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Une présentation critique de « Ouvriers contre le travail :
Barcelone et Paris pendant les fronts populaires »

Ce texte est une présentation critique de la traduction française du livre de Michael Seidman "Workers against work", « Ouvriers contre le travail : Barcelone et Paris pendant les fronts populaires ». Senonevero, Marseille, 2010, 362 p.

Cette traduction française d’un livre paru aux États-Unis en 1990 a le mérite de traiter d’un élément souvent négligé de l’histoire du mouvement ouvrier. Michael Seidman étudie en effet la question de la résistance ouvrière au travail dans des contextes où le pouvoir est exercé en partie par les organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier. Son but dit-il est de « mettre en évidence les raisons de la séparation entre les ouvriers et les idéologies ouvrières, la nature de l’autorité sur le lieu de travail, et le rôle répressif de l’État dans les sociétés industrielles modernes ». Pour cela il dresse une étude historique comparée de Paris et de Barcelone pendant les fronts populaires. Selon lui, les historiens de ces fronts populaires s’en sont trop tenu au niveau politique et n’ont pas suffisamment étudié les rapports de classes tels qu’ils se nouent de façon concrète, et notamment sur le terrain des résistances ouvrières au travail et des conflits qu’elles génèrent.

Seidman décrit à Barcelone une bourgeoisie traditionaliste et peu dynamique qui n’a que faiblement développé l’économie et ne s’est pas émancipée de l’emprise conservatrice de l’Église et de l’armée. Dans le même temps les organisations ouvrières catalanes sont écartées par un pouvoir répressif de toute possibilité d’intégration réformiste à la société. L’auteur rapproche en partie la situation des organisations révolutionnaires catalanes à celle des bolchéviks en Russie en ce qu’elles se proposent de réaliser, en plus de leur propre projet, une industrialisation et une modernisation des structures sociales qui dans d’autres pays a été réalisée par la bourgeoisie.
Les organisations catalanes/espagnoles, avec toutes leurs différences, partageraient globalement une même idéologie glorifiant le travail et la même volonté d’établir (sous leur direction) un contrôle ouvrier démocratique qui dirigerait le développement et la modernisation des forces productives.
Mais, comme le note Seidman, ce que ces organisations négligent c’est la possibilité que les ouvriers n’adhèrent pas à leur projet productiviste et que la démocratie ouvrière ne fasse pas bon ménage avec celui-ci. Et il montre justement que pour beaucoup de travailleurs la révolution ou le front populaire sont vécus comme une situation qui renforce leurs possibilités de résister à un système visant à obtenir d’eux le plus de travail possible : « Pendant les fronts populaires, les ouvriers se révoltaient contre un ensemble de disciplines, y compris celles imposées par les organisations ouvrières. Les salariés souhaitaient certainement contrôler leurs lieux de travail, mais généralement afin d’y travailler moins. ».
Cette résistance se manifeste par les moyens suivants : coulage, absentéisme, indiscipline, grèves, sabotage, etc. Ce à quoi les organisations répondent d’une part par la propagande (glorification du travail et des ouvriers en tant que producteurs comme nécessaires au succès de la révolution ou de la république, etc.), mais aussi, celle-ci ne suffisant pas, par des mesures coercitives diverses : travail aux pièces, contrôle des arrêts maladies, renforcement des pouvoirs de l’encadrement etc.
Les organisations ouvrières considèrent en effet que puisque la direction est aux mains de représentants ouvriers, la résistance au travail est contraire à la conscience de classe qui relèverait de l’adhésion active au projet d’un développement économique, sous direction ouvrière. Pour beaucoup d’ouvriers cependant, la conscience de classe relève aussi (ou plutôt) du rejet de la condition de prolétaire et de la résistance à toute exploitation. Ils considèrent que le changement de direction, en particulier si celle-ci cherche à les faire travailler autant ou davantage, ne change pas fondamentalement leur vécu des contraintes et de l’autorité subie dans le cadre du travail.

Seidman décrit ensuite une situation différente à Paris, où une bourgeoisie puissante et dynamique a conduit avec succès le développement d’une industrie moderne ainsi que la modernisation des structures sociales françaises (séparation de l’Église et de l’État, etc…). Elle limite l’intensité de la lute des classes en acceptant de partager une partie du pouvoir avec des organisations ouvrières qui ont de leur côté progressivement abandonné dans leur majorité la perspective révolutionnaire.
Les syndicats et partis français partagent toutefois avec les organisations espagnoles la même idéologie productiviste valorisant les travailleurs en tant que producteurs. Mais, plutôt qu’un contrôle ouvrier direct des moyens de production, elles cherchent à obtenir une production plus efficace et une distribution plus équitable au moyen d’un contrôle de l’État sur une économie nationalisée.
Mais, à la différence de Barcelone, le contrôle de l’industrie est resté aux mains de ses propriétaires et le front populaire en France ne conduit pas une guerre. Aussi, les organisations ouvrières françaises peuvent encourager les revendications de consommation et de loisirs et accordent la semaine de quarante heures et les congés payés. Les efforts des organisations ouvrières pour surmonter la résistance des ouvriers au travail existent aussi à Paris mais portent plutôt sur le terrain de la propagande et des incitations consuméristes que sur la contrainte.

Pour Seidman : « L’importance de la résistance [au travail] dans deux villes européennes majeures durant la quatrième décennie du XXe siècle nous montre que les refus du travail ne doivent pas être relégués à des comportements d’une classe ouvrière « arriérée » ou « archaïque » […] on peut interpréter la résistance elle-même comme indiquant une utopie ouvrière dans laquelle le travail salarié serait réduit à son minimum. ».
Et il précise ainsi ses conclusions en fin d’ouvrage : « Ainsi l’analyse des résistances contribue à la compréhension d’une fonction clé de l’État dans les sociétés industrielles, et mène à la conclusion que l’une des fonctions les plus vitales de l’État consiste à faire travailler les travailleurs. (…) Le développement et l’utilisation du pouvoir d’État à Barcelone et Paris durant les fronts populaires ont amené le doute sur la promesse des utopistes du lieu de travail, à savoir que dans le socialisme ou le communisme libertaire, l’État disparaîtrait. En acceptant le travail sans le critiquer, avec la croyance qu’il procure du sens aux ouvriers, les utopistes productivistes ont conclu que l’État serait superflu lorsque les travailleurs auraient pris le contrôle des forces productives. Toutefois l’expérience historique réelle de la gauche au pouvoir à Paris et Barcelone met en cause une telle vision. En dépit de la présence au gouvernement des partis et syndicats de la classe ouvrière, les ouvriers ont continué de résister aux contraintes de l’espace et du temps du travail, provoquant ainsi l’intervention de l’État pour accroître la production. Les historiens pourraient conclure que l’État pourra être aboli seulement lorsque l’utopie cybernétique de Lafargue sera réalisée ».

Selon nous Seidman a parfaitement raison de souligner que l’adoption insuffisamment critique du mode capitaliste d’organisation et de direction du travail ne pouvait qu’entrer en contradiction avec les conceptions démocratiques du mouvement ouvrier. Cependant son explication de cette faiblesse du mouvement ouvrier classique et les conclusions qu’il en tire sont selon nous insuffisantes et problématiques.
Pour lui c’est la reprise trop peu critique de l’idéologie des lumières sur la question du travail qui expliquerait la faiblesse des organisations ouvrières sur cette question. C’est sans doute en partie vrai, mais n’est qu’une explication partielle qui passe selon nous à côté de l’essentiel. Une critique conséquente du travail impliquerait de comprendre les relations nouées dans le procès de travail comme soumis à ce que l’on peut appeler le fétichisme du capital, la tendance qu’ont les relations capitalistes à apparaître comme un fait naturel. En effet la productivité du travail combiné des travailleurs, rassemblés et dirigés par le capital, apparaissant comme productivité du capital lui-même, les dirigeants qui incarnent le pouvoir de commandement du capital et l’organisation du travail qu’ils imposent apparaissent eux aussi comme nécessaires à cette productivité. Aussi, lorsque les organisations ouvrières à Paris et à Barcelone ne mettent pas en œuvre une critique théorique et pratique de ce fétichisme, elles se condamnent à jouer ce rôle d’incarnation d’une direction du travail qui reproduit la subordination des travailleurs et leur situation de prolétaires, prise dans la reproduction générale du capital. Ce fétichisme n’a pas une existence seulement idéologique. Il se concrétise en des rapports de classes, dans des contradictions propres à la reproduction des rapports capitalistes et dans lesquels est imbriqué le mouvement ouvrier. Ce qui explique une pratique contradictoire du prolétariat et de ses organisations, participant à la fois de la contestation et de la reproduction des rapports capitalistes. Les fronts populaires en France et en Espagne, chacun à leur façon, sont deux exemples de réalisations historiques de cette activité contradictoire du prolétariat. Activité qui est d’une certaine manière contre le capital mais en participant de sa reproduction lorsque ce dernier n’est pas surmonté comme fétichisme se réalisant concrètement dans le procès de production (et dans les autres moments du mouvement d’ensemble de reproduction du Capital).

Échouant à éclairer sa description concrète des rapports de classes par une analyse qui l’intègre à une conception plus globale du mode de reproduction des rapports capitalistes, Seidman en est réduit à traiter de la critique du travail en opposant à une utopie productiviste glorifiant le travail une autre utopie de la libération du travail par la seule mécanisation.