Bandeau
Les Gimenologues
Slogan du site
Descriptif du site
Le fil rouge de l’histoire suivi de
Autopsie d’une imposture
Nouvelles du Bulletin de critique bibliographique "À contretemps"
Nouvelles du Bulletin
Le fil rouge de l’histoire

En mai 2014, dans une circulaire à nos abonnés accompagnant le quarante-huitième et dernier numéro papier d’À contretemps consacré à Gustav Landauer, nous écrivions : « À l’heure du choix, pointe déjà le regret de devoir se défaire d’une belle connivence avec des lecteurs exigeants qui, pour nombre d’entre eux, avaient tissé avec nous des liens d’authentique fraternité. Nul doute que l’occasion se représentera, ici ou là, de nous retrouver. »

Un an après, nous sommes en mesure de vous informer, d’une part, que, remodelé, notre site Internet http://acontretemps.org offre, désormais, à qui le souhaite, la possibilité de consulter, dans une présentation plus claire, la totalité des articles parus dans le bulletin, entre 2001 et 2014, et que nous avons décidé et entrepris de l’enrichir aussi régulièrement que possible – mais toujours au gré de nos lectures, de nos envies et des circonstances – de nouvelles contributions critiques et recensions d’ouvrage. Voilà qui a commencé, le meilleur étant bien sûr à venir : entretiens, bonnes feuilles, raretés et pépites, textes d’intervention, etc.

En d’autres temps, progressistes mais monstrueux, Walter Benjamin disait qu’il fallait « organiser le pessimisme » en continuant d’entretenir l’ancienne mémoire des vaincus. Il s’agit encore et toujours de cela : retisser du lien entre les révoltes orphelines de ce présent sans mémoire et le passé de l’idée d’émancipation sociale, aujourd’hui ignoré ou disqualifié. À notre mesure, selon nos désirs, sur notre terrain et avec la seule conviction qu’elle peut encore instruire qui veut l’être.

Voilà qui est dit.

En mai 2015, l’ancienne équipe de la revue
… et leurs continuateurs (qui sont parfois les mêmes). »



Ladite fine équipe nous fait désormais profiter de ses recensions numériques, notamment celles rangées dans la rubrique « Spanish Cockpit » : acontretemps.org
D’où nous extrayons la dernière à verser au dossier plutôt fourni sur « la cruauté spécifique des anarchistes espagnols [1] », sur lequel nous reviendrons nous-mêmes, car il est toujours d’actualité, notamment en Espagne.

Aujourd’hui il s’agit du livre de Jesús F. SALGADO qui revient sur l’histoire du militant confédéré de Madrid, Amor Nuño, calomnié par Jorge Martínez Reverte et Paul Preston :

AMOR NUÑO Y LA CNT. Crónicas de vida y muerte
Fundación Anselmo Lorenzo, 2014

Les éditeurs ont rendu disponible le texte de la présentation en castillan ici :
archive.org

Sur le même ouvrage, on pourra lire une autre recension en castillan :
argelaga.wordpress.com

Les Giménologues, 16 septembre 2015.


Autopsie d’une imposture

Jesús F. SALGADO
AMOR NUÑO Y LA CNT
Crónicas de vida y muerte
Madrid, Fundación Anselmo Lorenzo, 2014, ill., 624 p.

Si, sur le terrain de l’histoire, aucune vérité n’est jamais acquise – il suffit finalement qu’un document surgisse pour que les optiques changent –, la guerre civile espagnole, sujet d’étude inépuisable, demeure, pour des raisons que nous tenterons d’élucider, un champ de bataille toujours fertile en réinterprétations. Encore faut-il que ledit document soit authentifié et incontestable. Dans le cas qui nous intéresse – et dont Jesús F. Salgado a tiré une remarquable enquête –, l’usage d’un faux journalistique, légitimé par un représentant notoire de la caste historienne, a finalement suffi à renverser, de but en blanc, une perspective assez largement admise jusqu’alors sur les pratiques répressives du bloc stalino-socialo-républicain en charge effective du contrôle de l’ordre public dans un Madrid assiégé où les forces libertaires, très loin d’être majoritaires, jouèrent plutôt un rôle d’élément modérateur.

L’air de la calomnie…

En 2004, Jorge Martínez Reverte, journaliste et écrivain tout terrain [2], publie La batalla de Madrid (Crítica). La fresque est enlevée, et le succès du livre garanti. Tous les relais médiatiques sont là pour que l’opus devienne référence. Car Reverte sait y faire, comme il sait ce qu’il fait : réécrire l’histoire en répartissant les torts. Pour le coup, il s’agit de transférer aux anarchistes une (bonne) part de responsabilité dans les exécutions sommaires qui se commirent dans la ville assiégée, entre août et décembre 1936, et par là même de réviser à la baisse le rôle qu’y jouèrent ses donneurs d’ordre (le gouvernement à dominante socialiste, dans un premier temps ; la Junte de défense, sous influence communiste, dans un second temps) et ses exécuteurs staliniens. Le cœur de cible de Reverte, c’est un militant peu connu de la CNT, Amor Nuño (1913-1940), secrétaire de la Fédération locale de Madrid dans les premiers mois du siège, dont il dresse un portrait accablant d’assassin sur mesure et qu’il transforme, de but en blanc, en deus ex machina des exfiltrations, en novembre et décembre 1936, des détenus des prisons madrilènes et de leur assassinat en masse à Paracuellos del Jarama, Torrejón de Ardoz et autres localités proches de la capitale. L’unique pièce sur laquelle s’appuie l’auteur de La batalla de Madrid s’apparente à un informe brouillon [3] . Le reste en découle naturellement : on ne commet jamais de faux sans intention d’en faire usage. C’est ainsi que le trafiquant Reverte charge la barque de Nuño : il aurait scellé non seulement, pour l’occasion, un pacte secret avec les stalinisées Jeunesses socialistes unifiées dirigées par Santiago Carrillo, mais il aurait aussi été expulsé de la CNT – en décembre 1936 – pour avoir collaboré avec les franquistes et il serait finalement passé à l’ennemi par peur des représailles. En clair, livré aux griffes de son exécuteur, Nuño, dont on ne savait jusqu’alors pas grand-chose, tout juste ce qu’en rapportaient quelques témoignages épars [4], se voit habillé pour la nuit des temps en assassin, en traître et en couard. Et ça prend, comme le feu prend à la plaine en période de grande sécheresse. Ça prend parce que l’air de la calomnie ne demande qu’à prendre tant qu’aucune voix ne le couvre et quand, de surcroît, il est relayé depuis les fauteuils confortables de l’Alma Mater.

… et la surenchère du Britannique médaillé

En Espagne comme ailleurs, la caste historienne penche à « gauche », une « gauche » de son temps, raisonnable, libérale, débarrassée de toute aspiration à transformer le monde. Son rôle consista, des années durant, à légitimer le processus démocratique en cours en épurant l’histoire de la guerre civile de ses « excès » révolutionnaires, ramenés à des manifestations surannées des « folies d’Espagne » dont la modernité marchande exigeait, pour prospérer, qu’elles disparaissent des mémoires. D’où le traitement particulier que l’Académie réserve, depuis, aux anarchistes, une spécialité locale : elle les range sans honte ni remords, « objectivement », dans le camp des fauteurs de guerre. Comme les fascistes, et sans même s’interroger sur l’évidente contradiction historique dans laquelle, ce faisant, elle plonge quand on sait le rôle, décisionnel, que joua la CNT, partout où elle le put, dans la résistance au coup d’État national-catholique de juillet 1936 [5] . Au point qu’il est raisonnable de penser que, sans sa « folie » révolutionnaire, le fascisme ibère aurait dévoré la motte de beurre front-populiste avec la même célérité qu’il a marché sur Rome en octobre 1922 ou détruit la République de Weimar en 1933. Au prix fort – celui de l’infini déshonneur – pour les gauches raisonnables.

« Lorsque nous ouvrons un ouvrage d’histoire, disait Edward H. Carr, nous ne devrions pas considérer en premier lieu les faits qu’il contient, mais l’auteur qui les relate. [6] » La leçon s’applique bien sûr à Jorge M. Reverte, mais davantage encore à Paul Preston, hispaniste britannique médaillé pour l’ensemble de son œuvre, dont la publication, en 2011, de El holocausto español, publié presque simultanément – en des versions légèrement différentes, cependant – en Espagne [7] et en Grande-Bretagne, donne non seulement crédit aux thèses de Reverte sur cette « routine de la mort » qui, de « rafles » (sacas) en « promenades » (paseos), se serait emparée des anarchistes de Madrid, mais en rajoute dans la distorsion des faits en élargissant considérablement le champ des supposées exactions de Nuño retenues par Reverte (celles de novembre et décembre 1936) pour lui faire endosser, en plus et en amont, l’assaut de la prison Modelo de Madrid en août 1936, et l’assassinat, les 11 et 12 du même mois, de prisonniers venant en train de Jaén. L’honoré Preston n’apporte pas plus de preuves de ce qu’il avance que l’ex-polardier Reverte. Il lui suffit, pour le cas, d’appliquer sa simplissime grille de lecture idéologique au siège de Madrid – la République des « socialistes modérés » aurait été si belle débarrassée de ses « extrémistes » – en se réappropriant, à sa manière, le principe posé par le grand maître de l’Antiquité Henri Marrou selon lequel « l’historien utilise tout pour travailler, même l’ordure ».

Un si troublant silence

À l’origine de la méticuleuse et passionnante enquête que nous livre Jesús F. Salgado, scientifique de formation, universitaire de profession et libertaire de cœur, il y a, c’est sûr, un sentiment d’indignation profonde contre les arrangements avec l’histoire dont sont désormais capables les petits maîtres ignorants à la Reverte – qui synthétise, à lui seul et tout en un, l’arrogance et l’incompétence – et les historiens de la « subordination contre-révolutionnaire » [8] à la Preston, dont la complicité avec la presse du consentement social-libéral, où officient précisément beaucoup de ces maîtres ignorants, ne fait plus mystère pour personne. À cette indignation de base, immensément justifiée, il faut sans doute ajouter un autre élément, plus intime, qui tient, chez Jesús F. Salgado, à la constatation que, en ces temps post-modernes où la dissidence est plus portée à déconstruire qu’à s’instruire, le combat pour l’histoire a sûrement cessé d’être une priorité – ou même une nécessité – dans le camp libertaire. D’où son silence aussi total qu’accablant devant les calomnies de Reverte et les réitérations de Preston. Comme si cette histoire de l’anarchisme de guerre n’avait plus rien à lui dire sur lui-même. Jesús F. Salgado n’insiste pas sur ce silence. Il se contente de noter, incidemment, en présentation d’ouvrage, que, « dans les milieux libertaires, personne n’a osé défendre Amor Nuño d’une accusation si grave ». Parce que tout le monde crut, au moins un instant, en sa culpabilité. Au mieux, on le dissocia de la CNT. Au pis, on tourna la page. Sans même chercher à comprendre ce qui se jouait derrière la déconstruction revertienne et, plus encore, derrière son intégration, comme avancée méthodologique, à la supposée science historique de Preston : un clair transfert des responsabilités exercées par le bloc de la gauche raisonnable (socialiste et républicaine), institutionnellement allié aux staliniens, vers la CNT-FAI (complice elle-même desdits staliniens) dans l’épuration des « fascistes » détenus dans les prisons de Madrid durant la première saison (août-décembre 1936) de son siège.

Dans l’esprit de Jesús F. Salgado, un si troublant silence valait forcément acquiescement. Par passivité, par prudence ou par incapacité à saisir l’intention réelle des deux diffamateurs. Des années durant, donc, il enquêta sur le procès en sorcellerie dont fut victime Amor Nuño, sur ses causes, sur ses effets, sur cette manière insidieuse qu’ont adoptée, après d’autres, Reverte et Preston de réviser l’histoire avec pour seul souci de dédouaner la gauche raisonnable de ses flétrissures en en transférant la charge, toute la charge, sur la mule anarchiste des « incontrôlés » qui, comme chacun sait, a bon dos et depuis longtemps. Dans le cas qui nous occupe, l’aggravante nouveauté provient évidemment du fait que nos deux juges d’instruction ne se contentent pas d’excéder les frontières de l’interprétation, qui est libre, mais pratiquent, sans hésitation ni retenue morale, le faux et l’usage de faux.

Éloge de la méthode

À la fin de l’année 2005, Jesús F. Salgado découvre à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, dans les archives de la CNT, la fameuse pièce sur laquelle Reverte bâtit son histoire. Il s’agit, écrit-il, d’ « un brouillon raturé, amendé, corrigé, couvert de rajouts […], un brouillon d’acte qui n’avait été approuvé, ni même signé, par personne » (p. 26). Le pire reste à venir. En comparant ce document – qui n’établit rien de l’implication d’Amor Nuño, et plus largement de la CNT, dans la répression de novembre et décembre 1936 – à la transcription qu’en donne Reverte dans La batalla de Madrid, Jesús F. Salgado détecte une anomalie de taille : Reverte en a supprimé certaines phrases, dont celles qui attestent que, contrairement à ce qu’il avance et ce sur quoi il étaye sa charge, le comité national de la CNT n’avait rien à voir avec cette réunion, qui ne pouvait donc pas être, ainsi que le prétend le faussaire Reverte, de ratification d’un accord entre le comité national de la CNT et le Conseil de l’ordre public de la Junte de défense de Madrid concernant « l’exécution immédiate, en toute responsabilité, de fascistes et d’éléments dangereux » (Reverte). « La manipulation historique était évidente », note sobrement Jesús F. Salgado. Restait à remonter le fil de cette machinerie du mensonge, fondé sur un bricolage de bas étage, en enquêtant au plus serré sur le personnage qui en avait été la principale victime : Amor Nuño.

Il faut louer la méthode de Jesús F. Salgado. Parce qu’elle n’écarte aucune hypothèse, parce qu’elle explore toutes les pistes, parce qu’elle ne procède d’aucun attachement définitif à des vérités premières. Se reconnaissant, en matière d’histoire, un certain penchant pour le « relativisme moral » défendu par Tomás Ibáñez [9] , Jesús F. Salgado cherche pour trouver, quitte à trouver ce qui dérange ce à quoi, comme libertaire, il aimerait croire. La chose est importante à préciser parce que, dans la démarche de son auteur, la quête implique, exige de ne jamais se voiler la face sur son propre camp, de pousser aussi loin que possible l’examen de la question de la violence indiscriminée qu’exercèrent, à l’arrière et sous couvert de radicalité antifasciste, certains militants anarchistes – dévoyés ou conscients, de récente extraction ou de longue trajectoire militante – que la révolution transforma, du jour au lendemain, en policiers, en geôliers et en exécuteurs de la pire espèce.

C’est le cas, par exemple, d’un Felipe Sandoval, d’un Manuel Rascón, d’un Benigno Mancebo, d’un Manuel Ramos dont les basses œuvres furent nombreuses, mais sans lien organique direct avec la CNT, puisque ces quatre épurateurs anarchistes exercèrent leurs talents pour le seul compte du Comité provincial d’investigation publique (CPIP), organisme d’État créé, en août 1936, à Madrid, par le ministère de l’Intérieur (dirigé par le socialiste Ángel Galarza) et la Direction générale de la sûreté (dirigée par Manuel Muñoz, membre de Izquierda Republicana). Ce détail est d’autant moins vain que le CPIP – dont l’existence dura trois mois, mais quels mois ! – prit en charge, d’août à début novembre 1936, l’essentiel des tâches liées à la répression des « fascistes » dans Madrid assiégé (arrestations, jugements, détentions, épurations, exécutions sommaires), qu’il eut des représentants de tous les partis et organisations de la gauche institutionnelle – en plus de la CNT et la FAI –, qu’il ne reçut d’ordre que du gouvernement du Front populaire, sans ministres anarchistes à cette date, et qu’il salaria ses fonctionnaires. En insistant sur le caractère légal, étatique, de la répression, Jesús F. Salgado remet les pendules à l’heure : c’est en tant que salariés d’une institution d’État que les susnommés épurateurs agirent. Sur injonction de leurs supérieurs, qui n’étaient pas anarchistes (loin de là) et couverts par eux. Ils ne furent pas les seuls. Chaque parti et organisation représenté au CPIP eut son quota de sbires, qui agirent, tous, au nom des intérêts supérieurement antifascistes de la République et de son gouvernement. La cause est entendue et prouvée. Jesús F. Salgado y excelle.

Quant aux « incontrôlés », qui relèvent d’une autre engeance et continuent d’alimenter bien des phantasmes anti-anarchistes chez les historiens « de la subordination contre-révolutionnaire », ils n’eurent aucun lien, nous dit Jesús F. Salgado, pour ce qui concerne Madrid, avec le mouvement libertaire organisé, mais des rapports, et plutôt serrés quoique discrets, avec la Direction générale de la sûreté – les Brigades Atadell, Terry, de l’Aube, des Lynx de la République –, avec le Groupement socialiste madrilène de la rue Fuencarral ou avec la Brigade motorisée du PSOE et, plus encore, avec les divers centres staliniens d’opération, comme celui de la rue San Bernardo. En comparaison de ces « incontrôlés » sous étroit contrôle – que Preston connaît, mais à qui il trouve toujours des excuses quand le donneur d’ordre est socialiste –, les quelques incontrôlés de l’anarchie délinquante, ces « assassins impitoyables » travaillant pour leur compte dont on connaît pour certains l’identité – Antonio Ariño, Antonio Rodríguez ou Victoriano Buitrago – furent évidemment de trop, précise Jesús F. Salgado, mais en bien moins grand nombre que les premiers. N’en déplaise à l’historiographie accusatrice qui ne pointe le crime que quand il accrédite ses présupposés idéologiques.

Du faux cas Amor Nuño…

Pourquoi Reverte a-t-il choisi, sciemment, de salir l’honneur d’Amor Nuño en superposant à la réalité de son parcours de militant sérieux, responsable et plutôt exemplaire sur le plan humain – parcours que Jesús F. Salgado relate dans le détail et preuves à l’appui – l’image d’un alter ego monstrueux qui n’existe que dans sa seule imagination ? Cette question se pose avec d’autant plus d’évidence que le dispositif revertien renvoie nécessairement à des pratiques de réécriture biographique que, naïvement, nous pensions révolues : celles qui firent, notamment, florès à l’époque du stalinisme triomphant, quand les circonstances, et elles seules, décidaient de la vérité du jour. Au nom de quoi peut-on se livrer à un tel jeu de massacre ? Pour satisfaire quel besoin ? Pour le graphomane Reverte, l’histoire, plus qu’une discipline, relève d’une pugilistique du soupçon où tous les coups sont permis, même les plus bas, du moment qu’ils cognent sur ceux qu’on souhaite abattre ou compromettre. Par simple antipathie ou par pure détestation politique. La même antipathie (ou détestation) qui pointe dans un commentaire de Preston à un journaliste de El País  : « La lecture de livres où les anarchistes sont dépeints comme bienveillants me met hors de moi. [10] » Hors de lui au point de reprendre, dans son livre malveillant, les allégations mensongères – mais surtout grotesques sur le plan historique – d’un quelconque folliculaire médiatiquement reconnu en leur conférant, ce faisant, de l’épaisseur. Car cet « Amor Nuño » que s’est inventé Reverte et qu’a réutilisé Preston n’a jamais existé, même à l’état d’ébauche. Fondé sur une répulsion partagée, il n’est qu’une construction imaginaire visant à disposer enfin d’un « cas » archétypal d’anarchiste pervers (Reverte) ou « mentalement dérangé » (Preston) attestant, par sa négativité même, du caractère forcément criminogène de toute révolution libertaire.

Qui fut donc Amor Nuño ? Au terme de la longue étude qu’il lui consacre, Jesús F. Salgado est en mesure, non seulement de démonter une à une les scandaleuses accusations dont l’ont chargé Reverte et Preston, nous y reviendrons, mais de tracer de lui le portrait d’un militant anarcho-syndicaliste sincèrement convaincu, comme quelques autres, finalement assez nombreux dans le camp libertaire, que tout processus de rupture révolutionnaire triomphant doit immédiatement se fixer des limites, celles qu’impose l’humaine condition : le refus de la violence indiscriminée et des exécutions sommaires. Cet homme, qu’on a traîné dans la boue avec cette délectation si particulière qu’éprouvent les policiers à humilier leurs adversaires, n’avait rien de l’épurateur désaxé qu’on en a fait. Rien de rien. Il fut, au contraire, un militant de la CNT de Madrid reconnu et respecté pour ses talents d’organisateur par ses camarades du Syndicat des transports, dont il fut adhérent de 1934, date à laquelle cet Asturien s’installa à Madrid, jusqu’à mai 1939, date où il fut arrêté par les franquistes. Son avant-guerre fut du même type, anarcho-syndicaliste, que celle que vécurent nombre de militants de la CNT de cette époque prometteuse : des luttes, des victoires, des défaites, des solidarités, des affinités, et l’idée que le temps viendrait d’une révolution inédite. Il vint, et avec lui les complications. La principale d’entre elles fut indéniablement liée aux circonstances et, plus encore, à la logique confusion qui pointe, dans un esprit révolutionnaire, quand l’idée (offensive) qu’on se fait de la révolution – un assaut contre l’ordre du monde – se confond soudainement, et par nécessité, avec les réalités d’une guerre antifasciste dont l’issue suppose, par force, que les révolutionnaires mettent un bémol à leurs aspirations de transformation radicale de l’ordre social pour défendre une République qu’ils ne portent pas dans leur cœur. Cette guerre, qui fut civile mais aussi sociale, Amor Nuño la vécut, à sa place, à Madrid, ville où la CNT était loin d’être la force dominante, comme secrétaire de la Fédération locale des syndicats – et, à ce titre, comme conseiller des Industries de guerre à la Junte de défense – et comme secrétaire du Syndicat des transports – et, à ce titre, comme conseiller aux Transports à la Junte déléguée de défense. Enfin, et sur proposition de son syndicat, il termina la guerre comme commissaire de compagnie sur le front du Centre.

Le 29 mars 1939, arrêté par la Phalange, il est transféré au camp d’Alicante, puis à celui d’Albatera. Libéré le 17 avril, il est de nouveau arrêté, à Madrid, le 15 mai, et passe le 5 juin en conseil de guerre, qui le condamne à mort. Le 5 août, de la prison de Porlier, il adresse, comme le veut la procédure, une demande de grâce circonstanciée à Franco. La grâce ne viendra jamais, et d’autant moins qu’Amor Nuño a refusé d’acquiescer aux propositions de « collaboration » de ses juges [11] . Le 17 juillet 1940, il est fusillé, avec vingt autres camarades, contre le mur criblé de balles du madrilène cimetière de l’Est. Il avait vingt-sept ans.

… au vrai cas Reverte-Preston

Le principal intérêt de ce livre – l’un des meilleurs qui soit, sur cette thématique, dans la copieuse production éditoriale existante – réside dans la très précise leçon d’histoire que Jesús F. Salgado administre au duo Reverte-Preston et à leurs fulgurantes concomitances dans l’imposture. Car il ne suffit pas de se piquer d’histoire en ayant page ouverte dans El País, comme Reverte, ou d’afficher ses titres d’historien patenté, comme Preston, pour pouvoir se permettre, sans risque, d’offenser un mort sans n’avoir rien à prouver des terribles accusations qu’on profère. En les reprenant une à une, sur la base d’une enquête fouillée et d’un travail archivistique impressionnant, Jesús F. Salgado fait, lui, œuvre d’historien : il sépare les faits des présomptions ; il recoupe les témoignages ; il révèle la part fictionnelle ou idéologique des hypothèses avancées, sans preuves, par Reverte et Preston ; il pointe les mensonges grossiers, si repérables qu’ils font masse en dévoilant, pour qui sait lire, les intentions mêmes de leurs auteurs ; il tire sur tous les fils de cette histoire pour n’en retenir que ceux qui ne cèdent pas ; il repère, en expert de la fausse parole, les documents trafiqués, les versions inventées, les photos retouchées, les épisodes oubliés, les mensonges maquillés de vérité. Il fait son travail, en somme, le seul qui compte – ou devrait compter – pour un historien : « Retrouver les faits sous les mots, la réalité sous les souvenirs, la vérité sous le mensonge et la fabulation. [12] »

Au bout du compte, travail fait, tout tombe des insinuations, des disqualifications, des inventions, des approximations, des diffamations accumulées – sous deux approches différentes mais se complétant dans un même désir de nuire – par Reverte et Preston. Au point qu’il ne reste rien, après avoir lu le livre de Jesús F. Salgado, de leurs infamies, excepté le sentiment persistant d’une imposture assez largement relayée par un système politico-médiatique où les ignorantins de la critique n’ont désormais d’existence que celle que leur confère leur médiocre statut de faire-valoir de quelques supposées autorités du « savoir » dominant. Ainsi, les mêmes qui ont glosé sur La batalla de Madrid et El holocausto español n’ont pas trouvé le temps de se pencher sur Amor Nuño y la CNT, travail exemplaire de contre-enquête dont il ressort, preuves à l’appui (et elles sont extrêmement nombreuses), que les accusations portées par Reverte, et reprises par Preston quant au rôle qu’auraient joué Amor Nuño – et au-delà la CNT madrilène en tant qu’organisation – dans le déchaînement de la violence répressive qui s’empara du camp républicain, durant le siège de Madrid, entre août et décembre 1936, ne reposent sur aucun fondement.

Et plus précisément :

1) Qu’Amor Nuño ne joua aucun rôle direct ou indirect dans la détention et l’assassinat, les 11 et 12 août, de quelque 200 prisonniers en transfert de Jaén à Alcala de Henares. Cette tuerie attribuée par Preston à des « anarchistes incontrôlés » – et plus précisément à des membres de l’Athénée libertaire de Vallecas – fut, en fait, commanditée et organisée, avec la complicité au moins passive du gouvernement républicain, par des responsables locaux du PSOE et du PCE et exécutée par des miliciens socialistes et communistes arborant, de surcroît, pendant le massacre, leurs rouges emblèmes.

2) Qu’Amor Nuño ne fut, en aucune manière, partie prenante, ni de près ni de loin, de l’assaut des 22 et 23 août contre la prison Modelo et des exécutions qui s’ensuivirent. Il tenta, au contraire, d’intercéder auprès des autorités gouvernementales et judiciaires pour le faire cesser. Quant aux anarchistes qui y participèrent, membres de la FAI notamment, ils agirent davantage comme pacificateurs que comme épurateurs, comme en attestent nombre de témoignages de prisonniers « fascistes », systématiquement ignorés par Reverte et Preston.

3) Qu’Amor Nuño ne fut aucunement impliqué dans les « promenades » et les exécutions sommaires de novembre et décembre (Paracuellos et Torrejón de Ardoz). Aucun document, de quelque bord fût-il, n’insinue d’ailleurs qu’il y eût participé. Il n’a pas davantage participé à cette désormais célèbre réunion du 8 novembre où la tuerie aurait été décidée et sur laquelle Reverte a bâti sa sinistre charge.

4) Qu’Amor Nuño joua discrètement de ses fonctions pour protéger, mettre à l’abri, sauver de la mort, pendant toute la durée de la guerre, des « suspects » de l’autre camp qui n’avaient d’autre tort, à ses yeux, que d’être curés, bonnes sœurs ou parents de militaires nationalistes. La seule condition qu’ils exigeaient d’eux était qu’ils ne se livrent à aucune activité contre la République. Nombre de ses « protégés » témoignèrent en sa faveur, mais sans succès, quand il fut traduit en conseil de guerre, en 1940, par les vainqueurs.

5) Qu’Amor Nuño ne fut pas expulsé de la CNT en décembre 1936, qu’il ne déserta pas davantage, qu’il ne collabora d’aucune manière avec l’ennemi, comme le suppute Reverte. Après avoir quitté la Junte de défense le 27 décembre 1936, il se consacra entièrement aux activités de son syndicat (des Transports), dont il devint le secrétaire. Le 1er mars 1937, il fut chargé de le représenter à la Fédération nationale de l’industrie du transport. Son militantisme fut incessant jusqu’au 5 mars 1939, alors que chacun pressentait que la guerre était perdue.

On évoquera, pour finir, un point sur lequel l’étude de Jesús F. Salgado marque une indiscutable avancée historiographique. À travers les données statistiques qu’elle met au jour – fondées sur un dépouillement systématique des plaintes et dénonciations enregistrées, au lendemain de la victoire franquiste, par les « victimes » de la « barbarie rouge » –, il apparaît que, sur un total de 4 103 cas d’exécutions ou de disparitions ayant eu lieu, à Madrid, avant le 7 novembre 1936, dans un tiers des cas, les plaignants (en général des membres de la famille ou des amis des « victimes ») sont incapables d’en identifier les auteurs, dans un deuxième tiers, les responsabilités incombent directement à la Direction générale de la sûreté (police d’État) et, dans un troisième tiers, à des groupes liés à des organisations politiques et syndicales identifiées comme telles : 70,97 % des cas relèvent de la gauche marxiste (PSOE, UGT, PCE et JSU) et 27,95 % des anarchistes (CNT, FAI, FIJL et athénées libertaires). Très parlants, ces chiffres devraient suffire à réduire à néant les phantasmes de Reverte et Preston sur l’activisme des anarchistes de Madrid en matière d’épuration, mais on en doute. Comme on doute en général de leur prédisposition à ne juger que sur pièces. Si tel était le cas, ils se seraient sentis obligés de noter que, sitôt nommé délégué général des prisons de la province de Madrid, le 4 décembre 1936, par le très anarchiste Juan García Oliver, nouveau ministre de la Justice du gouvernement de la République remanié un mois plus tôt, le libertaire Melchor Rodríguez reçut mandat, et l’appliqua sans faillir jusqu’en mars 1937, de mettre un terme à toute demande d’exfiltration de prisonniers, d’où qu’elle pût venir [13] .

Administré par certains historiens ou chroniqueurs d’aujourd’hui, le passé se couvre parfois d’anathèmes qu’il convient de défaire. Pour trier le vrai du faux et, le cas échéant, pour laver l’affront de ceux qui, objets du soupçon et sujets de l’injure, finissent par perdre, jetés dans cette nasse de l’insinuation calculée, la seule chose à laquelle ils tenaient vraiment : le respect des autres, de ces autres qui ont cru – et qui, d’une certaine façon, continuent de croire, même fugacement – qu’on peut être (ou avoir été) un anarchiste sans n’avoir rien d’un assassin. C’est à cette tâche, difficile mais immensément utile, que s’est livré Jesús F. Salgado en affrontant la force du mensonge, en en détissant tous les fils et, ce faisant, en rétablissant dans son honneur le passé, fort recommandable, d’un militant anarcho-syndicaliste madrilène des temps de guerre, Amor Nuño, que les fascistes ont tué, en 1940, et que les indignes pratiques de deux histrions de l’histoire et de la chronique ont tenté de réduire à une sinistre caricature.

Si l’Histoire, avec majuscule, s’apparente souvent, comme disait Walter Benjamin, au « récit apologétique du pouvoir » raconté par les vainqueurs, la « réalité historique », y compris dans la « contre-histoire » des vaincus, relève aussi d’une création humaine où l’idéologie tient toujours sa part, belle part en général, même quand on la cache en se prétendant objectiviste. Reverte et Preston sont, chacun dans leur registre et à leur façon, des tenants du vieux mythe antifasciste de la juste guerre dévoyée par d’incultes révolutionnaires – les anarchistes et quelques autres – dont la radicalité aurait fait le jeu du fascisme contre la démocratie. La rengaine est aussi ancienne que l’historiographie de la guerre d’Espagne. Elle a été susurrée par l’ancienne école libérale anglo-saxonne des années 1960, beuglée par l’écurie euro-communiste des années 1970, psalmodiée par les faiseurs d’opinion médiatique de la « transition démocratique », roucoulée par les néo-pontes sociaux-libéraux de l’Alma Mater et cadencée par les post-modernes théoriciens de la mort du sujet. Avec la même arrogance satisfaite et en oubliant, pour citer Bourdieu, que « les intellectuels se trouvent toujours d’accord pour laisser hors-jeu leur propre jeu et leurs propres enjeux [14] », Reverte et Preston ont finalement pris leur place dans cette aimable cohorte. En en rajoutant dans la bassesse, rien de plus.

C’est ce que prouve amplement, et une fois pour toutes, l’enquête, excellente de bout en bout, de Jesús F. Salgado, qui n’a d’ailleurs été, à notre connaissance, contredite par personne. Ce qui, c’est vrai, ne veut rien dire puisqu’on lui a appliqué « l’oreiller du silence » [15] médiatique, celui qui étouffe la critique pour ne pas la rendre audible. On peut donc parier que Reverte et Preston continueront de débiter leurs sornettes, même si, du fond d’une obscure salle de rédaction ou depuis les gradins d’un lumineux amphithéâtre, ils risquent désormais d’entendre quelques injures ou ricanements.

Freddy GOMEZ

Septembre 2015

Source :acontretemps.org


version anglaise du texte : « Autopsy of a Hoax »