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Le Grain du CAD : Le centre Ascaso-Durruti
Numéro 9 -mars 2022

L’anarchisme est moins une doctrine que l’art de rompre avec la rigidité des doctrines.{}
Charles-Auguste Bontemps

Le Grain du CAD Le centre Ascaso-Durruti
Numéro 9 -mars 2022}

http://ascaso-durruti.info/legrainducad/presgrainducad.html

ÉDITO

Une fois n’est pas coutume, on va commencer, en guise d’introduction à ce 9ème numéro du Grain, par parler d’argent. Ce n’est pas très libertaire, on sait. Mais l’indépendance, malheureusement, a elle aussi un prix. Vous savez qu’au Centre Ascaso-Durruti nous nous efforçons de fonctionner selon un mode accordé à nos idées. Cela veux dire que notre budget est uniquement composé des cotisations des adhérents et des coups de pouce éventuels des uns ou des autres qui nous sont proches. Nous ne touchons aucune subvention de qui ce soit. Étant, toujours dans la même logique d’autonomie, collectivement propriétaires de notre local, nos frais ne sont pas très élevés. Il n’empêche. Même les moins matérialistes d’entres nous sont bien obligés de constater que l’électricité, le téléphone et l’internet n’arrivent pas dans nos tuyaux sur le compte du roi Macron. Il nous faut aussi de temps en temps prendre en charge les déplacements de certains de nos conférenciers, et nous avons dû dernièrement (une nécessité sans doute, mais qui nous a tout de même contrarié) nous fendre d’un chèque assez conséquent pour participer au ravalement de la façade de l’immeuble. Bref, pour le dire sans circonlocutions, le CAD, pour pouvoir vivre, a besoin d’adhérents. Le but de notre Grain (comme le grain de sable dans l’engrenage susceptible d’enrayer la machine, mais aussi comme le grain à moudre la matière à réfléchir) est bien-sûr de faire connaître l’existence de notre lieu, de raconter ce qui s’y passe et le genre d’idées qu’on y brasse, mais ce journal, nous l’avons également créé avec le dessein réfléchi, dans l’espoir prémédité et assumé, pourrait-on dire, de faire grossir la liste des adhérents du CAD. Il ne s’agissait donc pas seulement de lancer un énième canard anarchiste, il en existe déjà plus qu’on ne peut en lire sur le net et ailleurs, mais également de vous donner envie de notre endroit en présentant sous une forme simple, attractive et facile d’accès la pensée anarchiste telle que nous essayons positivement de l’approfondir et de la promouvoir depuis maintenant plus de 20 ans. Ce qu’on vous dit en substance c’est : nous ne sommes pas un repaire de contestataires aux idées réductrices et bornées, on ne vous demandera pas, si vous nous rejoignez, d’aller poser aucune bombe nulle part, on vous proposera juste de réfléchir avec nous à la complexité du monde dans lequel nous vivons et de voir comment, à l’aide d’un référentiel libertaire, on peut s’y prendre pour essayer de le rendre meilleur. Voilà ce que l’on tenait à vous préciser à l’occasion de la sortie de ce numéro 9 avant que vous n’entamiez sa lecture.

Dans ce numéro, ainsi, dans l’ordre d’apparition sur votre écran, vous allez pouvoir lire : Un premier article de Jean-Gilbert pour la mise en bouche : "Le mythe du colibri et la pensée libertaire », où Jean-Gi, comme l’appellent ses amis, continue de confronter la pensée libertaire avec la perception de ce qu’est cette pensée dans la Mouvance Libertaire, mouvance qu’il définie lui-même comme une "approche hétéroclite de l’anarchisme".
En deuxième position, on vous propose un nouveau texte de réflexion de notre ami Ronald Creagh, sur le compagnonnage au long cours entre la philosophie et l’anarchisme.
Et, parce que l’on ne va pas vous laisser de répit dans la réflexion, Patrick, qui par ses nombreux voyages médicaux au Tibet et en Inde connaît bien cette partie de l’Asie, et qui de par sa curiosité intellectuelle a rencontré l’âme d’Alexandra David-Neel, Patrick va nous mener à travers une double réflexion sur l’anarchisme et le bouddhisme d’une part et sur la vie de cette anarchiste aventurière, romancière et théologienne du bouddhisme d’autre part, jusqu’aux sommets de l’Himalaya.
Parce que nous souhaitons que le Grain reste un espace de réflexions anarchistes intemporelles qui nous rassemble, nous avons d’un commun accord pris le parti depuis la création du journal de ne pas publier de communiqués de groupes militants ou d’organisations qui risqueraient de ne pas être consensuels et pourraient par là nous diviser. Pour la même raison, nous avons choisi également de ne pas parler dans ce numéro, ni des élections présidentielles, ni de la guerre en Ukraine ni du Covid. Peut-être nous y collerons nous dans un futur plus ou moins proche.
Pour clore cette partie « purement anarchiste », pourrait-on dire, on laissera ainsi Guy Chastan, nouveau venu dans le journal, nous emmener dans un retour affectueux dans le temps sur les traces de son grand père, l’irréductible Pedro qui depuis son engagement dans l’anarchisme du début du XX° siècle en Espagne, en passant par l’exil en France jusqu’aux révolutions latino-américaines nous rappellera combien nos aînés ont été des hommes durs au travail, tendres en compagnonnage et courageux au combat pour notre idéal.
Avec un texte d’intérêt plus large, Vincent esquissera ensuite à notre intention la situation et l’histoire des Sahraouis, peuple qui pour son plus grand malheur depuis près de 50 ans, se trouve coincé entre l’Algérie et le Maroc, et dont les mœurs et coutumes pourraient s’approcher de nos conceptions libertaires. Puis ce sera le coin du copinage avec dans la rubrique du même nom un petit clin d’œil à notre ami Pierre Jouventin et à son dernier livre "Le Loup ce mal-aimé qui nous ressemble". Enfin, Patrick, comme d’habitude, vous donnera à lire un récapitulatif de tout ce qui c’est passé, ou pas, au CAD depuis le dernier numéro, films, débats, musiques et, ne pas oublier, les apéros et les bon moments de convivialité entre copains. Bonne lecture à tous !

La Rédaction

L’AIR DU TEMPS LE MYTHE DU COLIBRI ET LA PENSÉE LIBERTAIRE

Tout le monde connaît la parabole du colibri, ce petit oiseau qui va jeter des béquées d’eau l’une après l’autre sur l’incendie de la forêt et répond aux autres animaux interloqués devant l’inutilité de son action : « J’ai fait ma part ». Cette historiette est fort en vogue dans la mouvance libertaire (mouvance libertaire = toutes les personnes proches ou se sentant proches des idées libertaires sans être explicitement membre d’un groupe libertaire). Elle illustre pour eux leur volonté de « vivre autrement » en s’appliquant certains traits de l’écologie, de la citoyenneté participative, de la consommation « responsable » ou circulaire. Mais en grattant un peu plus loin, quels rapports avec la pensée libertaire ?

D’abord on doit reconnaître la bonne volonté de vivre plus sainement. Ensuite on doit noter l’individualisme de ces actes qui impliquent d’abord leurs acteurs dans leurs vies personnelles, même s’il existe des échanges d’individus à individus et des constructions de petites structures coopératives. En s’en tenant à cet aspect des choses, on peut dire effectivement qu’il y a une approche libertaire de l’application de cette parabole. Mais si l’on replace ce mouvement dans la société réelle dans laquelle nous vivons, on en aperçoit vite les limites sociales, économiques et politiques. Sociologiquement, le plus grand nombre des adeptes du colibri sont des gens aisés, voire très aisés, qui appliquent à doses homéopathiques des actes qui pour eux font sens, mais qui à coté de ça dépensent, polluent, gaspillent en toute bonne conscience plus que la moyenne des classes « non-aisées » : voyages fréquents et lointains, consommation énergétique en conséquence, espace habitable au sol supérieur à la moyenne, consommation élevée des Data center énergivores. La boboïsation des colibris se voit par exemple parfaitement au Vans en Ardèche (département fief des colibris ) où le marché du samedi attire régulièrement une foule « d’alternatifs » qui bloquent la ville avec leur SUV pour accéder à des étals très chers où l’artisanat gadget fait concurrence avec l’alimentaire hors de prix.. La plupart des magasin de la ville sont « d’art » et affichent des convictions solidaires pendant que le prix de l’immobilier dissuade tout honnête travailleur de base de s’y installer.

Économiquement la contre-culture de consommation génère une économie de consommation. Quand on observe par exemple la grande vague de véganisme qui s’est développée ces dernières années, on voit que derrière l’idée du bien-être animal, l’économie capitaliste en a très vite compris l’intérêt financier et a projeté sur le marché une foule de produits « végans » qui ont rencontré un succès certain puisqu’ils sont présents dans tous les supermarchés. Pour le bien-être animal, les végans ont enrichis les gros capitalistes de l’alimentation et, en plus, ont dégradé leur santé alimentaire parce qu’ils se sont jetés en masse sur des produits certes sans viande, mais ultra-transformés. Sans parler même de l’ineptie de consommer des « steaks végétaux » ou du « foie gras végan ». La situation a été pareille pour la consommation des œufs. La majeure partie des consommateurs ont rejeté, avec raison, pour le bien-être animal les « œufs-cage » au profit des « œufs plein-air » ou bio. Du coup, l’industrie de l’alimentaire a immédiatement déposé des demandes d’autorisation pour de gigantesques « poulaillers » de 12000 poules bios. Imaginez que vous viviez dans un péage d’autoroute, même si on vous nourrissait à coup de plats trois étoiles, vous croyez que ce ne serait pas de la maltraitance ?

Les créateurs de cette parabole, diffuseurs de la permaculture, ont reconnu que pour une famille de deux adultes et deux enfants il faut deux hectares et le travail

de trois personnes pour couvrir leurs besoins alimentaires ; soit pour 67 millions de Français, 52 millions d’hectares (la France en compte 54,394 millions) et 48 millions de personnes pour s’y activer. Autant dire que la place pour habiter et les gens pour faire rouler les trains seraient introuvables. Bien-sûr l’industrie agro-alimentaire est prête à produire du blé bio de façon intensive et à élever des vaches nourries bio sur des étables à étages. Les Espagnols ont déjà commencé le bio intensif.

Politiquement la parabole du colibri emmène à des bons sentiments qui permettent à ses adeptes d’avoir une haute idée éthique d’eux-mêmes, sans changer l’ordre de la société. Un peu comme les kermesses paroissiales permettaient, à bon compte, d’apporter un peu de soulagement aux miséreux sans résoudre la misère. La parabole du colibri ne remet pas en cause la société actuelle, au mieux elle la transforme sans résoudre les problèmes des inégalités sociales ni la planification d’une répartition équitable des biens et des charges. Si l’on conçoit que la société basée sur l’exploitation du travail et le profit ne peut pas se maintenir sans évoluer en permanence, du fait du déséquilibre social et des injustices qu’elle produit, les adeptes du colibri lui amènent les idées et le mouvement nécessaires à son renouvellement.

Pour les libertaires, il ne faut pas se tromper. Nous ne devons pas confondre la marginalisation de la société, voulue ou forcée, de certains d’entre nous et la création de réseaux avec cette parabole. La première des différences étant que les libertaires entendent transformer l’Homme pour transformer la société (nous y avons consacré un article précédemment) puis transformer la société pour transformer les rapports sociaux et économiques entre les Hommes. La finalité libertaire n’est pas une adaptation plus ou moins choisie et ludique à cette société, mais l’élaboration d’une autre société basée ni sur le travail, ni sur la consommation. Même l’individualisme libertaire stirnérien, si il va très loin (trop ?) dans la place de l’individu dans une société donnée, n’a pas pour finalité uniquement une vie en marge de la société économique libérale, mais bien d’aboutir à une nouvelle société.

La problématique chez certains d’entre nous est que l’arrivée d’une société libertaire étant si loin, et peut-être seulement idéale, la tentation est forte de se raccrocher soit à un isolement individualiste qui n’a plus rien de politique, soit à ce qui pourrait ressembler à un ersatz révolutionnaire (mouvement revendicatif aberrant, contre-culture basée sur des croyances plus que sur la science, haine naturelle de l’État partagée avec des adeptes de dictatures...). Il serait temps que le mouvement libertaire se mette à produire de la pensée et de la philosophie qui lui soit propre sur les expériences actuelles, et des luttes et des horizons typiquement anarchistes.

JEAN-GILBERT IRIU

IDÉES LES AVENTURES PHILOSOPHIQUES DE L’ANARCHISME

Nous sommes tous philosophes, même l’enfant veut savoir d’où il vient et pourquoi il existe. Nous voulons comprendre ce qu’est la vie, savoir si la nature humaine est bonne ou mauvaise, remédier aux malheurs du monde. L’entourage de notre enfance a dessiné notre horizon intellectuel, mais nous voulons le franchir, transgresser toute limite du savoir. Et puis d’un autre côté, en pratique, nous sommes hédonistes, masochistes, sadiques, pessimistes ou optimistes, manipulateurs ou désintéressés, et nous nous en justifions avec des mots. Ces mots contiennent notre philosophie sous la forme de comprimés.

Il faut le reconnaître, nous critiquons trop peu nos croyances, même lorsque la vie les contredit. Ceux qui prêchent le bonheur du Paradis divin ne sont pas pressés d’y aller ; au besoin, ils y envoient les autres. Des philosophes qui niaient catégoriquement l’existence de la subjectivité individuelle n’en ont pas moins mis fin à la leur en se jetant de leur balcon du 3e étage.

En revanche, les esprits rebelles ont besoin d’une philosophie. Parce qu’ils sont condamnés à perpétuité à justifier leur point de vue, ils ne peuvent pas se contenter d’une réflexion rudimentaire, ils doivent s’expliquer, expliquer leurs positions, démontrer leur logique, leur fiabilité.

Malgré cela, l’interlocuteur reste dubitatif. Les réflexions les plus profondes ne remplacent pas le cheminement individuel de ceux qui nous sont proches ou lointains. Encore faut-il qu’il y ait cheminement… car ceux dont la vision des choses se limite au prochain match de foot ou au contenu de leur réfrigérateur perdent tous leurs repères lorsque s’écroule le monde qu’ils ont connu. Ils ont beau mépriser les intellectuels et leurs idées, ils finissent dans leur désarroi par avaler les couleuvres que leurs débitent les publicitaires ou les tribuns populistes.

Comme tout un chacun, les anarchistes des siècles passés ont eu leur interprétation du monde, et certains l’ont explicitée. Contrairement au marxistes ou aux sectateurs des diverses religions, les libertaires ne se reconnaissaient pas de père fondateur. Aussi ont-ils adopté les doctrines les plus diverses. Certains défendirent le progrès et la science, d’autres au contraire voulurent retourner à une simplicité primitive. L’absence de dogme a permis à un grand nombre d’entre eux d’admettre le grand tournant écologique ; et ils se sont aussi réjouis lorsque les proclamations égalitaires du passé se sont faites plus incisives grâce à l’approfondissement des réflexions sur la domination impérialiste, colonialiste, sexuelle ou marchande.

Cette apparente souplesse des contestataires contemporains cache cependant, souvent, une armature mentale rigide et rouillée quand il s’agit d’analyser la société. Des concepts tels que « la lutte des classes », « la révolution », « l’impérialisme », sont défendus avec intransigeance sans tenir compte des changements du monde, ou sont au contraire abandonnés sans être rediscutés, dans un silence quasi honteux. L’anarchisme s’enferme ainsi dans un « corset éthique », dans une morale dénonciatrice qui se contente de proclamer à grands cris que « la fin ne justifie pas les moyens ». On se met « en dehors », on distribue aux autres les bons points ou les cartons rouges, ce qui rappelle le mot de Péguy au sujet des chrétiens : « Ils ont les mains propres, mais n’ont pas de mains ».

Que nous soyons ou non intéressés par les idées, nous avons besoin de réflexion pour ne pas reproduire machinalement les mêmes erreurs. Pire, les vérités d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui, car le monde se transforme à une cadence accélérée par les développements techniques. Il nous faut confronter les spéculations d’hier, parce que nous savons plus de choses mais ne sommes pas plus intelligents que l’homme préhistorique, et les théories d’aujourd’hui parce que nous vivons des situations inédites.

La philosophie peut nous y aider. On affirme souvent que la réflexion anarchiste naît de l’action. Kropotkine déjà écrivait que : « L’anarchisme, comme le socialisme en général, et comme presque tout autre mouvement social, ne s’est pas développé à partir de la science ou de quelque école philosophique […] Comme le socialisme en général, l’anarchisme est né au sein des peuples ; et il sera plein de vie et de pouvoir créatif aussi longtemps qu’il demeurera quelque chose du peuple ».

Dans les faits, les principaux théoriciens de l’anarchisme ont lu les philosophes. Proudhon cite souvent Cousin, Bakounine a lu Schelling et Hegel, Kropotkine mentionne Auguste Comte, Josiah Warren est marqué par la philosophie écossaise, Reclus a lu Fourier, Tucker a été influencé par Stirner, Victorine de Cleyre par Haeckel, Emma Goldman a été écouter Freud. De manière générale, les militants ouvriers du XIXème siècle s’efforçaient de devenir des autodidactes grâce, notamment, à la diffusion de brochures et des suppléments de leurs journaux, et aussi des cercles de libre pensée que beaucoup fréquentaient. Ainsi, bien que la réflexion se soit nourrie de l’action et du regard sur la société, c’est par ignorance crasse que l’on ne voit pas le dialogue perpétuel entre anarchistes et philosophie, même si au

demeurant il faut reconnaître que cette volonté de dialogue a été longtemps mise à l’écart par les philosophes.

Mais quel système peut intéresser l’anarcho-sapiens ? On s’est d’abord surtout intéressé à ce qu’Aristote et les autres penseurs grecs de l’époque antique disaient de l’anarchie, puis aux philosophes plus tardifs comme Etienne de La Boétie, Godwin, Proudhon, Stirner ou Nietzsche, dont on pensait qu’ils pouvaient contribuer à nourrir la réflexion nécessaire. Puis le cercle des débats s’est encore élargi pour inclure aussi bien Michel Foucault ou Derrida que l’Ecole de Francfort. Ce n’était pas simplement un miroir ou des justifications que l’on cherchait, mais aussi des réponses aux questions de méthode, de vérité, de représentation et d’autorité. De la nature ou de la science, il n’y a guère de sujet qui ait échappé aux débats anarchistes. À juste titre d’ailleurs, puisque chacun, par définition, s’efforce de se forger sa propre philosophie.Réfléchissant sur ces débats, des anarchistes ont souligné l’héritage du Siècle des Lumières : l’importance de la raison comme arme contre les croyances superstitieuses, la proclamation des libertés que l’on doit au libéralisme de l’époque, enfin le rêve communautaire et fraternel du socialisme utopique.

Toutes ces valeurs n’ont plus cours. La rationalité s’est discréditée à Auschwitz, on ne rêve plus que de surveillance et de réussite individuelle. On a donc recherché, surtout aux États-Unis, les affinités entre l’anarchisme et les courants des époques plus récentes.

Beaucoup de ces modes de pensée flirtent avec l’anarchisme. La modernité, par exemple, s’y est reconnue : peintres, écrivains, hommes de théâtre, ouvriers aux idées avancées l’ont acclamée. Mais ce surcroît de liberté que tous réclamaient n’était pas l’anarchie : chacun avait d’avance dessiné le corset qui devait limiter sa libre expression. À gauche, il fallait souvent se taire pour ne pas être taxé « d’allié objectif » de l’ennemi. À droite, l’émancipation humaine, toujours liée à l’existence de racines, devait suivre le parcours que lui traçaient des valeurs par définition transcendantes. Le libéralisme ne reconnaissait ainsi qu’une seule liberté, celle de la marchandise. Celle-ci devait pouvoir franchir sans entrave toutes les frontières, s’afficher sans pudeur dans toutes les forêts vierges et sous tous les cieux limpides. La liberté d’expression découvrirait ses possibilités et ses limites dans sa valeur marchande, c’est-à-dire dans sa capacité à séduire le client potentiel.

L’explosion s’est produite à la fin des années 60, et notamment en mai 68. L’Internationale situationniste, avec sa critique de la société de consommation et du spectacle, avec son insistance sur le désir et l’imagination, a remis en cause le consensus d’une contestation largement dominée par l’hégémonie marxiste. L’écroulement du bloc soviétique et les révélations posthumes à son sujet ont fait le reste.

Mais que sont devenues les grandes contestations des années 70 ? Qu’est devenue l’antipsychiatrie et que subsiste-t-il des pédagogies alternatives ? Le climat a changé.

Les réponses, on s’en doute, sont plurielles. Celle qui a le plus attiré la réflexion libertaire s’inspire de ce qu’on appelle la post-modernité. On a montré combien la pensée anarchiste correspondait à beaucoup des exigences nouvelles : le refus de l’essentialisme, la critique de la représentation sous toutes ses formes, la déconstruction, le pluralisme des perspectives. Mais cela suffit-il à satisfaire le mouvement social contemporain ?

Une troisième voie est ouverte par la volonté de construire une philosophie propre à l’anarchisme. Si l’étude des proudhoniens a été entreprise, il reste à faire celle des kropotkiniens. Bakounine et Malatesta ont aussi eu leurs disciples et, peut-être, Élisée Reclus commence-t-il à avoir également les siens. La recherche actuelle la plus approfondie me semble être celle de Daniel Colson, qui s’est réapproprié quelques concepts – de Spinoza à Deleuze – dont il cherche le fil conducteur à travers des penseurs aussi différents que Joseph Déjacque ou les anarcho-syndicalistes de la fin du XIXème siècle.

Cette pensée peut-elle inspirer la réflexion sur les nouveaux modes de socialisation : les communautarismes religieux, les surveillances généralisées, les différents terrorismes et les catastrophes naturelles dont on peut prévoir le développement ?
La philosophie nous est plus que jamais nécessaire.

RONALD CREAGH

(RE)DÉCOUVRIR ALEXANDRA DAVID-NEEL

La perte ou la conquête de soi

Dans la constellation anarchiste, Alexandra David-Neel occupe une place un peu part, sa trajectoire semble assez éloignée à première vue du champ gravitationnel ordinaire de la pensée libertaire. Quel lien peut avoir avec le mouvement qui nous anime cette étoile d’opéra ratée qui a succombé à la mode orientaliste de son temps en allant se perdre aux confins de l’Himalaya dans le mysticisme bouddhique ? Un retour un peu plus attentif sur son parcours, et sur les fondements du bouddhisme, vont peut-être nous permettre de reconsidérer cette image réductrice qu’elle a pu laisser d’elle auprès du grand public.

Louise Eugénie Alexandrine Marie David, de son nom complet de naissance, est née le 24 octobre 1868 à Saint-Mandé, une petite bourgade de la région parisienne. Sa conscience politique, Alexandra, comme elle va se faire plus simplement appeler (peut-être dans le but de se différencier de sa mère ?), la reçoit, pourrait-on dire, à la tétine. Louis David son père, ancien quarante-huitard, huguenot qui va se convertir à l’athéisme, ami proche d’Élysée Reclus, la lui inculque en effet dès son plus jeune âge en l’emmenant se recueillir devant le mur des Fédérés encore frais du sang de ses compagnons de lutte. Quant à son intérêt pour le mystère, puisque c’est par là qu’on a commencé, s’il a existé, et si hérédité il y a, c’est certainement du côté de sa mère qu’il faut la chercher. Alexandrine Borghmans est une Bruxelloise issue de la petite bourgeoisie catholique de la ville. Le duo pour le moins désassorti qu’elle forme avec Louis David s’est constitué durant l’exil en Belgique de ce dernier à la suite du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte. Après l’amnistie, le couple part s’installer à Paris où Alexandra vient au monde. Dès le début de son adolescence, notre future « femme aux semelles de vent » se trouve placée par la volonté de sa mère chez les bonnes sœurs. Comme elle le raconte elle-même dans ses écrits, c’est là qu’elle connaît ses premières désillusions. Les Carmélites sur lesquelles elle tombe ne ressemblent nullement aux images allégoriques qu’elle avait pu s’en faire dans ses rêveries enfantines. À la sortie de son couvent, désabusée du credo maternel, Alexandra retourne dans le sillon de son père : elle devient protestante. Son questionnement existentiel ne va plus dès lors cesser d’évoluer, pour aboutir, comme c’était prévisible, c’est la pente naturelle quand on passe du catholicisme au protestantisme, à la perte totale de sa croyance en Dieu. Mais si elle a envoyé le Saint-Esprit aux orties, Alexandra n’en conserve pas moins un idéal moral très élevé. Loin d’elle l’idée d’aller dilapider sa jeunesse dans les vices et les plaisirs matériels d’une existence sans dieu. Ce qui l’intéresse, c’est la quête de la vérité. Par-là, elle se sent « hors du troupeau ». Cette façon nietzschéenne, pourrait-on dire, d’appréhender le monde, elle la conservera tout au long de sa vie en la réajustant au gré de chacune de ses expériences : le monde est un théâtre. Le rôle qui nous échoit on ne le choisit pas, il est le résultat de notre déterminisme. Il y a ceux qui savent, une petite élite à laquelle elle estime appartenir, et la masse qui se démène au bout de ses fils avec des œillères. Son besoin de dévoiler le réel conduit la jeune néophyte intellectuelle qu’elle est encore vers un éclectisme de plus en plus étendu. Elle lit Platon, les stoïciens, le Coran, le Talmud, revoit la bible, et découvre la théosophie. Fondée en 1875 par la fumeuse philosophe russe Helena Blavatski et un tout aussi fumeux journaliste américain nommé Henry Olcott, la Société de Théosophie a pour ambition de sauver le monde en proposant à son public une espèce de méli-mélo conceptuel synthétique des grands courants religieux et philosophiques de l’histoire humaine, cela va du christianisme aux découvertes les plus récentes de la science (le darwinisme à l’époque), en passant par l’ésotérisme antique (la gnose, la kabbale, l’hermétisme, etc.), les traditions orientales (l’hindouisme et le bouddhisme) et les tocades plus ou moins subversives du temps telles que l’occultisme et la communication magique avec l’au-delà. La curiosité sans cesse renouvelée d’Alexandra ne fera jamais d’elle une dupe. Dans le fatras de Mme Blavatski et de ses acolytes, elle ne retient que ce qui lui parait le plus pertinent, à savoir une vision holistique du monde et l’idée que l’homme a le pouvoir de s’émanciper de sa condition par la connaissance. C’est aussi à ce moment-là que nait son intérêt pour l’Asie, pour l’Inde en particulier, on y reviendra. Quant au reste, la propension à l’ironie étant aussi un de ses traits de caractère, elle s’en moquera. Son passage en théosophie permet également à Alexandra de nouer de nouvelles relations. Vers l’année 1893, par l’intermédiaire d’un membre de la Société, elle fait la connaissance d’un certain Jean Hautstont, un musicien belge comme sa mère qui la ramènera non seulement à Bruxelles, mais aussi sur le terrain qui nous intéresse. On ne sait pas trop la nature exacte du lien qui se crée entre eux, ce qui est certain c’est que Jean Hautstont introduit Alexandra au « Crocodile », le club anarchiste qu’il fréquente quand il se trouve dans sa ville. Alexandra se plonge dès lors dans l’étude des classiques du drapeau noir. Elle lit Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Stirner, et finit par faire sien, si tant est qu’elle ne le portait pas en elle depuis toujours, le matérialisme philosophique et politique de ces derniers. En 1900, elle publie « Pour la vie », un premier ouvrage préfacé par Élysée Reclus dans lequel elle expose sa vision de l’être humain et des faits sociaux qui découlent de l’ignorance que celui-ci a de son fonctionnement. « L’humanité éclairée par les enseignements de la science, écrit-elle, doit s’efforcer de détruire les causes de ses actes nuisibles… » On entrevoit déjà le pont avec le bouddhisme, qui fait partie de ce qu’Alexandra a sauvé de chez les théosophes. « Pour la vie » est aussi une charge contre le christianisme. La nouvelle convertie à la pensée libertaire y règle son compte à « la religion la plus perverse qui enseigne la soumission et dont le culte n’est qu’une savante mise en scène destinée à entretenir le mensonge. » Son manifeste lui vaut la reconnaissance de nombreux ténors anarchistes du temps, notamment celle du pédagogue catalan Francisco Ferrer. Elle publie des articles dans plusieurs revues socialistes, donne des conférences. Son père, qui suit de près tous ses écrits, l’encourage dans sa nouvelle voie. « Comment être libre ? Comment ne pas étouffer dans ce monde d’hypocrisie et de faux-semblants ? » Telles sont les questions qui absorbent l’intellection d’Alexandra. Elle les transporte dans toutes les sphères de son existence. Sur le plan professionnel, après un premier prix au conservatoire de Bruxelles, elle est devenue chanteuse d’opéra. Mais l’univers dans lequel elle est projetée après l’obtention de son diplôme, là encore, la désappointe. La réalité du métier est bien loin de l’idéal artistique que sa ferveur sincère pour la musique s’était figuré. Derrière les paillettes et les applaudissements, c’est tout simplement la prostitution quasi obligatoire de ses semblables que la jeune chanteuse découvre. Alexandra va embrasser la cause des femmes. Elle s’engage dans une loge maçonnique mixte. Et sa plume, bien-sûr, continue à s’insurger. « Depuis l’aurore des civilisations, écrit-elle en parlant de son genre dans le journal féministe « La Fronde », le mâle nous traîne à sa suite ployées sous le fardeau des bois de tente, des ustensiles de ménage, des bagages de toutes espèces… » Alexandra refuse de se plier à cette loi du phallus. À l’été 1902, elle renonce à la scène. Pendant quelques mois, elle prend la direction artistique du casino de Tunis, puis elle abandonne carrément l’opéra. Elle décide de tenter sa chance en littérature. Son premier roman, « Le grand art, journal d’une artiste », est de toute évidence un exutoire aux déboires qu’elle a dû essuyer dans le milieu du spectacle. Son héroïne principale, qui s’exprime à la première personne, est une jeune et pauvre chanteuse qui va être obligée de vendre son corps pour parvenir à une gloire factice fondée sur le mensonge. En dépit de son intérêt sociologique, le roman ne convaincra pas les éditeurs. Désabusée une fois de plus, Alexandra revient à ses travaux journalistiques et philosophiques. Elle se remet à publier dans différentes revues engagées… et, à la surprise de tous ses proches, elle accepte la demande en mariage du riche ingénieur des chemins de fer Philippe Neel.

Nous ne sommes plus très loin du grand départ. Mais avant de suivre Alexandra, à présent Madame David-Neel, sur les pentes de l’Himalaya, il nous faut peut-être, pour mieux comprendre la cohérence de son parcours, repréciser ce qu’est le bouddhisme.

Car il y a quand même un petit malentendu, et même un gros, avec la façon dont celui-ci est généralement perçu dans nos contrées. Quand on dit "bouddhisme" la grande majorité du grand

public occidental entend en effet "Dalaï-Lama", et "Matthieu Ricard" son VRP pour la France. Les deux sont assurément les représentants les plus éminents de la forme tibétaine du bouddhisme, à savoir le vajrayana, ou véhicule de diamant. Mais le bouddhisme ne se réduit pas au vajrayana – qui n’en serait d’ailleurs pour certains qu’une dégénérescence. Alors c’est quoi le bouddhisme ? Revenons au début. Vers moins 600 environ avant notre ère, Siddhârta Gautama, un jeune noble de la classe des ksatriyas (les guerriers), parce qu’il se rend compte que la vie est éphémère et source inévitable de souffrance (la perte des êtres chers, la maladie et le vieillissement) renonce à la succession de son chef de clan de père pour se mettre en quête d’une réponse à ce qu’il considère comme une impasse existentielle. À force de chercher, il réalise que ce ne sont pas les faits en eux-mêmes, mais nos pensées à leur propos, et les émotions que ces dernières suscitent en nous, qui sont la cause de nos douleurs morales. Avec ça, il devient le Bouddha, « l’Éveillé ». Gautama a compris la subjectivité du monde. Il passera le restant de son existence à enseigner sa méthode pour échapper à la souffrance : changer de point de vue à la fois sur le monde et sur soi-même, qui ne sont l’un et l’autre que des constructions mentales. C’est ce qu’on appellera le « petit véhicule », hinayana en sanscrit. Il s’agit du bouddhisme originel. Il n’y a pas de bien ni de mal, juste une lucidité à acquérir sur l’enchainement des causes et des conséquences qui nous emprisonnent, et continueront toujours à nous emprisonner si l’on n’est pas capable d’en discerner le mécanisme. Sur le plan sociétal, le Bouddha envoie balader les brahmanes (et la notion de caste avec). Sa doctrine désintègre leur pouvoir. Parce qu’il permet à chacun de gagner par soi-même son salut, le bouddhisme primitif représente une formidable émancipation du brahmanisme (ancêtre de l’hindouisme pour faire court) qui écrasait à cette époque de ses lois rituelles la quasi-totalité du sous-continent indien. Quant à ce qui se passe après la mort, le fameux karma pour y venir, ce n’est pas son problème, lequel reste, et restera toujours pour les tenants du petit véhicule, la prosaïque résolution de la souffrance individuelle présente. Les choses vont changer avec le grand véhicule. Il faut savoir que l’idée de la réincarnation appartient depuis toujours au fond culturel indien. Si le Bouddha ne s’en est guère préoccupé, les instigateurs du grand véhicule (mahayana en sanscrit, dans le sens de facilement accessible à tous) vont la ressortir du placard, et la notion de bien et de mal avec, comme remède aux conséquences socialement délétères du petit véhicule – la recherche égoïste, chacun de son côté, de sa propre solution existentielle. La transformation de la philosophie déterministe de l’hinayana, le cycle des causes et des conséquences, en la théorie rétributive de la réincarnation sera la grande nouveauté du mahayana. Pour se sauver, il ne suffit plus désormais de comprendre (là aussi pour faire court) que le monde et le soi sont des illusions, il faut aussi se conduire d’une façon moralement recevable vis-à-vis du corps social en se souciant de ses semblables. C’est le début de la dégénérescence. Vers le IXème siècle de notre ère, pour des raisons qui seraient trop longues à développer dans cet article, le bouddhisme disparait de la péninsule indienne. Ses textes canoniques voyagent de mains en mains au fil du temps pour atterrir, pour un grand nombre d’entre eux, au cœur des montagnes tibétaines. Nous arrivons au véhicule de diamant. Le vajrayana nait de la rencontre du bouddhisme indien avec le chamanisme traditionnel de l’Asie septentrionale, le tout assaisonné d’une espèce d’ésotérisme magique qui se propage un peu partout en Orient à cette époque et qui a pour nom le tantrisme. C’est le retour des gourous. Le cheminement personnel et les bonnes actions seuls ne suffisent plus. Pour gagner, sinon la cessation définitive de la souffrance (le nirvana), qui ne peut être ambitionnée que par une infime minorité des plus méritants, du moins un espoir de renaissance sous une forme meilleure, il est désormais hautement recommandé de s’en remettre à l’un des grands maîtres du clergé en place, ainsi qu’à leurs mantras favorisateurs. La boucle est bouclée. Si une révolution consiste à revenir au point de départ, c’est bien ce qui s’est passé avec le véhicule de diamant. Il y a juste le soi qui a été perdu en cours de route depuis les brahmanes. Et encore, à voir le nombre d’ouvrages sur le bouddhisme qui remplissent dans nos librairies les rayons consacrés au développement personnel, on n’a pas vraiment l’impression qu’il a été perdu pour tous ses adeptes. Mais nous avons débordé de notre sujet, revenons à Alexandra. Au mois d’août 1904, ainsi donc, elle épouse Philipe Neel. Si la décision de ce mariage, apparemment des plus bourgeois et conventionnels, contredit l’esprit d’indépendance de notre pourfendeuse des idées établies, la dissonance ne va pas durer très longtemps. Cela fait déjà plusieurs années qu’Alexandra, dans une continuité intellectuelle dont on peut à présent mieux discerner la logique, se passionne pour le bouddhisme. Elle publie l’avancée de ses travaux et fréquentes les cercles bouddhistes parisiens. La question centrale à ce moment-là au sein de ces derniers est de savoir si pour bien saisir le fond de la pensée indienne derrière les exubérances qui l’enveloppent il faut être en mesure de lire le sanscrit ou alors si l’on peut se contenter de se laisser diriger par un Rinpoché à la mode du moment. Alexandra n’est ni pour les uns ni pour les autres, ni les dévots des temples illuminés ni les scientifiques étroits de l’Institut. Sa théorie à elle, dans le droit fil de la pensée d’Élisée Reclus, c’est que les débordements imaginatifs des textes bouddhiques s’expliquent par l’environnement physique dans lequel vivaient leurs auteurs (l’Inde et sa nature foisonnante). Tout ce folklore prétendument ésotérique n’est en réalité qu’un vernis religieux destiné aux masses, il n’a aucune signification cachée et doit être laissé de côté. En revanche, il existe bel et bien selon elle la possibilité qu’une petite élite de grands lamas tibétains soient dépositaires des « hautes conceptions » du Bouddha. Le seul moyen pour comprendre vraiment le fond de la philosophie bouddhiste, c’est d’aller à la rencontre de ces grands lamas. Au-delà de la volonté légitime d’asseoir son travail sur des données directement recueillies par elle-même, et d’un attrait évident pour l’aventure, il y a certainement aussi dans la démarche d’Alexandra quelque chose qui est de l’ordre de la fuite – elle ne voulait pas d’enfants et n’a sans doute non plus jamais été réellement amoureuse de Philippe Neel. Quoi qu’il en soit, le fait est qu’au mois de juillet 1911 Alexandra annonce à son époux qu’elle part pour une durée de quelques mois en voyage d’étude en Inde… elle ne reviendra que quatorze ans plus tard. Entre temps, notre exploratrice de la chose humaine aura parcouru toute la partie orientale de l’Himalaya (ainsi qu’une partie de la Corée, de la Chine et du Japon), elle aura rencontré les plus grands maîtres bouddhistes, expérimenté aux plus hautes altitudes les techniques « libératrices » des yogis tibétains, sera parvenue, déguisée en homme, à être la première étrangère à pénétrer dans la ville interdite de Lhassa et aura gagné de la part de ses hôtes les plus fameux le vénérable appellatif de « Lampe de sagesse ». À son retour en France, la célébrité lui tombe dessus. Alexandra ne va plus dès lors cesser jusqu’à ses vieux jours d’enchaîner les voyages en Asie, les conférences pour les raconter et les écrits (plus d’une trentaine d’ouvrages à son actif) pour transmettre à la postérité ce qu’elle en a retiré. Voilà quel a été le parcours d’Alexandre David-Neel. Est-ce que son anarchisme a trouvé sur le toit du monde son accomplissement ? Ou alors l’a-t-elle perdu là-haut ? Lisez ses textes et faites-vous vous-même votre opinion. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’Himalaya a fait sa légende.

PATRICK FORNOS

Références bibliographiques pour cet article :
Journal de voyage, Alexandra David-Neel, Tomes 1 et 2, Librairie Plon 1975
Alexandra David-Neel, L’invention d’un mythe, Marion Dapsance, Bayard Éditions 2019

TÉMOIGNAGE IRRÉDUCTIBLE PEDRO}

Caracas, Venezuela, 1er Novembre 2001.

Le taxi s’arrête dans une ruelle perpendiculaire à El Degredo, l’artère qui mène droit au Cimetière du Sud. Le chauffeur de la vieille américaine dans laquelle nous sommes installés m’interpelle sur la dangerosité de notre entreprise. Femme et enfants resteront donc dans le véhicule, il veillera sur eux moteur en marche, prêt à démarrer en trombe dès les premiers mouvements de foule.

J’effectuerai seul et à pied les derniers hectomètres de ce lointain voyage. Au milieu d’une foule venue fêter ses morts, je mesure combien la tension est palpable. On en est au début de la nouvelle gouvernance de Hugo Chávez et le régime attaqué de toute part, vit sur la défensive. Partant du postulat que tout rassemblement peut potentiellement générer une émeute, blindés et tireurs d’élite quadrillent le quartier.

Mon passage à la paroisse Santa Rosalia a été fructueux, sur un épais registre datant de 1963 j’ai retrouvé la trace de Pedro Bertrán Güell et ainsi pu identifier son lieu de sépulture. À l’entrée du cimetière, le concierge m’oriente vers la fosse commune, celle des oubliés et des nécessiteux. Je me recueille quelques instants devant une minuscule plaque de marbre, à la mémoire de tous ces inconnus et de Pedro.

Devenu vénézuélien peu de temps avant la fin de ses jours, cet enfant du monde a sillonné tout le continent américain de 1939 à sa mort. Présent dans les nombreuses luttes armées menées contre les dictateurs du moment, ce combattant passa la moitié de cette période, en prison ou en camp de concentration. Malgré sévices et tortures, Auguste ne renia jamais ses idées.

Saint-Domingue, Panama, Venezuela, peut-être Bolivie et même Etats-Unis, furent autant de pays où il s’engagea pour défendre son idéal de liberté.

Répertorié dans le dictionnaire des militants anarchistes, Pedro, dans le livre de Salom Mesa Espinoza « Por un caballo y una mujer » (Valencia 1978), est dépeint comme un exemple de véritable anarchiste. Mais, en réalité qui était-il vraiment ?

Tout commence au début du vingtième siècle durant la crise de la viticulture languedocienne. La famille Audoui et leur jeune fils Auguste Maximilien Robespierre quittent Montblanc, un petit village à proximité de Béziers. Ils rejoignent Barcelone où ils ouvrent une petite épicerie…

Telle une préceptrice, la mère consacre sa vie à l’éducation d’Auguste qui maîtrise français, catalan, espagnol et les auteurs de sa pluriculture. Devenu adulte et anarchiste, Auguste s’implique dans la CNT du commerce où il devient très actif.

Il se marie avec Josepha, la fille de l’employée de maison dont il partage le quotidien depuis sa plus tendre enfance.

Arrivent les temps troublés vécus par l’Espagne à la fin des années trente. L’engagement d’Auguste est de plus en plus chronophage. Les nombreuses réunions nocturnes du groupe « Los Irreductibles » finissent souvent plus tard que prévu… Sa femme suit les consignes et craignant une arrestation, doit souvent réveiller ses quatre enfants en bas-âge pour finir la nuit, tremblants, cachés dans un fossé.

Pour Auguste, la solidarité n’est pas un vain mot, aussi il rencontre souvent des personnes dans le besoin avec qui il partage le peu que possède sa famille. Pas grand-chose divisé, puis partagé à nouveau, au final la famille survit avec le minimum.

Sur le front de la guerre d’Espagne, Le jeune homme combat avec la batterie « Sacco y Vanzetti ».

En 1939, il est condamné à mort par Franco et toute la famille Audoui n’a d’autre choix que de quitter Barcelone pour retrouver la France.

Absent au moment de la mobilisation, Auguste y est considéré comme déserteur.

Il est donc incarcéré à Fresnes. À sa sortie, avec l’aide d’un réseau reconstitué en prison, il rejoint Le Havre où un paquebot le mène en Amérique afin d’y poursuivre son combat idéologique.

Devenu « sans-papiers », Auguste s’invente une nouvelle identité : Pedro Bertrán Güell. Suivant les dires ou les pays, son patronyme deviendra Pedro Bertrán Wells.

Son épouse soutient pleinement l’action de celui qu’elle admire depuis son plus jeune âge.

Leur fils, Auguste Voltaire Platon a alors sept ans, leur fille Violette Louise Michel en a six et leurs jumelles Aurore et Harmonie, quatre. Ces enfants ne reverront plus jamais leur père.

Josepha se réfugie avec ses quatre gosses à Montagnac (34) alors que la seconde guerre mondiale bat son plein.

Grâce à la solidarité des villageois, la mère accumule les petits boulots mais doit finalement se résoudre à mettre ses filles à l’orphelinat de Saint-Thibéry car elle ne peut nourrir cinq bouches.

Séparés de leur famille, subissant les brimades quotidiennes des religieuses, la vie de ces jeunes enfants est faite de désamour et d’angoisse. Abandonnés par leur père, puis par leur mère, leur désarroi est total…

Dans le même temps, Auguste donne corps et âme à son idéal, combattant les dictateurs sur tous les fronts d’Amérique. Sans adresse fixe, trop souvent en prison, le révolutionnaire ne donne plus aucune nouvelle de lui durant de très longues années. Informée occasionnellement par quelque émissaire, Josepha garde l’essentiel en elle, la certitude que son homme est toujours vivant...

En France, la guerre est finie, les filles reviennent auprès de leur mère. Auguste maintenant installé au Venezuela reprend contact avec sa famille via un système de boîtes aux lettres clandestines. Chaque courrier met plusieurs semaines pour arriver à ses destinataires. Dans les lettres adressées à ses enfants les mots d’amour sont rares, le père y note des règles de vie et retourne systématiquement leurs écrits, avec les fautes d’orthographe soulignées…

Le dictateur en place chassé du pouvoir, Pedro est fait citoyen vénézuélien pour services rendus au peuple. On lui trouve un emploi chez un marchand de vins, puis il devient traducteur et correcteur dans une revue locale. Auguste devient Pedro à tout jamais.

Josepha n’a jamais aimé ni connu d’autre homme durant ces très longues années de solitude.
En 1963, Pedro tombe gravement malade, ses compagnons de lutte se cotisent pour que celle qui a patienté pendant plus de vingt ans puisse revoir une dernière fois l’amour de sa vie.
Après la mort de leur père, un sentiment de gâchis perdurera chez ses enfants…
Pour moi, Auguste restera le grand-père que je n’ai jamais connu et Pedro, le héros de mes rêves.

GUY CHASTAN

FOCUS LE PEUPLE SAHRAOUI DANS LES GRIFFES DE L’ ÉTAT MAROCAIN

Notion de violence symbolique

Le mot « sahroui » fait référence à un ensemble de tribus, composées d’éleveurs de dromadaires nomadisant dans le désert saharien, qui se distinguent notamment par la condition particulièrement libre des femmes, par leur mode de vie en tente et leurs rassemblements spirituels et festifs - les Moussem - où se mêlent poésie, savoir d’herboristes et échange de denrées. On peut parler d’une société sans État. Leur nom est intimement lié à leur territoire de vie, le Sahara OccidenAtal, situé entre la Mauritanie et le Maroc.

Le Sahara Occidental est l’un des seuls territoires considérés « sans administration » par l’ONU ; l’un des seuls à apparaître sur Google Maps avec une frontière en pointillé.

Pour comprendre pourquoi certains Sahraouis affirment aujourd’hui « préférer leurs anciens colons », il faut remonter à 1975, au moment où le colon espagnol, après un siècle d’occupation, quitte définitivement la région après avoir signé un accord avec le Maroc lui permettant de conserver ses investissements dans les mines de phosphates. À ce moment précis, le roi du Maroc lance à son peuple un appel à une « Marche verte », qui conduira 350 000 Marocains à franchir « pacifiquement » la frontière du sud afin de célébrer « la victoire du peuple marocain et de nos frères sahraouis, qu’il nous tarde vivement de retrouver ». En fait, l’armée marocaine va se déployer sur tout le Sahara Occidental et ira jusqu’à faire usage du napalm pour tenir en respect les populations locales. 150 000 Sahraouis vont fuir, pour se réfugier en terre algérienne, où un « Front Polisario » proclame une « République arabe sahraouie démocratique » en exil. D’autres Sahraouis vont rester et subir la présence du nouveau colon marocain, avec son État, sa monnaie, son mode de vie, sa religion et sa conception de la femme. Depuis bientôt 50 ans, les Sahraouis, exilés ou colonisés, luttent pour leur souveraineté sur le territoire du Sahara Occidental.

Dans ce conflit toujours d’actualité, au rapport de force largement déséquilibré, le Maroc « veut la paix ». Depuis 1975, son investissement dans la région est colossal.

D’abord militaire – le Royaume du Maroc a construit le monstrueux « Mur de Sables » long de 2700 km , entouré par 1 million de mines anti-personnel et 100 000 gardes, coupant les nomades Sahraoui de l’accès à l’océan – l’investissement sera ensuite infrastructurel. Le Maroc va exploiter les ressources de phosphate et de pétrole du Sahara Occidental, va construire des autoroutes (vides) en plein désert et déployer ses mosquées, ses écoles et ses bâtiments administratifs. Des infrastructures touristiques seront construites à Dakhla, sur la côte Atlantique, qui permettent aujourd’hui au kyte-surfers du monde entier de revenir tout bronzés « du Maroc », croient-ils.

Mais depuis les années 2000, un investissement d’un type nouveau va devenir le premier poste de dépense : il s’agit de l’investissement culturel. Or, il se trouve que derrière sa belle appellation, cette politique particulièrement sournoise consiste en réalité pour le Maroc à défendre la culture de l’ennemi pour mieux l’anéantir. C’est à l’anthropologue Claire Mitatre que l’on doit d’avoir fait un travail approfondi sur ces pièges-à-pensée .

Voyons au travers de quelques exemples comment cela peut fonctionner.

Premier exemple : pourquoi les autorités marocaines ont-elles fait publier une trentaine d’ouvrages faisant la part belle aux paisibles « nomades du désert » ? On trouve tous ces beaux livres sur le « Sahara marocain » exposés dans les hôtels de Dakhla fréquentés par les touristes du monde entier. Ce faisant et sans le savoir, leurs lecteurs participent à une politique de l’oubli qui les amène à intérioriser l’idée que l’ordre établi au « Sahara marocain » ne fait pas problème.

Autre exemple. En 2010, un mouvement de révolte d’une ampleur inédite conduit des milliers de Sahraouis à planter leurs tentes en plein désert, à Gdeim Izik. S’ensuit le démantèlement du camp de protestation par le pouvoir marocain et l’enfermement sous la torture des porte-voix de la révolte. Depuis, planter sa tente au Sahara Occidental est considéré comme un acte de dissidence. Pourtant, cinq ans après ce mouvement de rébellion, un musée hypermoderne, dédié à l’art contemporain, est construit à Dakhla… en forme de campement stylisé.

Sur le site web du musée on peut lire que son architecture fait du bâtiment "un perpétuel mouvement qui, à la manière des cultures du sud, est en mobilité constante." Il vise à "plonger les visiteurs dans la richesse culturelle de la civilisation dans les régions du Sud", "à découvrir la richesse du Sahara marocain et mettre la lumière sur la composante hassanie (du nom de la langue sahraoui), en tant que l’un des affluents de l’identité nationale marocaine." "Les visiteurs restent ébahis devant les manuscrits et photos relatant des étapes historiques phares dans les provinces du Sud", dont "les exploits de l’Armée de libération et de la Marche verte".

Dernier exemple : alors que le Moussem de Tan Tan, ce rassemblement spirituel et festif haut-lieu de la culture sahraoui, n’a pu se tenir pendant 30 ans du fait de l’occupation marocaine, en 2007 les autorités marocaines ont décidé d’organiser elles-mêmes « le Moussem de Tan Tan ». Elles iront jusqu’à pousser l’UNESCO à le reconnaître « Patrimoine Mondial de l’Humanité ». En rassemblant les notables politiques du monde entier, en surfant sur l’aura positive dont dispose l’UNESCO dans la défense des peuples opprimés, le Maroc œuvre, comme le dira ailleurs son roi, à ce que son « titre de propriété du Sahara soit déposé à la conservation foncière des Nations Unies ».

VINCENT
MITATRE Claire Cécile, Le patrimoine contre la révolution, Cahiers d’études africaines 229 | 2018
http://journals.openedition.org/etudesafricaines/21824

ANNIVERSAIRE LES 150 ANS DU CONGRÈS DE SAINT-IMIER

Le Congrès de Saint-Imier, qui s’est tenu les 15 et 16 septembre 1872 à Saint-Imier dans le Jura suisse (canton de Berne), a vu la fondation de l’Internationale anti-autoritaire par les anarchistes après l’éclatement de la Première Internationale. Il a permis de mettre un point final au conflit qui opposait les socialistes dits « marxistes », conduits par Karl Marx, aux tendances « libertaires » qu’incarnaient Michel Bakounine, James Guillaume ou encore Charles Perron. Les groupes anarchistes de Saint-Imier avaient prévu de célébrer dans leur ville les 150 ans de ce congrès qui a été le point de départ de l’organisation des anarchistes de façon autonome. Une belle semaine de débats, de fêtes, de rencontres internationales et d’événements culturels devaient rythmer le mois de juillet à venir. Mais devant les difficultés de circulation entre pays dues à la pandémie la célébration a été reportée à l’année prochaine. L’affiche en image ci-

dessus est donc à garder pour 2023. En attendant, pour ceux qui veulent se rafraîchir la mémoire, voici quelques ouvrages sur le sujet :

Congrès de Saint-Imier : Anarchisme, Association internationale des travailleurs, Camille Camet, Frederic P. Miller, Alphascript Publishing

Errico Malatesta, Écrits choisis, Éditions du Monde Libertaire. L’incroyable activité du militant libertaire Errico Malatesta s’échelonne sur plus d’un demi-siècle et le voit mêlé aux évolutions du mouvement anarchiste, du congrès de Saint-Imier de 1872 jusqu’aux débats sur le plateformisme des années 1930

La fédération jurassienne, Marianne Enckell, Éditions Entremonde

HUMOUR... OU PAS VOTRE AVIS ?
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PARCE QUE LES ANIMAUX EUX AUSSI RECLAMENT

Pierre Jouventin nous parle du loup

Le loup est au centre de notre imaginaire depuis des millénaires, hors la science ne s’y intéresse que depuis à peine une petite cinquantaine d’années. Pierre Jouventin s’est attelé à rattraper le retard en nous donnant à lire : "Le Loup ce mal-aimé qui nous ressemble".

C’est aux Éditions humenSciences – Belin – Passés composés. Ça coute 18 euros, c’est un écrit par un ami du CAD et c’est remarquable.

CE QUE VOUS AVEZ (peut-être) RATÉ

Le raté qui nous a le plus affecté à tous est celui de Marc Tomsin. Il devait venir au printemps 21 nous présenter, en compagnie de Maria Antonia Ferrer et Fernando Casal, "Scorpions et figues de Barbarie", la traduction du dernier volume des mémoires d’Abel Paz parue aux éditions Rue des Cascades dont il était l’un des fondateurs. Malheureusement, il a fait lors d’une fête en Crête, où il résidait depuis ces dernières années, une chute accidentelle qui lui a été fatale. Marc Tomsin était engagé en anarchie depuis son adolescence, il a été un syndicaliste très actif dans le milieu du livre et a beaucoup soutenu le mouvement zapatiste du Chiapas. La fête où il a trouvé sa fin était à son image : il s’agissait de célébrer la réappropriation d’un emblématique squat militant de l’île. C’est comme ça, la loi de la vie est injuste, mais celle-là, nous sommes tous bien obligés de l’accepter. Maria Antonia et Fernando sont venus tout seuls. Ils nous ont raconté les chemins par lesquels ils sont passés pour aboutir leur "Geografía de Abel Paz ", la biographie de Diego (Abel Paz était son nom de plume) qu’ils avaient depuis longtemps en tête. C’était émouvant de sentir à nouveau la présence de notre estimé père tutélaire (ses fulgurances intellectuelles, ses mouvements d’humeur et son odeur de tabac) dans le CAD. Après la conférence, nous sommes allés terminer la soirée en petit comité autour d’un aligot et d’une bonne bouteille de Pic Saint-Loup. Diego aurait certainement apprécié. Maria Antonia et Fernando, en tout cas, même si leur présentation n’a pas attiré les foules, sont repartis chez eux à Barcelone visiblement très contents, et nous de même.

Diego en pleine inspiration

Dans le même registre des sentiments, un petit mot aussi à propos d’Octavio Alberola, qui devait nous rejoindre depuis Perpignan où il vit à l’occasion de la projection au cinéma Diagonal de "Sur la brèche", le film documentaire retraçant son haletant parcours de militant. Une vague de covid après l’autre, malheureusement, l’évènement a sans cesse été reporté. Avec ses 94 ans maintenant bien sonnés, Octavio n’est toujours pas en mesure dans l’incertitude sanitaire où nous nous trouvons encore de s’exposer au milieu d’un grand public. Nous le saluons en espérant que l’amélioration qui se dessine sur le front de l’épidémie va se confirmer et que nous pourrons très bientôt relancer notre projet avec lui. Revenons à ce que vous avez vraiment raté (ou pas).
Pour ce qui est des films, nous avons projeté cette année "Regarde ailleurs", un documentaire sur la "jungle de Calais". Le quotidien sans far de ceux qui attendent de pouvoir traverser la Manche dans l’espoir d’une vie meilleure. Arthur Levivier, le réalisateur, était présent. Il a brillamment animé le débat qui a suivi la projection et a lui aussi, ensuite, trinqué avec nous à un monde plus humain et plus solidaire.
Puis, toujours sur notre toile blanche du CAD, nous avons eu le plaisir de visionner "Une essence de l’utopie", le film sur la vie de notre cher Ronald. Ronald a toujours souhaité que le CAD ne soit pas simplement un endroit pour se retrouver entre copains, mais aussi un lieu d’étude et de réflexion. Nous avons donc parlé d’anarchisme, mais aussi, malgré tout, on n’a pas pu s’en empêcher, passé un très bon moment d’amitié. Enfin, nous avons co-organisé avec le cinéma Diagonal la projection de "Amis dessous la cendre", le tout frais documentaire réalisé par le collectif "Les amis d’abord". Nous avons pu découvrir l’histoire peu connue de Victor Simal, un libertaire français incarcéré en 1978 pendant près de neuf mois dans la prison Modelo de Barcelone - trois ans après la prétendue fin du régime franquiste donc -, ceci à la suite d’un piège ourdi par la police espagnole pour justifier la répression du mouvement anarchiste qui était en train de renaître de ses cendres à cette époque. Là encore, un problème de santé a fait que Victor, dont la vitalité crevait pourtant l’écran dans le film, n’a pas pu être présent. Ses amis, Georges, Myrtille et David Rappe, l’auteur du livre traitant du même sujet "Espoirs déçus, engagements antifranquistes et libertaires durant la transition démocratique espagnole", étaient en revanche bien là pour répondre à l’issue de la séance aux questions de la salle sur leur travail. Nous souhaitons à Victor un prompt rétablissement et on va essayer de rattraper le coup avec une nouvelle projection, avec lui cette fois, dans le local du CAD à la fin du printemps.

Voilà pour les films. Pour ce qui est des livres, nous avons reçu Floréal Romero autour de son dernier ouvrage "Agir ici et maintenant". À l’heure où le capitalisme trébuche sur ses propres contradictions, Floréal Romero propose de puiser dans la pensée de Bookchin pour créer un nouvel imaginaire collectif émancipateur. Une soirée bien revigorante.

Le municipalisme libertaire de Murray Bokchin, y a qu’à ?

Et puis Jean-Jacques, notre infatigable dévoreur de livres, et tout aussi infatigable transmetteur, nous a fait un compte-rendu de sa lecture de "Les anarchistes dans la ville" de Chris Ealham, ouvrage paru en juin dernier aux éditions Agone. La ville c’est Barcelone. Comment le développement urbain et le mouvement anarchiste de la capitale catalane se sont sans cesse influencés et réciproquement nourris l’un de l’autre depuis le début du XIXème siècle jusqu’au déclenchement de la guerre civile. Un ouvrage original (surtout dans sa première partie qui traite abondamment de l’urbanisme) et d’un grand intérêt pour les passionnés de l’histoire de l’anarchisme espagnol, dont fait partie votre serviteur pour la rédaction de ce journal et qui, s’il n’a malheureusement pas pu être présent ce jour-là pour entendre ce qu’en a pensé Jean-Jacques, n’a lui-même pas manqué sa lecture.

Du coté des conférences, nous avons accueillis, à l’initiative de Vincent, les membres de la Coopérative Intégrale du Bassin de Thau. CIBT de son nom acronyme. C’est quoi ? C’est un groupe de jeunes libertaires qui, s’inspirant de l’expérience de la Coopérative Intégrale de Barcelone (qui a rassemblé à son apogée plus de 2500 personnes, voyez l’histoire de cette expérience dans : https://www.ababord.org/La-Cooperative-integrale-catalane ) nourrissent le projet de développer sur le même modèle un nouveau cadre de vie économique et sociale autonome et autogérée dans le Bassin de Thau. Ils débordent d’idées et sont remplis d’énergie. Ils ont déjà réussi à créer un marché agricole solidaire et un tas d’autres petites activités indépendantes des lois du marché. Mèze est à deux pas de Montpellier. Si vous souhaitez vous rapprocher d’eux, n’hésitez pas, ils n’attendent que ça. Enfin, et pour terminer, une première pour le CAD, notre lieu s’est transformé en scène ouverte pour du Slam. À deux reprises, avec Sam cette fois aux manettes de l’organisation, nous avons accueillis une douzaine d’artistes qui, chacun à leur tour après avoir tiré leur nom au chapeau, nous ont slamés leurs proses. Cela est allait de la poésie aux diatribes militantes, en passant par l’humour et la performance théâtralisé. L’ambiance a été des plus chaleureuses et pour la réchauffer encore un peu plus (c’était le mois de janvier et l’isolation thermique de notre local n’est pas du dernier cri) nous avons dégusté un bon vin chaud à la cannelle.

Voilà, vous savez tout, ou presque, de ce qui s’est passé au CAD ces derniers mois. Si la lecture de ce compte-rendu vous donne des regrets, sachez que vous aurez largement l’occasion de vous rattraper ce printemps et à la rentrée prochaine. Tenez-vous au courant sur notre site et à bientôt on espère...
au Centre Ascaso Durruti, 6, rue Henri René juste derrière la gare de Montpellier.
En attendant vous pouvez nous écrire à :
le-grain.cad@laposte.net
ascaso-durruti.info/accueil.htm