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Les Gimenologues
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Itinéraires non choisis.

Voici des souvenirs de jeunesse d’un fils d’anarchistes barcelonais, passé en France avec sa mère et sa soeur (et le chien trouvé sur le front d’Aragon) en juillet 1938.
Les humiliations de la terrible "retirada" de début 1939 leur furent en grande partie épargnées.
Sous l’humour de ce récit à la première personne transparaît le tragique de la situation qui fut faite en France à ces Espagnols qui avaient non seulement défié le fascisme et le capitalisme en Europe, mais aussi puisé dans cette expérience la force et la volonté de continuer la bagarre des années durant, là où ils étaient. Ces hommes et ces femmes ont été battus momentanément, mais non brisés, et encore moins vaincus.

ITINÉRAIRES NON CHOISIS
 
 
Pour une déception, c’en fut une, et de taille, celle de constater en cette fin d’après-midi de juillet 1938, au poste frontière du Perthus, que les Français qui nous "réceptionnaient" n’étaient pas du tout conformes à l’idée que je m’étais faite d’eux.
Des gens "culottés" comme vous et moi ; pas le moindre petit bonnet phrygien en vue ; point de belles "ci-devant" martyrisées non pas par des sans-culottes, farouches et moustachus, mais par des tyranniques corsets qui cambrent la taille et boutent la poitrine hors du corsage.
Rien n’était conforme au livre que j’avais feuilleté à Barcelone plein d’images de la Révolution française, qui sentaient la poudre et retentissaient encore du bruit et de la fureur des sans-culottes, qui "désembastillaient" à tour de bras et à coups de canon.
Par contre les gendarmes étaient eux bien présents ; ils arboraient des mines florissantes propres aux gens bien nourris, qui contrastaient avec celles de mes compatriotes, que les années de guerre et de privations avaient immunisés contre l’embonpoint.
Du "petit haut" de mes huit ans, ces représentants de l’autorité me paraissaient immenses ; de bleu marine vêtus, sanglés de courroies de cuir noir, entre le col de la vareuse et le képi : seul le visage clair ou foncé permettait de les dissocier.
Des yeux inquisiteurs suppléaient les mots lesquels, familiers ou bizarres, se bousculaient au seuil de l’entendement.
Le tampon qui maltraite les passeports, un "allez, allez" tonitruant, et nous voilà, ma mère, ma sœur, notre chien et moi fin prêts dès la ligne franchie, à basculer dans un monde qui n’était pas le nôtre, et qui le deviendra ; en attendant nous prenons place dans le bus, direction Perpignan.
Partis l’avant-veille de Barcelone canonnée par des navires nationalistes, nous avions fait escale chez des proches à Rosas, à l’époque petit port de pêche coincé entre mer et montagne, fait de petites maisons basses, uniformément blanches.
Sur la plage, tirées au sec, des barques de pêche fortement charpentées, peintes de différentes couleurs dont certaines criardes, étaient alignées comme à la parade ; des filets suspendus à des piquets séchaient ; je me juchais sur l’une d’elles, juste le temps d’être corsaire, pirate ou tout simplement aventureux.
Aventureux nous l’étions tous malgré nous ; la révolution, la guerre l’aventure au quotidien : aller à l’école entre une haie de miliciens armés ; immergé avec mes parents dans une marée humaine, terriblement silencieuse (j’ai su plus tard qu’il s’agissait de l’enterrement du leader anarchiste Buenaventura Durruti.
Embrasser mon oncle qui au nom de la République s’embarquait pour aller libérer les îles Baléares, le port noir de monde ; du bateau tel une ruche, des casquettes des mouchoirs des mains saluaient : quel tohu-bohu, que d’enfants, que de femmes, quelle aventure !
 
Des bombardements de Barcelone, ce dont je me souviens le mieux, ce n’est pas tellement le fracas de la canonnade, pourtant toute proche, car nous habitions el barrio gotico près du port, ni le spectacle des maisons touchées par les bombes, mais l’abri auprès duquel, une couverture sur les épaules, nous courions chercher refuge au son des sirènes.
C’était en fait la cave d’une fabrique de cartes à jouer, pour nous enfants la caverne d’Ali Baba, des cartes à jouer, de toutes sortes se trouvaient partout ; quand les parents avaient pris place (et leur mal en patience) parmi les cartons contenant des paquets de cartes neuves, soigneusement emballées, nous allions au fond de la cave, et là était notre paradis.
Dans des corbeilles en osier, un amoncellement de cartes défectueuses en vrac, sans ordre ni respect de la hiérarchie : les reines se compromettaient avec des valets de "maisons" différentes, sous le regard courroucé des rois impuissants, et celui des chevaliers désabusés... Avec tout ce beau monde, je bâtissais mes derniers châteaux en Espagne.
Le but de notre voyage à Perpignan était le Centro Espagnol, qui accueillait les jeunes réfugiés et se chargeait de les répartir un peu partout en France, dans des centres d’accueil, des colonies de vacances et des familles d’accueil volontaires.
Las, le Centro était saturé, dans l’impossibilité d’accepter quiconque : il fallait donc attendre et cela pouvait durer assez longtemps.
Un dilemme d’importance se posait à ma mère : soit retourner à Barcelone, soit attendre sur place ; le choix de rester signifiait, vu les modestes ressources dont elle disposait, trouver un appartement pas cher et du travail le plus rapidement possible.
 
L’appartement que nous louâmes illustre fort bien combien léger était son pécule, un deux-pièces rue du Paradis près de la place Cassanyes, (je passe encore quelquefois devant).
Ce qui nous avait particulièrement étonnés était l’absence de WC ; notre appartement à Barcelone, bien qu’ancien et modeste, avait un WC rudimentaire bien sûr, fait d’une cloison verticale et d’un dessus en bois muni d’un couvercle, le tout dans un réduit fermé.
Par contre ici un trou derrière la porte d’entrée au bas de l’escalier était le réceptacle des seaux hygiéniques ; le qualificatif de moderne dont la France se prévalait à juste titre en beaucoup de domaines était en ce qui concerne l’hygiène quelque peu surfait.
La caisse d’oranges fut pour nous l’expression parfaite du meuble polyvalent par excellence, modulable à souhait : chaise, table, bureau tablette de nuit etc. Un matelas à même le sol, tel le radeau de la Méduse, accueillait nos nuits. Un réchaud à alcool, quelques ustensiles de cuisine, réduits au strict minimum, composaient notre mobilier, provisoire bien sûr ; d’ailleurs l’exil politique espagnol a vécu pendant 37 ans le "cul" entre deux chaises, joué au funambule sur la ligne de crête des Pyrénées, et a assumé le rôle du pion sur l’échiquier de la géopolitique internationale.
Le seul à s’adapter avec facilité fut notre chien : point pour lui de barrière de langue et surtout, le contenu des poubelles était autrement plus consistant que celles de Barcelone ; les gens mangeaient encore bien en France, c’est-à-dire qu’ils ne manquaient pas de l’essentiel, ce qui n’était pas notre cas...
C’était l’époque à laquelle le caddie n’aurait été d’aucune utilité (et encore moins pour nous) pour effectuer les achats d’épicerie, car ils se faisaient pratiquement à la "pincée". Un quart de litre d’huile, un quart de kilo de sucre ; un hecto de ceci et un demi hecto de cela... étaient chose courante, juste le nécessaire à doses homéopathiques. Le dimanche, un quart de biscuits secs marquait ce jour d’une pierre blanche.
La Place Cassanyes était mon centre du monde ; ma mère y travaillait, j’y passais le plus clair de mon temps.
Le cinéma le Capitole devant les vitrines duquel j’allais avec ma sœur contempler les affiches et les photos épinglées, était pour nous une sorte de centre culturel.
Nous nous efforcions de déchiffrer les textes, avant-goût du spectacle qui pour nous n’allait jamais au-delà, car le prix d’entrée, bien que modique était au-dessus de nos moyens.
A la hauteur du cinéma sur la place, une pelleteuse mécanique creusait une énorme excavation, emplacement encore aujourd’hui des WC publics. Aussitôt les ouvriers partis, ce cratère devenait soit un gouffre insondable, soit des falaises infranchissables que nous escaladions pourtant allègrement.
Les bâtiments qui aujourd’hui se situent entre la Banque populaire et la boulangerie qui fait angle avec la rue Louis Béguin ont remplacé ce qui à l’époque était des maisons trapues abritant des magasins et des ateliers.
Parmi ceux-ci un atelier de confection où ma mère travaillait, ce qui nous permettait de joindre difficilement les deux bouts, de plus en plus distants.
 
Le français (la langue bien entendu) devenait moins hermétique, certains mots plus familiers ; comme mon chien, je commençais à prendre mes repères et des habitudes.
Toujours à l’affût de l’aventure, nous gravîmes les quatre étages du 51 rue de l’Anguille, qui donnaient accès à notre nouvel appartement (une cuisine-alcôve, sans doute conçue pour loger des lilliputiens tant l’espace était réduit. Par contre, une grande terrasse élargissait notre horizon et notre vision du monde : le Canigou à portée de regard.
Le déménagement - si j’ose employer ce terme vu l’inconsistance de notre patrimoine - fut rapide ; en deux temps trois mouvements, nous intégrions pour le meilleur et pour le pire la communauté haute en couleur du 51, (quatre étages plus le rez-de-chaussée, deux appartements par étage) composée de huit familles. A cause de la chaleur, de l’exiguïté des logements et de la promiscuité inévitable, tout un chacun savait tout de l’autre, et plus encore ; ce qui n’empêche qu’au-delà de la sympathie ou de l’animosité, la solidarité quand elle s’avérait nécessaire n’était pas un vain mot.
Les dictons sont le fruit de l’observation et d’une longue expérience de vie ; ils s’avèrent rarement erronés ; hélas, celui qui dit : "il pleut toujours sur du mouillé" pouvait fort bien s’appliquer à nous.
Ma mère tomba malade et son état de santé nécessita une opération urgente et une longue hospitalisation. Je ne sais pour quelle raison nous restâmes ma sœur et moi seuls à la maison quelques jours, avant d’intégrer la crèche de l’hôpital.
Les voisins s’occupèrent de nous ; le coiffeur coupa nos cheveux, la marchande de volailles nous apporta des œufs ; tous contribuèrent à tisser un réseau solidaire et chaleureux qui fait tant défaut de nos jours.
Encore une parcelle du monde s’ouvrait à nous ; situé aux confins nord de la ville, relié à celle-ci par un tram bruyant et grinçant peint en jaune qui ne passait pas inaperçu : l’hôpital.
J’ai gardé une vague idée de l’ensemble bien qu’impressionné par les nombreux bâtiments dits "pavillons", reliés entre eux par des chemins bordés de lauriers roses et blancs.
 
La crèche, les dortoirs collectifs, les tabliers à carreaux dont nous étions habillés, les bérets, sont des souvenirs secondaires comparés à une sensation concrète, matérielle au possible, faite d’envie et de satiété, qui fut le point d’orgue de mon séjour et un souvenir impérissable : un grand réfectoire éclairé par de grandes baies vitrées, à travers lesquelles le soleil de midi se jouait de l’ombre et soulignait les plats et couverts sur la table ; des bancs sur lesquels sagement assis nous attendions d’être servis.
La dame de service apporta un grand plat de purée de pommes de terre dorées au four, encore fumant et qui embaumait. Mes papilles (dé)gustatives battaient la chamade et salivaient d’importance.
Imaginez un des chevaliers de la table ronde lancé à la recherche du Graal et qui réalise soudain que par miracle il est à portée de main.
On me servit comme tout un chacun ; au "rabiot" nous étions quelques-uns, au troisième tour, j’étais seul ; la dame préposée au service préféra arrêter l’expérience, mais ne put s’empêcher de montrer en exemple l’enfant qui mange sans faire de chichis, qui ne chipote pas et qui apprécie.
Ce que cette dame ignorait, c’est que depuis début 1937 en Espagne et dans la foulée en France, nous avions subi un entraînement intensif à manger "pauvre", et étions fin prêts à considérer comme ortolans ce qui pour les autres n’était qu’ordinaire.
Bien sûr que durant tout le séjour j’ai fait honneur aux repas (j’avais tant de retard à rattraper), mais il n’empêche que le temps aidant, j’arrivais à considérer comme les autres enfants qu’au goûter de quatre heures, le morceau de pain était disproportionné en rapport du morceau de chocolat qui allait avec.
Après sa convalescence, ma mère eut la chance de dénicher une place de bonne à Font-Romeu, et ironie du sort, chez des bourgeois catalans espagnols réfugiés en France depuis 1936.
C’était sans doute l’exception qui confirme la règle, car prendre une "bonne" "rouge", avec des enfants à charge, plus le chien qui allait avec sous-entendait une bonne volonté évidente et une largesse d’esprit particulière.
Ma mère partit d’abord avec ma sœur, et quelque temps après, confortablement installé sur la banquette arrière d’une voiture décapotable, le chien bien serré dans mes bras, je bravais le vent de la course, les yeux larmoyants, mais bien décidé à ne rien perdre de l’aventure.
J’ai des souvenirs faits de bruits, d’odeurs et d’images furtives : dans la grande villa où nous habitions, le séjour m’intimidait. Cossu, immense, de lourdes tentures aux fenêtres l’assombrissaient.
Divans et fauteuils meublaient la pièce ; au fond une cheminée bâtie en pierres de taille en imposait ; au-dessus une horloge carillon égrenait le temps, saucissonné en quarts, demies et heures, sans rien omettre.
L’air du carillon, pourtant archi-connu et prévisible, me surprenait toujours désagréablement. Même après tant d’années écoulées, si en visite chez quelqu’un (généralement chez des personnes âgées) un carillon identique se manifeste, il déclenche en moi un sentiment de mélancolie inexplicable. D’autant plus inexplicable que ce séjour à Font-Romeu parmi les pins et agrémenté de longues balades fut des plus agréables.
 
En octobre 1938, retour au 51 rue de l’Anguille, et juste avec un peu de retard sur la rentrée scolaire, nous intégrâmes, grâce à M. Bru pharmacien à la place Cassanyes, le monde des Dumas, et consorts et de nos ancêtres les Gaulois.
Premier contact avec le monde scolaire français à l’école Voltaire. Je n’étais pas grand pour mes presque neuf ans, mais encore trop comparé aux élèves du cours préparatoire avec lesquels je partageais les pupitres.
Mon français considéré comme incertain donnait de moi l’apparence d’un grand garçon légèrement attardé ; heureusement que les progrès furent rapides et que je pus rapidement rejoindre les garçons de mon âge.
Les rapports entre le jeune réfugié avant l’heure que j’étais et les jeunes Français qui se considéraient issus de la cuisse de Vercingétorix, bien que leurs géniteurs fussent des émigrés économiques de fraîche date, étaient quelquefois ,mais pas souvent, tumultueux.
Par chance, bien que pas grand, j’étais râblé et costaud et peu enclin à jouer le rôle de souffre-douleur. Il faut dire que nous étions à la veille du grand exode, lequel rendit les rapports beaucoup plus difficiles.
Ces quelques mois qui précédèrent "l’explosion" furent sans doute les plus stables, nous avions pris le rythme de l’école : ma mère travaillait dans de meilleures conditions ; peu à peu des meubles donnés ou achetés d’occasion remplacèrent les caisses d’oranges.
Le matelas "reposa" sur un sommier ; notre régime alimentaire bien qu’austère devint moins draconien, et surprise, un dimanche à marquer d’une pierre blanche, ma sœur et moi rompîmes le tabou et franchîmes le seuil de la porte qui donnait accès au monde de l’imaginaire : le cinéma le Capitole cessa de n’être qu’un hall.
"Rose-Marie" était le titre du film, et en technicolor SVP ; la blancheur de la neige mettait en valeur le pourpre des tuniques de la police montée du Canada.
Ce dimanche devint le Dimanche, point de référence incontournable combien de fois évoqué, raconté.
 
La Retirada en 1939 fit voler en éclats cette normalité, et de quelle manière ! La démesure de l’exode, son impact aussi bien politique qu’humain ne laissa personne indifférent ; certains apportèrent leur contribution à l’élan de solidarité : des gestes de réconfort, des mots ; des petits riens qui pourtant, comme le chantait Brassens, réchauffent le corps et le cœur. D’autres, l’intérêt pour le spectaculaire émoussé, se drapèrent dans l’indifférence, prétendant ne pas vouloir se mêler de politique, trop occupés par leurs propres problèmes quotidiens.
Enfin tous ceux - nombreux - qui prédisaient l’apocalypse s’il n’était pas mis un frein à l’invasion du pays par cette horde de va-nu-pieds, rouges de surcroît, qui n’aspiraient qu’à manger notre pain et violenter nos filles. Les refouler était la seule solution, après tout ce n’était qu’une affaire d’Espagnols, les nationalistes sauraient la débrouiller et Dieu reconnaîtrait les siens (Simon de Monfort dixit).
Les organisations humanitaires s’organisèrent ; l’hôpital militaire à St Mathieu était le centre d’accueil et de rassemblement des femmes et enfants. Tous les volontaires, dont faisait partie ma mère, s’investissaient à fond 24 heures sur 24 ; les réfugiés étaient réconfortés, les familles reconstituées dans la mesure du possible (les pères et maris étaient déjà en villégiature sur les plages du littoral) et envoyées un peu partout dans le pays. Ma sœur et moi, livrés à nous-mêmes, étions sur la même galère, dormions sur la paille, sur les bancs, percions les mêmes boîtes de lait concentré, partagions l’ordinaire de tous. A tel point que sans la présence d’une amie de ma mère qui supervisait les départs et m’aperçut, je partais avec des copains pour je ne sais quelle destination.
Les Perpignanais venaient nous voir, certains avec des friandises, d’autres juste avec curiosité et a priori. Il est dans le domaine du possible de penser que celle qui est devenue la femme de ma vie faisait partie de ces enfants qui venaient nous rendre visite. Elle habitait le quartier et passait souvent devant l’hôpital, et comme j’étais un des seuls parmi les petits réfugiés à parler français, on faisait souvent appel à moi pour mieux expliquer ou comprendre.
Le coup de feu passé, nous réintégrâmes notre logement, lequel pourtant exigu devenait de temps à autre, selon le degré de vigilance des sentinelles des camps d’Argelès ou d’ailleurs, le siège d’une communauté d’affinité.
Ma mère en Espagne était une militante très engagée et travaillait en usine ; nombreux étaient ses camarades, et ceux qui réussissaient à s’évader venaient chez nous, la porte leur était toujours ouverte.
Leur présence ne passait pas inaperçue, c’est le moins qu’on puisse dire, les gendarmes embarquaient tout ce monde sauf ceux qui empruntaient le chemin des toits, itinéraire dont j’étais le concepteur.
Entre Perpignan et St Gaudérique, le champ de Mars, beaucoup plus étendu qu’il n’est aujourd’hui, était le centre de stockage d’un matériel hétéroclite, camions, voitures, motos, canons etc... que les soldats espagnols avaient laissé à la frontière.
Une compagnie de réfugiés en assurait l’entretien ; après l’école, nous allions nous mettre plein la vue de ce spectacle peu commun. A travers les barbelés, nous bavardions avec les internés auxquels nous rendions des petits services : aller leur chercher à manger, boire, fumer etc...
A la longue, j’étais connu des sentinelles qui me permettaient de pénétrer dans le camp, surtout les jeudis après-midi. Combien de camions et de voitures ai-je conduits, de motos ai-je chevauchées ; le matériel de la république était mon petit manège personnel.
En récompense de mes menus services, on m’offrait des petits cadeaux faits main ; je me souviens encore non sans une certaine émotion d’un magnifique bimoteur en bois peint en gris, avec au bout des ailes des cocardes tricolores.
 
Quelques mois après, un événement d’importance que j’ai du mal à situer avec exactitude dans le temps, peut-être à l’époque de la drôle de guerre, (septembre 39 ou juin 40), une colonne interminable de réfugiés provenant des camps traversait la ville de part en part en direction de la gare, destination le nord de la France, pour constituer des compagnies de travail.
Encadrés par des gendarmes et des soldats, ils marchaient volontairement en bon ordre, juste pour marquer le coup, eux qui avaient été si souvent dénigrés, au milieu d’une haie de curieux, badauds et amis.
Ils chantaient des chants révolutionnaires, avec force poings levés ; d’autres poings se levaient dans la foule en guise de salutation et de solidarité. D’autres chants plus tristes mélancoliques me donnaient la chair de poule, c’était vraiment impressionnant.
 
Qui se doutait que parmi ceux qui défilaient fiers devant nous, contrairement aux soldats français qui allèrent peupler les camps de prisonniers, nombreux, trop nombreux finirent leur marche au pied des fours crématoires, à Mathausen ou ailleurs.
A la fin des hostilités (1945), des copains déportés que nous avions hébergés en 1939 passèrent quelques jours à la maison, juste le temps nécessaire pour se remettre dans la normalité ; ils nous contèrent par le menu leur incroyable Odyssée.
Quelques jours après l’exode, mon père se présenta à la maison ; il avait été libéré du camp d’Argelès en raison de ce que sa femme habitait Perpignan en situation régulière.
Ce fut une époque difficile matériellement parlant car il n’y avait que ma mère qui travaillait ; mon père confectionnait des ceintures en soie que nous devions avec ma sœur placer ou vendre dans les magasins qui voulaient bien nous les prendre.
 
Le 19 octobre 1939, ma sœur retourna en Espagne à Rosas où habitait une parente qui n’avait pas d’enfants et chez qui elle avait déjà vécu quelque temps durant la guerre ; elle proposa pour nous soulager de l’accueillir le temps qu’il faudrait.
Ma sœur partie, nous n’étions plus que trois à la maison (chien non compris) ; pas pour longtemps car peu après mon père décida de retourner lui aussi à Barcelone. A vrai dire, je ne connaissais pas la vraie raison de son départ ; pendant quelques années j’avais cru - ou voulu croire je ne sais plus - qu’il retournait en Espagne reprendre le combat contre le Franquisme.
Son arrestation et son exécution me confortèrent dans l’idée que mon père était un héros ; être orphelin de père à l’époque était malheureusement à la porté de n’importe quel enfant, mais orphelin d’un héros n’était pas si courant. En réalité, je sus plus tard ce que ma mère me taisait : mon père était retourné à Barcelone rejoindre une personne avec qui il avait vécu peu après notre départ ; son auréole de héros en prit un coup, mon rêve s’effilocha, mais il n’empêche qu’il m’avait permis de mieux accepter ma condition d’enfant sans père. Ce fut une triste soirée que celle de son départ, d’autres le furent aussi, puis la vie suivit son cours tumultueux car les événements se précipitaient, lourds de conséquences : la mobilisation générale, la drôle de guerre, l’armistice. Évidemment un enfant de dix ans vit mais n’arrive pas à saisir la réelle importance - et les conséquences qui en découlent - des événements dont il est témoin.
Dire que j’étais malheureux de la si soudaine défaite de l’armée française serait mentir ; j’y trouvai même source de satisfaction facile à comprendre. Les rapports entre jeunes réfugiés dont je faisais partie - bien qu’entré en France un an avant l’exode - et les jeunes Français étaient souvent houleux, et cela était dû en grande partie à tout ce qu’ils entendaient dire dans leur milieu familial.
Des insultes échangées, pourtant nombreuses et variées, celle qui nous blessait le plus c’était quand ils traitaient les réfugiés de soldats d’opérette qui avaient détalé comme des lapins devant les troupes nationalistes. Aussi quand la glorieuse armée française qui avait terrassé les "boches" en 14 capitula presque sans combattre, ce fut pour nous une occasion de leur rendre la monnaie de leur pièce. Puéril ? sans doute mais de bonne guerre.
Si la vie d’un émigré économique n’est pas facile à vivre, faire son trou dans un milieu généralement hostile, des us et coutumes à acquérir, d’autres à délaisser, elle est néanmoins la résultante d’un choix.
Par contre pour le réfugié politique, l’exil n’est pas un choix, il n’a pas d’autre alternative ; au traumatisme du déracinement s’ajoute l’éclatement des familles, les pères ou les grands frères morts ou éparpillés aux quatre points cardinaux ; les grands-parents laissés car trop vieux pour suivre ou survivre.
Chez les parents dominait la frustration d’avoir perdu non pas la guerre mais la Révolution à laquelle ils crurent ; le sentiment d’avoir pendant quelques temps réussi à faire cohabiter utopie et réalisme fut relayé par celui d’avoir été incompris et lâchés par le monde ouvrier.
Pour nous jeunes adolescents, ce qui nous ulcéra profondément fut le comportement bête et méchant de tous ceux qui s’acharnaient à nous faire ressentir notre soi-disant "tare", celle d’être né étranger.
Je suis certain que pour beaucoup d’entre-nous, ce "passage de vie" a laissé des traces, et que malgré les années écoulées, le ressentiment demeure ; ne visant personne en particulier mais la France en général, et le concept d’un nationalisme imbécile qui considérait un individu non sur ses qualités propres, mais selon l’estampille du lieu de naissance.
 
Puis vint le Maréchal auquel nous tressions des couronnes chaque matin au pied du mât fiché au milieu de la cour de récréation. Aux peu mâles accents de l’hymne national new-look : "Maréchal nous voilà", nous les sauveurs de la France, béret à la main, nous contemplions le drapeau monter au firmament avec curiosité au début, indifférence ensuite, qu’il était prudent de dissimuler.
Ce lever aux couleurs fut notre ordinaire pendant quelque temps, ensuite il se fit sans nous ; plus de rassemblement, juste deux élèves désignés par roulement, comme pour les corvées de classe, étaient chargés du rituel lever. Puis la pratique du rite cessa ; oublié au bout du mât, le drapeau continua de frémir selon l’humeur du vent ; un beau jour sans tambours ni trompettes, mât et drapeau disparurent, le processus de délitement d’une pratique qui se voulait volontariste fut somme toute rapide ; il serait curieux d’en connaître les raisons car nous étions encore en 1942.
Dans la foulée du vainqueur de Verdun arrivèrent les cartes de rationnement avec des tickets ridiculement minuscules qui préfiguraient l’inconsistance des rations auxquelles ils donnaient droit.
La majorité de mes contemporains fut prise de court par le rationnement ; c’était une expérience à laquelle ils n’étaient pas habitués ; il n’en était pas de même pour nous réfugiés, l’artde danser devant un buffet vide, nous connaissions.
Il y eut à cette époque au sein du corps enseignant une tendance à la relativisation quant à la notation des épreuves des compositions ; bien sûr il n’y a rien de plus subjectif que l’appréciation humaine, surtout dans la mesure où un petit quelque chose de la part des parents venait de temps à autre améliorer ordinaire. Ce fut l’ère de la compromission, celle des boutiquiers ; et pour tous ceux qui ne pouvaient aspirer aux douceurs du marché noir ni bénéficier des largesses d’un parent installé à la campagne, ce fut le temps de la débrouillardise.
C’était une question de chance et d’organisation, j’avais deux atouts en main : primo de ne pas avoir de préjugés à l’encontre des topinambours, navets et rutabagas, pour peu qu’ils soient même sommairement accommodés ; secundo ma mère travaillait en qualité de femme de ménage au restaurant la Coupole, rue des marchands, et elle réussissait de temps à autre à soutirer quelques friandises.
A midi je mangeais à la cantine, quelquefois des haricots provenant des colonies, aussi gros que des montres gousset et qui tenaient au corps, ce qui ne m’empêchait pas de courir au fourneau économique où le fils de mon voisin du premier exerçait ses talents de cuisinier ; j’avais "table ouverte", topinambours ou n’importe quel autre tubercule accompagné d’un bout de boudin national faisaient l’affaire.
En fin de parcours, la maison. Je sortais le chien en dégustant la friandise que ma mère m’avait parfois apportée. Les jeudis après-midi, j’allais donner un coup de main à la plonge ; inutile de dire que ce jour, je faisais bombance.
Curieuse la faune qui fréquentait ce restaurant assez couru des officiers allemands : des pêcheurs en eau trouble et tous ceux qui avaient les moyens.
Le patron grand et fort, la soixantaine, régentait la cuisine ; sa femme tout le reste ; l’amant attitré - un pied dans le milieu et l’autre Dieu sait où - était omniprésent ; le fils et la fille pourris, gâtés vivaient dans un monde différent du nôtre.
 
Ma mère travaillant les fins de semaine, j’allais les passer à Fourques, petit village non loin de Perpignan, chez des copains réfugiés, ouvriers agricoles, bien que leur profession fût toute autre. Nous allions au café boire des tasses de bouillon KUB, et ensuite pêcher ou bien capturer des grenouilles ; quelquefois le soir venu nous allions grappiller dans les potagers d’autrui.
Ma venue était fort appréciée car je convoyais du tabac, source de plaisir pour les copains et le fruit d’une technique dont j’étais l’artisan. Ma mère collectait les mégots au restaurant ; je devais les décortiquer, mélanger le tabac car il était d’origines diverses (du tabac blond allemand, des cigares de toute sorte et du tabac brun) ; mélange que je devais aérer, tourner et retourner plusieurs fois : il paraît que le résultat était excellent. Il était fort apprécié aussi par d’autres copains qui venaient à la maison de temps à autre le soir tenir des conciliabules dont j’étais exclu. Au-dessus de la cuisine il y avait un grenier dont j’étais le seul à pouvoir y grimper sans échelle ; parmi des vieux objets poussiéreux, des armes : une mitraillette et des pistolets bien protégés. J’eus tôt fait le rapport entre les fumeurs de tabac et les armes, car j’avais vu l’un d’eux grimper au grenier. Comme je n’étais pas dans le secret des dieux, je tus ma découverte.
 
Un jour que je descendais les quatre étages en sifflotant ce qui me passait par la tête, je me fis réprimander par le beau-frère du cuisinier ; il paraît que je sifflais l’Internationale que j’avais entendu tant et tant de fois ; il me conseilla de ne plus le faire car je pouvais faire du tort à ma mère. Je sus plus tard qu’il était mort en déportation à Dachau.
 
En juillet 1943, pendant les vacances d’été, je travaillais chez un expéditeur à Bompas, près du grand hangar où les femmes emballaient les fruits ; il y avait un appartement où logeait un officier allemand. Son ordonnance, un homme d’âge moyen, avait un fils de la même génération que moi. Et sans doute pour cette raison m’avait-il pris en sympathie. Il me montra et souvent la photo de sa famille, et me disait que la guerre était une mauvaise chose pour tous.
Le chauffeur de l’entreprise venait me prendre le matin et me ramenait le soir à la place Cassanyes ; un jour nous travaillâmes jusque tard, l’heure du couvre-feu largement dépassée, le chauffeur n’osa pas s’aventurer en ville et me laissa au pied du Castillet.
Près du café de la Poste, j’entendis résonner les pas d’une patrouille allemande, dissimulé derrière un des massifs du café, j’attendis prudemment qu’elle s’éloigne pour poursuivre mon chemin. J’avais un choix à faire, soit passer par le centre ville, soit par la place Gambetta ; j’optai pour le second itinéraire, mal m’en prit. Bien que rasant les murs, à peine arrivé au milieu de la place, un ordre retentit : "Halte ou je tire !" qui me cloua sur place ; tel un lapereau pris dans un faisceau lumineux je vis deux miliciens approcher, armes pointées sur moi. Dire que je n’en menais pas large serait un euphémisme ; ainsi escorté je franchis le seuil de l’hôtel du Petit Paris ; fouillé, questionné, la musette que je portais en bandoulière vidée, son contenu - des abricots - se répandit sur la table.
Il était évident que je n’étais rien d’autre qu’un gosse apeuré avec l’envie de rentrer chez lui. Dûment sermonné, et avec à mon actif deux heures passées à cirer des souliers, ils me laissèrent partir sans les abricots qu’ils avaient dégustés tout en écoutant mes explications.
Inutile de dire que si ma mère s’était fait un sang d’encre, le mien n’était guère plus coloré.
 
Quand la "zone libre" cessa de l’être, j’assistai à l’entrée des troupes allemandes à Perpignan ; si mes souvenirs sont exacts, le spectacle, car c’en fut un dans le but d’impressionner les populations, se déroula au boulevard Clémenceau. Des motos et des side-cars chevauchés par des Centaures, le dos droit, de vert vêtus, ouvraient le bal ; les occupants du side-car, l’air farouche, tenaient leurs mitraillettes plaquées sur leurs poitrines. Un peu plus loin des officiers à cheval caracolaient devant les troupes. Impressionnants d’ordre et de discipline (qualités fort prisées par notre directeur d’école qui nous répétait à l’envie que leur absence avait précipité la défaite de nos troupes en 40), martelant le sol de leurs bottes noires, des soldats identiques et interchangeables passaient devant nous.
La foule des curieux cantonnée sur les trottoirs observait en un silence prudent ce déploiement de forces ; il s’en dégageait une impression de puissance et d’invincibilité, renforcée par les victoires.
Les premiers effets de l’occupation se firent sentir au niveau scolaire ; certaines écoles furent réquisitionnées pour héberger les troupes, et les élèves répartis un peu partout. Nous nous serrâmes pour faire de la place à certains d’entre‑eux ; nous héritâmes de deux petits Polonais, réfugiés en France depuis 40, qui devinrent l’objet de notre curiosité. Puis la présence physique des soldats allemands intégra notre quotidien et devint banale.
 
Bien entendu, nous les jeunes entendions parler des maquisards, d’attentats, de représailles, mais ce n’était que du "on dit" ; par contre un événement auquel j’assistai tout à fait par hasard me marqua assez au point de m’en souvenir encore. C’était une après-midi d’été, occupé à regarder les affiches et les photos exposées aux vitrines des cinémas le Paris et le Cinémonde, j’entendis une musique peu habituelle ; il faut dire que nous n’avions pas de poste TSF - comme on disait à l’époque - à la maison.
Je connaissais bien quelques refrains du "fou chantant" grâce au talent d’un gitan rempailleur de chaises qui excerçait sa profession à même la rue, et interprétait avec bonheur le répertoire de Charles Trenet.
Intrigué, je grimpai les escaliers qui menaient à une grande salle dont les murs étaient tapissés de grandes affiches de cinéma, sur lesquelles quelques vedettes de l’époque aguichaient le chaland avec des sourires prometteurs. Sur le mur gauche il y avait le bar et deux portes qui donnaient accès au balcon du Paris ; avec des tables et des chaises le long des autres murs, cette salle faisait office de bar et de fumoir pendant les entr’actes. Posé sur le comptoir, un tourne-disques distillait une musique très rythmée, au son de laquelle de nombreux jeunes gens dansaient. L’habillement des garçons m’avait particulièrement intrigué. Les pantalons pourtant longs étaient aussi courts et étroits que les vestes étaient amples et longues ; ils mettaient en évidence des chaussettes multicolores et des chaussures qui faisaient d’un modeste 41 un avantageux 45. J’étais en plein milieu d’une réunion de Zazous, les contestataires de l’époque, qui rejetaient le schéma culturel et archaïque imposé par les tenants de la France profonde et des "binious".
Soudain, un bruit de pas précipités et des hurlements précédèrent l’irruption d’un groupe de miliciens vociférant des insultes, bousculant les danseurs ; ils fracassèrent le "phono" et avec force bourrades contrôlèrent les identités.
La salle évacuée, quelques jeunes furent embarqués, ils étaient sans doute "en délicatesse" avec les exigences du STO (service du travail obligatoire).
J’avais déjà remarqué à plusieurs reprises en cet été 44 que lors de la projection des actualités, quand le speaker commentait avec indignation les dégâts causés par les bombardements de l’aviation alliée, la salle ne réagissait pas ou presque pas. Par contre quand apparaissaient des membres du gouvernement, des miliciens ou des Allemands, des cris fusaient, encouragés par l’obscurité protectrice.
Il n’était pourtant pas loin le temps où vendangeant dans un grand domaine, nous cohabitions avec des jeunes gens qui ne travaillaient pas par besoin, comme c’était notre cas, mais pour la "grandeur de la France" qu’ils servaient dans les “Chantiers de jeunesse”.
Ces croisés du Maréchal nous parlaient de grandeur et de sacrifices, et de la nécessaire cohésion nationale derrière Pétain, afin de reconstruire une France plus belle. Je me gardai bien de lever le doigt et dire qu’en tant que refugié espagnol, je ne me sentais guère concerné par ce "chantier".
 
À quelque chose malheur est bon : j’avais emprunté une pompe à vélo à une dame avec qui je travaillais chez un expéditeur à Pia, durant les vacances d’été ; cette pompe je l’avais égarée et l’idée d’avoir à le lui dire m’embarrassait énormément. Gros souci qui allait devenir le cadet par ordre d’importance ce 24 août 1944, jour de la libération de Perpignan.
Si j’avais assisté à l’entrée des troupes allemandes en ville, j’étais également présent à leur départ ; façon de parler car en réalité je ne vis que quelques soldats qui loupèrent le coche, encadrés par des civils.
Accompagné de ma mère, j’avais été partout où il se passait quelque chose d’important et il y avait le choix : l’arsenal brûlait à la gare, des wagons chargés de munitions explosaient, un vrai feu d’artifice.
Au pied du Castillet, beaucoup d’hommes jeunes et moins jeunes portaient qui un pistolet, qui un fusil, et faisaient le coup de feu en direction des Nouvelles Galeries, où, disait-on, des miliciens étaient retranchés.
Sur le pont, un camion allemand brûlait ; curieusement pointé en direction de la Basse, un petit canon avait été abandonné. Un jeune homme, mi-civil, mi-militaire, casque sur la tête et veste kaki habillant le haut, une paire de shorts et des sandales habillant le bas, poussait avec difficulté une petite remorque chargée de caisses de munitions. Nous l’aidâmes à traverser la place ; il se dirigeait vers la préfecture. Tout de même c’était drôle, parmi tous les curieux présents, ce fut un garçon et une femme qui durent l’aider. Soudain une rumeur circula, une colonne allemande revenait sur Perpignan par le Vernet : ce fut un branle-bas de combat. Certains qui quelques minutes auparavant affichaient avec superbe leur volonté d’en découdre, intention d’ailleurs fort bien raisonnée durant les années noires, allèrent se positionner... derrière leurs contrevents clos. Ceux qui en avaient vu d’autres se dirigèrent vers le pont Joffre sans précipitation ; ce fut fort heureusement une fausse alerte ; tel le sang qui reflue après une émotion, les curieux refirent surface.
Je ne sais pour quelle raison nous restâmes sur place ; peut-être parce que ma mère disait que l’événement que nous étions en train de vivre lui rappelait, en bien moins important, le 19 juillet 1936 à Barcelone, donc moins dangereux ?
Ce furent je pense les dernières escarmouches d’importance en ville ; par contre pour certains va-t-en guerre nés de la dernière pluie, commençait ce qu’ils qualifieraient plus tard de hauts faits d’armes : la tonte des cheveux de celles qui avaient fauté avec l’occupant, et la chasse aux traînards.
Peu après, des voitures arborant le drapeau tricolore sillonnaient la ville, klaxons bloqués ; prudemment des gens descendirent en ville manifester leur joie. Ce fut une journée particulière, de celles dont on se souvient et qui servent de repère, avant et après. Cet après immédiat fut un désordre jouissif : beaucoup de monde dans les rues, sur les places, et qui eut du mal à réinsérer la normalité du quotidien.
Deux de mes jeunes voisins, à peine plus âgés que moi, s’engagèrent dans la nouvelle armée française afin de parachever la libération du pays et la chute de l’Axe. Ils eurent droit à quelques semaines d’instruction militaire, apparemment insuffisante. Un soir qu’ils manipulaient leurs armes assis sur leurs lits, un geste malheureux et le genou de l’un deux explosa : la guerre pour lui finit avant d’avoir commencé.
 
Le 8 mai 45, l’armistice déclencha le retour massif des prisonniers ; il y eut fête dans les rues et les chaumières ; par contre celui des déportés fut moins spectaculaire, ils étaient forcement bien moins nombreux. Âgé d’une quinzaine d’années, les filles du quartier commençaient à focaliser mon attention ; j’avais un jour, je ne sais plus lequel, décroché un rendez-vous avec l’une d’elles, et Dieu sait, comme le chantait si bien Danielle Darieux, combien est important l’instant du premier rendez-vous, si plein de promesses. Il serait prétentieux de prétendre qu’il puisse exister un lien de cause à effet entre l’incendie du Reichstag et mon rendez-vous et pourtant... Quelques heures avant mon embarquement pour Cythère, deux hommes hâves, le crâne rasé, entrèrent chez nous et demandèrent à voir ma mère ; sur le coup je ne les reconnus pas et pourtant ils étaient déjà venus à la maison. C’était lors de la Retirada, quand ils réussissaient à s’évader des camps d’Argelès ou d’ailleurs ; cette fois ils venaient de plus loin, de Mathausen. Ils restèrent quelques jours chez nous, et peu à peu contèrent leur Odyssée, leur passage en enfer ; curieusement ils parlaient sans passion ni colère, comme s’ils faisaient juste un constat d’événements dont ils avaient été témoins. Ils fumaient de curieux petits cigares blonds, allemands disaient-ils, et partageaient avec nous du chocolat et des friandises offertes par la Croix Rouge. La compagnie de travailleurs étrangers dont ils faisaient partie fut capturée presque en totalité dans les Ardennes, et bien qu’unité non combattante, elle fut déportée à Mathausen, dont ils furent les premiers hôtes étrangers ; les internés déjà sur place étaient allemands, politiques et de droit commun. Ceux qui eurent la chance, la force physique et mentale de résister aux premiers mois de captivité, réussirent à intégrer les services d’entretien du camp, les cuisines, les ateliers, etc. grâce aux réseaux d’entraide qu’ils avaient tissés. Il existait entre eux un lien beaucoup plus puissant que la simple communauté de langue ; ils avaient combattu pour un idéal, subi les épreuves de ce combat, et savaient ce que résister voulait dire.
 
Mon oncle, le frère de ma mère, eut plus de chance ; il faisait aussi partie d’une compagnie de travail stationnée dans les Ardennes ; quand il vit la tournure que prenaient les événements, il enfourcha un cheval de trait, direction le sud : il évita les routes encombrées par les réfugiés et arriva à bon port à Marseille.
Perpignan-Marseille, voyage initiatique ? Sans doute, mais aussi une entreprise audacieuse, car voyager par le rail en cette fin d’été 1945 sous-entendait un certain goût pour l’aventure. La plupart des ouvrages d’art étaient détruits ; les retards imprévisibles, les correspondances pas du tout assurées, mais il en aurait fallu beaucoup plus pour me dissuader de répondre favorablement à l’invite de passer quelques jours chez l’oncle à Aubagne. Profitant du voyage, une halte était prévue chez des amis de Marseille qui avaient très bien connu mon père et, cerise sur le gâteau, ma mère n’avait pas réussi à se libérer : donc j’étais pour la première fois livré à moi-même et aux caprices du « destin ».
Bardé d’adresses « au cas où », de recommandations et nanti d’un petit pécule de secours, j’étais fin prêt, les yeux grand ouverts pour ne rien perdre du merveilleux que cette aventure devait forcément receler.
Parti tôt le matin, je découvris les étangs paresseusement étalés le long de la voie ferrée, connus les transbordements bus-marche à pied, et réussis à arriver tard, mais sain et sauf à Aubagne. La dame chez qui habitait mon oncle, bien que n’étant pas ma tante (laquelle comme beaucoup d’épouses espagnoles jugea plus prudent de rester en Espagne que d’affronter l’exil) m’accueillit avec beaucoup de gentillesse. L’oncle, qui avait été très « remuant » durant la révolution et la guerre en Espagne, l’avait été tout autant au maquis de la région Rhône-Alpes. Sa tâche à cette époque consistait à vérifier si les travaux forestiers (déboisement, reboisement et entretien) auxquels étaient astreints des prisonniers de guerre italiens internés dans un camp (décidément depuis 1939 les camps étaient des lieux de villégiature très courus) allaient dans le bon sens.
Je ne savais pas dans quel sens ils étaient censés aller, mais il était évident qu’ils y allaient tout doucement, ce qui apparemment ne préoccupait personne, surtout pas l’oncle.
Ce fut un « internement » des plus agréables, durant lequel je fus initié à l’italien et au bel canto ; nanti d’autant de victuailles que de recommandations, j’étais prêt à aborder la deuxième partie de mon Odyssée, Marseille.
Les copains habitaient en plein quartier populaire, près de la gare Saint-Charles. L’appartement n’était pas grand mais ils ne l’occupaient que pour dormir, le jour ils travaillaient tous à un mess pour officiers américains, en qualité de « limpia-botas ». Nous partions tôt le matin et prenions le petit déjeuner et le reste aux cuisines. Les cuisiniers américains (l’un d’eux était d’origine hispanique) me gavaient de chocolat chaud et de beignets ; ils m’avaient donné un lexique, destiné aux soldats pour faciliter ne serait-ce qu’un embryon de conversation avec les autochtones, que j’utilisai avec bonheur. Entre les repas, j’avais quartier libre à condition de ne pas trop m’éloigner et d’être de retour à l’heure. Pourvu en chewing‑gum et en menue monnaie, je me baladais en ville ne perdant rien du spectacle pour moi insolite qu’offrait Marseille.
Quelqu’un comparait Marseille à un petit Chicago ; je ne savais pas de quoi Chicago était faite, mais Marseille était une vraie fourmilière colorée, une tour de Babel. Des GI’s noirs et blancs, des soldats français, maghrébins, d’autres vêtus d’uniformes que je ne connaissais pas : tout ce monde se côtoyait, s’interpellait en une langue fabriquée pour la circonstance, faite de gestes, de mimiques et de mots « empruntés ». Beaucoup de vendeurs à la sauvette vendaient tout et rien ; quelquefois des bousculades agitaient tout ce beau monde, et dégénéraient en bagarres que les MP, casqués de blanc et munis de matraques, maîtrisaient lourdement.
J’avais déjà goûté aux petits cigares blonds apportés par les déportés, cette fois-ci je poussai l’audace jusqu’à acheter un paquet de cigarettes Lucky‑Strike. Ces jours passés à Marseille furent fabuleux.
Toute chose a une fin bien sûr, idem pour mon séjour. Le jour du départ, les copains me donnèrent l’argent pour acheter le billet et autant comme argent de poche : le Pérou. Chargé de beignets, de tablettes de chewing‑gum et d’amitiés pour ma mère et les copains de Perpignan, j’entrepris le retour, qui fut aussi mouvementé que l’aller.
 
1936-1945 : neuf années tumultueuses mais pour nous, enfants de la guerre qui n’avions aucune idée de ce qu’étaient les années dites tranquilles d’avant le soulèvement nationaliste, elles n’avaient rien d’exceptionnel.
Par contre pour nos parents, réfugiés ou restés en Espagne, libres ou emprisonnés, la déception fut énorme ; convaincus qu’avec l’aide des Alliés, la libération de l’Espagne du franquisme suivrait la chute du nazisme, ils apprirent à leurs dépens l’importance des impératifs de la RealPolitik. Dans le partage de l’Europe en zones d’influence, l’Espagne un tant soit peu rouge n’avait pas sa place. L’exil cessa d’être provisoire et devint définitif.
Pour ceux de ma génération, il existait plusieurs cas de figure possibles, face à l’intégration inéluctable pour laquelle, contrairement à nos parents, nous étions fin prêts (et entre autres capables d’ânonner les fables de La Fontaine aussi bien sinon mieux que nos petits camarades français). Il y eut ceux qui considéraient que l’intégration jusqu’à dilution était la voie royale pour accéder à la réussite et à la normalité à laquelle ils/elles aspiraient. Pour d’autres, l’intégration n’était ni moyen ni but, mais une évolution naturelle, laquelle n’impliquait pas forcément une coupure des racines et surtout pas des aspirations qui avaient porté la geste révolutionnaire. Ces derniers s’engageaient dans une voie non dénuée d’embûches, exigeante en engagement, riche en hauts et bas, et qui, arrivé le moment du bilan, s’avère avoir été exaltante.
 
Perpignan...Mai 2003