Égalité, l’Amour règnent enfin sur l’humanité entière. Qui avait raison ? Les défenseurs du passé ? Ou ceux qui se battaient pour le futur ? Les combattants du présent ou ceux de l’avenir ?
D’un coup, des sonnettes tintèrent, mais le son du métal fut immédiatement étouffé par un cri qui sortit des ténèbres, déchirant la nuit : “ ¡ Adelante... Arriba España ! ” Une ligne d’éclairs s’illumina devant moi, immédiatement suivie par les claquements secs des fusils, l’explosion des grenades et les pétarades des F.M. mêlées aux sifflements des balles. Feu ! Le bruit devint assourdissant. L’âcre odeur de la poudre brûlée nous saoulait. Affinenghi à ma droite, debout, vidait le chargeur de son F.M., s’accroupissait, rechargeait et de nouveau se redressait pour continuer son œuvre de mort comme s’il faisait une démonstration de tir. Puis, je vis les éclairs diminuer, les détonations s’espacèrent et le silence de nouveau régna dans la nuit. Dans la pièce où il y avait la mitrailleuse et qui servait de P.C., tout était sens dessus dessous : une grenade avait éclaté à 1’intérieur et personne n’avait été blessé. C’était un vrai coup de chance.

Je retrouvai Berthomieu, Ridel, Carpentier, Mendoza (un Cubain), et Otto (un Allemand) venus, comme moi, au rapport : les pertes étaient légères, pour parler en jargon militaire, un mort et deux blessés légers qui pouvaient continuer à se battre. Louis nous donna pour consigne de rester sur nos gardes, car il s’attendait à une deuxième tentative plus importante que la première, et il nous dit qu’il faudrait tenir jusqu’au dernier homme. Je me souviens d’avoir dit à Ridel en sortant : “ Pourvu que la deuxième vague ne soit pas un raz de marée. ” Il me répondit : “ Bah ! On ne meurt qu’une fois. ” On reprit nos places, tous les copains étaient contents. On avait repoussé l’ennemi une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter en si bon chemin : s’ils revenaient, ils seraient bien reçus. Je crois que s’il y avait quelqu’un qui craignait un éventuel retour de nos adversaires, c’était bien moi.

Une dizaine d’hommes était sortie de la tranchée pour aller récupérer les armes et les munitions sur les morts laissés sur le terrain. Leur récolte nous rendit un réel service : ils rapportèrent des fusils, des grenades et pas mal de munitions. On avait à peine terminé la distribution du butin entre nous que nous eûmes une agréable surprise suivie d’une autre beaucoup moins bonne : la lune, croissant d’or, était apparue, haute dans le ciel, éclairant d’une pâle clarté champs, vignobles et bois, et à une centaine de mètres, une foule qui avançait silencieuse et terrible. Elle s’arrêta, surprise par cette clarté qui la trahissait subitement (dans la tranchée le silence était total), puis, rassurée, elle reprit sa marche. 80 mètres ; mentalement, j’évaluais la distance qui nous séparait : 70... 60... 55... 50... Le feu se déclencha simultanément sur les deux flancs de la position. Devant moi, la masse sombre se mit à courir, crachant des éclairs et du plomb. ¡ Fuego ! Les F.M. et les grenades avaient fauché les premiers rangs, mais il en arrivait toujours et toujours plus près.
Je ne raisonnais plus ; j’étais comme dans un rêve où l’on se voit agir en spectateur de soi-même : je sentais bien mon poignet sursauter lorsque mon doigt appuyait sur la gâchette. Mes yeux enregistraient tous les mouvements qui se produisaient autour de moi, dirigeaient avec une effarante précision le canon de mon pistolet appuyé sur mon avant-bras gauche, orienté vers la cible choisie. Mon cerveau, vide de toute pensée spéculative, n’était plus qu’un appareil électromagnétique qui commandait à une machine faite pour tuer. À un moment, j’ai eu l’impression de voir un géant sauter vers moi : il allait me passer dessus. Je vidai mon chargeur, je me baissai pour réapprovisionner l’arme. Il tomba au travers de la tranchée entre Affinenghi et moi. Combien de temps dura la fusillade ? Je n’ai jamais su.

Le jour se levait quand une sonnerie éclata loin devant nous : l’ennemi se retira, nous avions gagné. J’avais perdu dix hommes. Si les phalangistes avaient tenu un quart d’heure de plus, je ne serais pas là pour le raconter, car on était à bout de munitions. Il ne nous restait plus qu’un ou deux chargeurs en moyenne par combattant. Après avoir compté nos pertes, qui s’élevaient à presque un quart de nos effectifs, Berthomieu m’envoya pour demander des renforts pour combler les vides et des munitions. C’est en allant vers le gué - les barques servaient à l’évacuation des blessés -, que je trouvai un ami qui, par la suite, devait me rendre de grands services. Accroupi près du cadavre d’un phalangiste, un chien faisait front à deux brancardiers qui voulaient s’emparer de celui qui avait été son maître pour l’enterrer. Les brancardiers n’étaient pas armés : ils m’appelèrent pour que, d’une balle, je les débarrasse du cabot. L’animal était complètement noir, ses longs poils ne laissaient voir que ses yeux et ses crocs que les babines retroussées découvraient. Je n’eus pas le courage de l’abattre. J’admirai son courage et sa fidélité et, malgré les pierres que lui jetaient les deux hommes, il restait là, à côté de celui qui avait été son ami et son maître. Avec une corde que je portais toujours à ma ceinture, je confectionnai un lasso. Après quelques vaines tentatives, je finis par réussir à lui passer le nœud coulant autour du cou. Je pus ainsi le traîner jusqu’à Pina où je le confiai à Vincenta après l’avoir solidement attaché dans le patio.
Bien avant que le soleil n’arrive à son zénith, j’étais de retour à la ferme : tout le monde travaillait pour rendre plus efficace notre retranchement en prévision d’une prochaine attaque. On allait se mettre à table et ouvrir quelques boîtes de singe quand un sifflement vint nous couper l’appétit. “ L’artillerie ! ”, dit Berthomieu en allant vers la porte. L’explosion nous précipita sur ses traces. Un deuxième sifflement, une autre explosion. “ Un court, un long, attention au troisième. Faites évacuer les tranchées et dispersez-vous ! ” Le troisième obus tomba sur la grange. Ils n’avaient qu’une seule pièce mais ils savaient s’en servir. La maison et les tranchées furent copieusement arrosées. Le bombardement dura environ une heure. Grâce à l’initiative de Louis, on avait quitté la zone dangereuse à temps. Cachés au milieu des vignes, tapis dans les buissons de noisetiers, allongés au pied des oliviers, nous avions assisté à la destruction de la ferme et de notre travail de fortification.

Au crépuscule, un agent de liaison vint nous apporter l’ordre de rentrer à notre base : nous avions accompli notre mission.
Toute armée qui n’avance pas recule, même si elle reste sur ses positions. Nous, nous reculions sûrement : depuis plus d’un mois, nous piétinions sur la rive est de l’Èbre. Oui, nous organisions la révolution, nous structurions la société libertaire. Les collectivités du front d’Aragon fonctionnaient de façon exemplaire. Durruti était intransigeant sur la conduite des hommes qui étaient sous sa responsabilité. Il avait fait fusiller le responsable d’une centurie : Carrillo, militant de la F.A.I., parce qu’il avait gardé des bijoux qu’il avait offerts à sa compagne. Cette dernière, très coquette, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de venir rendre visite à son homme, parée des joyaux qu’il lui avait donnés. Interrogée, elle avait reconnu que Carrillo les avait trouvés chez une personnalité de Barcelone et, au lieu de les remettre au syndicat, avait préféré les lui offrir. La grande majorité d’entre nous étions des êtres simples et honnêtes. Notre logique admettait le vol comme moyen de lutte sociale, sans pour autant être capables, nous-mêmes, de commettre un vol ou de nous approprier quoi que ce soit. Nous admirions ceux qui avaient le courage de vivre dangereusement en dehors de la société pour servir l’Idée, en prenant aux puissants de la terre un peu de leur superflu pour en faire le nécessaire des ouvriers en grève ou des détenus et de leur famille. Car les prisons d’Espagne étaient pleines de prisonniers politiques. Il y avait aussi parmi nous des gens de sac et de corde, je crois l’avoir déjà dit, mais ils étaient, par ce que je pouvais voir de leur comportement, sur la bonne voie. Presque tous travaillaient, aidant les paysans aux champs ou les artisans de la ville.

Carrillo fut jugé par les délégués des centuries et condamné à mort. Nous faisions une révolution. On ne voulait pas chasser les patrons pour que d’autres prennent leur place. L’or, l’argent, les bijoux devaient servir à nous procurer les armes qui manquaient et non à parer les femmes de ceux qui croyaient, peut-être, avoir le droit de prendre la place et les biens de gens qu’ils avaient éliminés. C’est par ces ouvriers, paysans, voleurs que Durruti fit juger son camarade de lutte : il fut condamné.
Malgré le calme qui régnait dans le secteur, parfois un de nous tombait sous les balles de tireurs isolés : c’est ainsi que fut tué Émile Cottin qui, en février 1919, tira sur Clémenceau. Il se trouvait de garde, perché sur un arbre, au bord du fleuve, quand une balle, sûrement tirée par un tireur d’élite, le tua. Il était un garçon taciturne, solitaire, toujours plongé dans je ne sais quel rêve intérieur. Nous étions à table, chez la tía Pascuala qui avait accepté de faire la cuisine pour une dizaine d’entre nous, lorsque quelqu’un rentra en disant : “ On a tué Cottin. ” Je le connaissais à peine, je ne sus que plus tard qu’il avait essayé de tuer le “ Tigre ”.
Parfois aussi, on s’amusait. On faisait des blagues : les copains se distrayaient comme ils pouvaient, quand pour une raison quelconque ils ne pouvaient se joindre aux travailleurs de la collectivité. Un jour, deux Lyonnais arrivèrent au groupe. Comme j’avais deux places libres à ma table, Louis me les envoya. Ils étaient grands, larges d’épaules, massifs. Mais ils avaient surtout une grande gueule et n’étaient jamais contents Ils protestaient toujours pour une chose ou pour une autre : la Madre mettait trop d’huile dans les mets qu’elle nous préparait, ils n’aimaient pas les pois chiches. Ils trouvaient toujours que quelque chose n’était pas à leur goût, mais le point sur lequel ils revenaient sans cesse était celui du vin. Ils n’avaient pas assez d’un quart, il leur en fallait au moins un litre par repas. Ils nous assuraient qu’à Lyon ils vidaient entre cinq et six litres par jour sans compter les apéritifs.

Fatigué, un jour j’en parlai à Louis qui me conseilla de leur donner un litre d’un vin que la Madre lui avait fait goûter un soir où je l’avais invité à souper. C’était une entorse à nos habitudes, car on avait décidé depuis les premiers jours de nous contenter d’un litre pour quatre. Je le lui fis remarquer mais il se mit à rire en disant : “ Écoute Antoine, donne-leur une bouteille chacun, à condition qu’ils vident complètement leur flacon tous seuls ; chacun la sienne. Débrouille-toi pour avoir quelqu’un sur qui tu puisses compter pour te donner un coup de main. ” Le soir, je posai les deux litres devant leur verre. Tout en mangeant, je leur déclarai que s’ils vidaient leur bouteille sans se saouler ils en auraient autant tous les jours. Ils éclatèrent de rire : se saouler, avec un litre de pinard ? Il fallait être une petite nature pour penser cela ; eux, ils auraient pu en boire le double sans aucun risque.

Tout le repas se passa en quolibets et en moqueries. Vincenta vint desservir, nous nous levâmes de table. C’est alors que les choses se gâtèrent pour nos deux loustics. On aurait dit qu’ils étaient rivés au banc qui leur servait de siège. Ils ne pouvaient pas se mettre debout. Après plusieurs essais, ils se dressèrent et, d’un pas mal assuré, arrivèrent à sortir de la pièce... Le changement de température, le contraste de la tiédeur de la salle à manger avec la fraîcheur de la rue les acheva. Ils appuyèrent leurs bras contre le mur et baissèrent la tête. Vincenta fut obligée le lendemain de laver à grande eau devant sa porte et nous fûmes contraints de les porter au lit. Le vin devait titrer entre 17 et 18 degrés. Il se laissait boire comme du petit lait, à condition de rester assis sans bouger et de ne pas en abuser. Passé une certaine quantité, il vous coupait les jambes, je le savais par expérience.


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