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Conférence d’Anselm JAPPE.

Nous proposons aujourd’hui le texte d’une conférence donnée par Anselm Jappe à Bayonne dans le cadre du Forum Social du Pays basque en janvier 2005.
Nous l’avons légèrement remanié, en accord avec l’auteur, afin d’en améliorer la lecture et d’en préciser quelques articulations.
Nous le plaçons sur notre site aussi pour la raison qu’il nous a servi à écrire une partie de la postface des « Fils de la nuit », comme le lecteur sagace s’en rendra rapidement compte.

Conférence d’Anselm Jappe - Forum Social du Pays basque, janvier 2005
 
 

Que veut dire : « se libérer du travail » ? « Comment pourrait-on bien vivre sans travail ? » Il faut travailler pour gagner sa vie, à moins d’exploiter les autres. La société elle-même doit travailler pour trouver des ressources. Il semble que tout ce dont nous ayons besoin pour vivre n’existe que par le travail. Une critique du travail en tant que telle apparaît aussi fantaisiste que la critique de la pression atmosphérique ou de la force de gravitation. Le travail serait cette chose parfois désagréable à laquelle on ne peut se soustraire et dont on ne peut se libérer.

 
Bien évidemment, je vais défendre un autre point de vue ce soir. Point de vue que je partage avec la Théorie de la critique de la valeur, élaborée dans les dernières années par la revue allemande « Krisis », mais aussi avec d’autres auteurs dans d’autres pays. Cette critique est basée sur une critique du travail, du travail conçu comme une catégorie typiquement capitaliste, comme le cœur même de la société capitaliste. Je fais tout de suite la distinction entre « travail » et « activité » : critiquer l’activité humaine n’aurait pas de sens. L’être humain est toujours actif, d’une manière ou d’une autre, pour organiser « l’échange organique avec la nature » comme l’écrit Marx, c’est-à-dire tirer de la nature ses moyens de subsistance. Mais ce qu’aujourd’hui, et depuis environ 200 ans, nous appelons « travail » est bien distinct de l’activité, et de l’activité productive. Le mot « travail » désigne des choses différentes, très disparates, mais en même temps il exclut de nombreuses activités : cuire des petits pains, conduire une voiture, bêcher la terre, taper sur un clavier, gouverner un pays, tenir une conférence... sont des activités considérées comme du travail car elles se traduisent par une certaine somme d’argent, qu’elles peuvent être vendues et achetées sur le marché. Mais qu’en est-il du secteur domestique traditionnellement laissé aux femmes : tous les soins aux enfants, aux personnes âgées, ces activités qui n’engendrent pas d’argent ?
Le concept de travail est donc quelque chose qui sépare une partie des activités humaines au sein d’un ensemble, en excluant par exemple les jeux, les rituels, les échanges directement sociaux, toute la reproduction privée ou domestique.
Il est significatif que le mot « travail », au sens moderne du terme, n’existait ni en grec, ni en latin, ni en d’autres langues. L’origine du mot « travail » dérive du latin « tripalium », un instrument à trois pieds utilisé à la fin de l’Antiquité pour torturer les serfs en révolte qui ne voulaient pas travailler. À l’époque, il y avait beaucoup de personnes qui ne travaillaient que si on les y forçait par la torture.
 
Ce mot « travail », qui n’est pas du latin classique mais qui est apparu au Moyen Âge, ne signale pas encore l’activité en tant que telle, utile aux productifs, et encore moins l’épanouissement ou la réalisation de soi, mais indique déjà comment quelque chose de pénible est obtenu par la force, et quelque chose qui n’a pas un contenu précis. Il en est de même pour le mot latin « labor », qui désigne à l’origine un poids sous lequel on trébuche et indique tout genre de peine ou de fatigue, y compris la douleur de la femme qui accouche, et non pas une activité utile.
En allemand, « Arbeit » désigne l’activité de l’orphelin, celui dont personne ne prend soin, astreint qu’il est aux activités les plus pénibles pour survivre. J’ai appris hier que le mot basque qui traduit l’idée de travail évoque également la fatigue, la peine. Il ne s’agit pas là d’une excursion gratuite dans l’étymologie (déjà significative), mais cela démontre que la notion de travail, comme nous le concevons aujourd’hui, est relativement récente. Il en découle que le travail en tant que catégorie sociale, concept d’activité dans la société, n’est pas quelque chose de si naturel, de si évident, de si consubstantiel à l’être humain, mais plutôt une invention sociale.
Dans la société pré-capitaliste industrielle, les activités n’étaient qu’une réponse à un besoin : certaines pouvaient être absurdes, comme celle du pharaon qui faisait construire des pyramides. On déterminait les besoins, puis on mettait en œuvre les activités nécessaires pour y répondre : les activités existaient comme moyen pour combler ces besoins. Ce qui intéressait la société, ce n’était pas l’activité, c’était le résultat : ce n’était pas le fait de bêcher la terre, mais c’était le blé qu’on voulait recueillir. Et c’est aussi la raison pour laquelle on cherchait plutôt à faire exécuter les activités les plus pénibles par des esclaves ou des serfs. Et on ne faisait pas travailler ces derniers pour « travailler », mais parce que les maîtres voulaient avoir la jouissance des biens de ce monde.
 
Le monde capitaliste a changé la donne : dès la fin du Moyen Âge en certains endroits, et surtout lors du véritable essor de la société capitaliste, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le travail est devenu le véritable but de la société, et non un moyen.
À l’échelle de l’histoire mondiale, c’est un changement des plus importants : la société capitaliste est l’unique société dans l’histoire humaine pour laquelle la seule activité productive, ou ce qu’on peut appeler travail, n’est plus seulement un moyen pour atteindre un but, mais devient un but auto-référentiel.
En effet, tout le travail dans la société capitaliste est ce qu’on peut appeler un travail abstrait, au sens de Marx. Il ne s’agit pas de travail immatériel, ou dans l’informatique. Dans le premier chapitre du Capital, qui ne débute pas du tout par les classes, ni par la lutte des classes, ni par la propriété des moyens de production, ni par le prolétariat, Marx commence en analysant les catégories qui sont, selon lui, les plus fondamentales de la société capitaliste et qui n’appartiennent qu’à elle : ce sont la marchandise, la valeur, l’argent et le travail abstrait. Pour Karl Marx, tout travail, dans un régime capitaliste, a deux côtés : il est en même temps travail abstrait et travail concret. Ce ne sont pas deux types de travail différents, mais les deux faces de la même activité. Pour donner des exemples très simples : le travail du menuisier, du tailleur, sont, du côté concret, des activités très différentes, qu’on ne peut pas du tout comparer entre elles car l’une utilise le tissu, l’autre le bois. Mais elles sont toutes deux « une dépense de muscles, de nerfs ou de cerveau ». Tout travail est aussi en même temps une dépense d’énergie humaine. C’est toujours vrai, mais c’est seulement dans la société capitaliste que cette dépense d’activité, d’énergie humaine, devient le côté le plus important au niveau social, parce qu’elle est égale dans tous les travaux et dans toutes les marchandises. Parce que, si naturellement toute activité peut être réduite à une simple dépense d’énergie, c’est une simple dépense qui se déroule dans le temps. Dans cette perspective, le travail du tailleur et celui du menuisier sont complètement différents, du côté concret ; mais du côté abstrait - du côté de l’énergie dépensée -, ils sont absolument égaux et la seule différence réside dans leur durée et donc dans leur quantité.
Si une table a été faite en deux heures de travail, elle a une valeur double de celle d’une chemise que le tailleur a pu coudre en une heure seulement. En réalité, c’est beaucoup plus compliqué, car au delà du travail direct du menuisier, il y a les matériaux utilisés.
 
Ce qui définit la valeur des marchandises sur le marché capitaliste, c’est le travail dépensé. C’est parce que le travail est égal pour toutes les marchandises qu’il permet leur comparaison. De manière simplifiée, la logique de base de Marx est celle-ci : la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour créer cette marchandise ; cela permet l’abstraction du côté concret de la marchandise : une table vaut deux heures, une chemise vaut une heure.
Reste que la marchandise doit rencontrer un besoin, sans quoi elle ne se vendrait pas. Bien qu’on puisse créer le besoin par la suite. La nécessité, le besoin, ne déterminent pas la valeur sur le marché : celle-ci dépend exclusivement du temps de travail qui a été dépensé. Le seul travail qui compte dans le système capitaliste, c’est le travail abstrait, un travail absolument indifférent à tout contenu et qui ne s’intéresse qu’à sa propre quantité.
Ce qui compte, sur le marché capitaliste, c’est d’avoir la plus grande quantité de travail disponible pour pouvoir la vendre. Cette quantité de travail se traduit dans la valeur et la valeur dans l’argent. En effet, qu’il s’agisse d’une table ou d’une chemise n’est pas important pour le marché. L’important, c’est que la table puisse coûter cent euros et la chemise dix euros. Chaque marchandise correspond à une quantité d’argent. Donc, devant l’argent, toutes les marchandises sont égales. Mais, en dernière analyse, l’argent n’est que le représentant du travail qui a été dépensé pour la production, du travail abstrait.
 
Si je souhaite investir un capital et que la fabrication des bombes représente une plus grande quantité de travail que la fabrication de pains, alors j’investis dans les bombes. Il ne s’agit pas de méchanceté psychologique ou morale de la part du propriétaire du capital ; cela peut très bien s’y ajouter, mais ce n’est pas la racine. En tant que tel, le capitalisme du système est « fétichiste », comme dit Marx, c’est-à-dire qu’il est un système automatique, anonyme, impersonnel où les personnes doivent seulement exécuter les lois du marché. Les lois du marché disent qu’il faut rechercher la plus grande quantité d’argent, sous peine d’être éliminé par la concurrence. Et la plus grande quantité d’argent, cela veut dire qu’on doit réussir à mettre en marche la plus grande quantité de travail, parce que le travail donne la valeur et que le profit ne se crée que par ce que Marx appelle la plus-value ou sur-valeur : il s’agit seulement d’une partie du travail des travailleurs - celle qui n’est pas payée et revient au propriétaire du capital qui fait son profit sur la plus-value - qui n’est par ailleurs qu’une partie de la valeur.
 
Donc, que doit faire le propriétaire du capital ? Il a une somme d’argent, avec laquelle il achète la force de travail, les ressources naturelles et les machines ; il fait travailler l’ouvrier, puis il retient le produit. Mais il existe là une différence très importante avec tout autre genre de société. Naturellement, le propriétaire du capital ne fait pas cet investissement si, à la fin du processus, il n’a pas engrangé une somme de valeur plus grande qu’au départ. Investir son argent, cela veut dire investir dix mille euros pour obtenir à la fin douze mille euros ; sinon, cela n’a pas de sens, d’un point de vue capitaliste. Et donc le côté abstrait gagne absolument sur le côté concret. Parce que, toujours en simplifiant, si dans un autre type de société, et dans un échange concret entre le menuisier et le tailleur par exemple, ce n’est pas le rapport de valeur qui compte, alors le menuisier n’a pas besoin d’une autre table et peut donc l’échanger avec la chemise qu’il ne peut pas faire mais que l’autre va lui donner. Il y a dans ce dernier cas un rapport entre deux besoins. Là où, au contraire, le but de la production est de transformer une somme d’argent en une somme d’argent plus grande, il n’y a plus cet intérêt pour le besoin mais seulement un intérêt pour une croissance quantitative. Si j’échange une chemise contre une table, il n’y a pas besoin d’une croissance quantitative, l’important étant de satisfaire tous les besoins.
Quand l’argent est le but de la production, c’est différent. Il n’y a alors aucun but concret : le seul but est donc quantitatif et l’on cherche à augmenter, donc à transformer dix en douze, puis douze en quatorze, quatorze en vingt, etc. C’est là une différence énorme entre la société capitaliste et toutes les sociétés qui l’ont précédée. La société capitaliste n’a pas pour vocation d’être injuste et de s’adonner à l’exploitation : les autres sociétés l’étaient également, mais c’étaient des sociétés plus ou moins stables, car elles cherchaient avant tout à satisfaire des besoins, au moins les besoins des maîtres, et cela signifie que tout but concret est limité - on ne peut pas manger tout le temps, toute activité concrète trouve sa limite.
Dans le cas d’une activité purement calculatrice, quantitative, comme l’augmentation du capital, de l’argent, dans la mesure où il n’y a là aucune limite naturelle, c’est un processus sans fin, induit par la concurrence qui s’oppose à la limite et pousse à l’augmentation permanente du capital : ainsi agit chaque propriétaire du capital, sans aucun égard pour les conséquences écologiques, humaines, sociales, etc.
Rien de neuf sous le soleil, je ne fais que résumer la théorie de Marx. Mais cet aspect de Marx est moins connu que celui de la lutte des classes.
 
Le capital est de l’argent accumulé. L’argent est le représentant plus ou moins matériel de la valeur, et la valeur, c’est du travail. Le capital ne s’oppose pas au travail, il est du travail accumulé : accumuler du capital, c’est accumuler du travail mort, du travail déjà passé, qui crée la valeur. Celle-ci, transformée en argent, est ensuite réinvestie dans les cycles productifs, parce qu’un propriétaire de capital a intérêt à faire travailler le plus possible : si je fais un certain profit en employant un ouvrier, je fais double profit en employant deux ouvriers, et si j’emploie quatre ouvriers, je fais quatre fois le même profit, si tout va bien.
Cela veut dire que le propriétaire de capital a tout intérêt à faire travailler le plus possible, indépendamment des besoins existants, de faire travailler pour travailler, car c’est seulement en faisant travailler qu’on accumule du capital. On peut donc créer le besoin après, éventuellement. Donc, la société du capital n’est pas seulement la société de l’exploitation du travail des autres, mais en outre une société dans laquelle c’est le travail qui est la forme de richesse sociale. L’accumulation d’objets concrets, de biens d’usage, qui est bien réelle dans la société capitaliste industrielle, est, d’une certaine façon, un aspect secondaire, parce que tout le côté concret de la production n’est qu’une espèce de prétexte pour faire travailler.
 
On peut donc dire que le travail est une catégorie typiquement capitaliste, qui n’a pas toujours existé. Avant l’apparition du capitalisme, et jusqu’à la révolution française, un jour sur trois était un jour férié ; même les paysans, s’ils travaillaient beaucoup à certains moments de l’année, travaillaient beaucoup moins à d’autres.
 
Avec le capitalisme industriel, le temps de travail a doublé ou triplé en quelques décennies. Au début de la révolution industrielle, on travaillait 16 à 18 heures par jour, comme le rapporte Charles Dickens dans ses romans.
 
Aujourd’hui, en apparence, on travaille moins, 40, 35 heures par semaine, ce qui pourrait correspondre aux heures de travail de la société pré-industrielle, même si cette société ne faisait pas de différence entre travail et non-travail. Cependant, si l’on tient compte de la densité du travail (qui a énormément augmenté), il n’est pas sûr qu’on travaille moins maintenant qu’au dix-neuvième siècle.
 
La première usine à mettre en place la journée de huit heures ne l’a pas fait sous la pression de mouvements ouvriers, ni du fait d’un philanthrope socialiste, mais du fameux Henry Ford, celui qui a bâti la plus grande usine d’automobiles aux U.S.A. Au début du XXe siècle, Ford introduit la journée de huit heures avec augmentation massive des salaires, conjointement à la taylorisation. L’organisation scientifique de chaque mouvement - la fameuse chaîne automatique - permettait de faire construire plus de voitures en huit heures qu’en dix ou douze heures avec l’ancienne organisation.
 
Toute la réduction du temps de travail était accompagnée d’une augmentation de la cadence. Aujourd’hui même, il est évident que le travail tend en général à déborder les cadres temporels, une fois établie la semaine de quarante heures ou de trente-cinq heures, parce qu’au temps du chômage, si on ne veut pas risquer de perdre son travail, il faut toujours continuer à travailler, même si on est rentré chez soi : il faut faire la formation continue, il faut s’informer ou faire du sport pour rester toujours en forme pour le travail... Donc, même si en théorie la semaine de travail dure trente-cinq heures ou quarante heures, notre réalité est beaucoup plus déterminée par le travail que les sociétés précédentes. On a donc ce paradoxe qu’avec tous les moyens productifs inventés par le capitalisme on travaille toujours plus. C’est un des facteurs si simples et évidents qu’on oublie souvent d’en parler. Le capitalisme a toujours été une société industrielle. Il a commencé avec la machine à vapeur, avec les métiers à tisser, parce que toute invention technologique utilisée par le capitalisme visait toujours à remplacer le travail vivant par une machine, ou à permettre à un ouvrier de faire dix fois plus qu’un artisan. Cela veut dire que toute la technologie capitaliste est une technologie pour économiser du travail. Et donc pour produire le même nombre de choses qu’avant avec beaucoup moins de travail.
 
Quel est le résultat ?
Nous travaillons toujours plus, c’est la réalité que nous vivons depuis deux cent cinquante ans ! En effet, un économiste du XIXe siècle qu’on ne peut soupçonner d’être un grand critique du capitalisme, John Stuart Mill, avait déjà dit qu’aucune invention pour économiser du travail n’avait jamais permis à personne de travailler moins. Plus il y a de machines qui économisent du travail, plus il faut travailler. Et cela est tout à fait logique, car si dans une société qui veut satisfaire des besoins concrets il y a des possibilités technologiques pour produire davantage, cela veut dire que toute la société doit moins travailler, ou même, si on veut peut-être augmenter un peu la consommation matérielle, on peut produire un peu plus mais toujours en travaillant peu. Dans la société capitaliste qui n’a aucun but concret, aucune limite, aucune chose concrète vers laquelle elle tende, mais qui toujours ne vise qu’à augmenter la quantité d’argent, il est donc tout à fait logique que toute invention qui augmente la productivité du travail ait pour résultat de faire travailler encore plus les êtres humains. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage sur les conséquences catastrophiques d’une telle société. C’est là l’explication profonde de la crise écologique, qui n’est pas due à une avidité naturelle de l’homme qui veut toujours posséder plus, qui n’est même pas due au fait qu’il y ait trop d’humains au monde. La raison la plus profonde de la crise écologique est, là aussi, la croissance de la productivité du travail. Parce que dans une logique d’accumulation du capital c’est seulement la quantité de valeur qui est contenue dans chaque marchandise qui est intéressante. Si un artisan a besoin d’une heure pour faire une chemise, cette chemise vaut une heure sur le marché. Si avec une machine, le même ouvrier peut faire dix chemises en une heure - je simplifie toujours -, chaque chemise implique seulement six minutes de travail et la chemise vaut seulement six minutes. Et donc le profit pour le propriétaire de capital est de deux minutes pour chaque chemise. Ce qui implique que pour faire le même profit qu’avant il doit faire produire et vendre dix chemises au lieu qu’auparavant une chemise suffisait. La productivité accrue du travail dans le système capitaliste pousse à toujours augmenter la production de biens concrets absolument au delà de tout besoin concret. C’est après qu’on crée artificiellement le besoin pour réussir à écouler toute cette marchandise. Il s’agit d’un processus infrangible puisque toute invention réduit le travail nécessaire, donc le profit qui réside dans chaque marchandise. Il faut donc produire toujours plus de marchandises.
 
Une société dans laquelle le travail est le bien suprême est une société aux conséquences catastrophiques, notamment sur le plan écologique. La société du travail est fort peu agréable pour les individus, pour la société et pour la planète entière. Mais ce n’est pas tout. Puisque la société du travail, après plus de deux cents ans d’existence à peu près, déclare à ses membres mis en demeure : « Il n’y a plus de travail. » Voici une société de travail où pour vivre il faut vendre sa force de travail si on n’est pas propriétaire du capital, mais qui ne veut plus de cette force de travail, qui ne l’intéresse plus. Donc, c’est la société de travail qui abolit le travail. C’est la société de travail qui a épousé son besoin de travail en faisant du fait de travailler une condition absolument nécessaire pour accéder à la richesse sociale.
 
Il ne s’agit pas d’un hasard - on pouvait déjà en prévoir les conséquences, ou on aurait pu en prévoir, au début du capitalisme -, parce qu’il y a cette contradiction fondamentale dans le travail capitaliste : d’un côté, le travail est la seule source de richesse, et donc, pour un propriétaire de capital, il vaut mieux faire travailler deux ouvriers plutôt qu’un, et plutôt quatre que deux. De l’autre, si l’on donne une machine à un ouvrier, il va produire beaucoup plus qu’un ouvrier qui n’a pas de machine, qu’un artisan donc, et on peut vendre meilleur marché les marchandises produites. Cela était évident surtout au début de l’ère capitaliste, par exemple lorsque les Anglais, avec le tissu, les vêtements, ont conquis le monde, parce que bien sûr, avec la production industrielle, ils pouvaient facilement battre en brèche toute la production artisanale. Cela veut dire que chaque propriétaire de capital a tout intérêt à donner un maximum de technologie à ses ouvriers et donc à réduire le nombre d’ouvriers pour les remplacer par des machines. Lorsqu’une nouvelle technologie apparaît, cela donne sur le marché un grand avantage aux premiers propriétaires de capital qui emploient ces technologies, car ils peuvent vendre à bas prix. Cependant, la concurrence va annuler ces avantages par la suite, car tous les propriétaires de capital vont se doter de ces machines, s’ils le peuvent ; puis une autre machine sera immédiatement lancée sur le marché, et le procès repartira.
 
Cela veut donc dire que toute l’histoire du capitalisme est l’histoire du remplacement du travail vivant, du travail humain, par des machines, et cela veut dire aussi que le système capitaliste, dès le départ, sape ses propres bases, scie la branche sur laquelle il est assis. C’est une contradiction à laquelle le régime capitaliste ne peut échapper, car il est un système de marché nécessairement basé sur la concurrence : les capitalistes ne peuvent passer des accords entre eux pour qu’elle ne joue plus. Ils ne peuvent se dire : « On va arrêter cette course aux technologies pour stopper cette chute des profits. » Car le capitalisme est une société de concurrence : il y a donc toujours quelqu’un qui utilise de nouvelles technologies. Donc, ces processus continuent toujours : la force de travail est remplacée par des machines qui ne produisent pas de valeur. Par conséquent, si pour un artisan une chemise peut représenter une heure de travail, avec la révolution industrielle une chemise peut représenter seulement six minutes de travail, parce qu’on fait avec une machine dix chemises en une heure. Si aujourd’hui grâce à l’informatique on peut faire cent chemises en une heure, chaque chemise représente seulement un centième. Donc, si chaque produit représente une quantité mineure de valeur, cela veut dire qu’elle représente une quantité mineure de sur-valeur, donc de profit pour le propriétaire de capital. C’est ce fait que Karl Marx a nommé « la baisse tendancielle du taux de profit » : c’est-à-dire que chaque marchandise est toujours moins profitable pour le propriétaire de capital qui la fait produire. Cette tendance, qui est inévitable du fait de la concurrence, est contrecarrée par une autre tendance, historiquement attestée, qui fait que si chaque marchandise donne moins de profit parce qu’elle manque de valeur, on peut augmenter la quantité de produits, car si une chemise représente seulement six minutes, mais que je vends onze chemises, je fais un profit plus grand qu’avant, notamment que celui de l’artisan avec une heure de travail. C’est ce qui, historiquement, est arrivé. Il y avait une augmentation continuelle de la quantité absolue de marchandises, qui représentait aussi une augmentation absolue de la masse des valeurs, qui a compensé et même sur-compensé le fait que chaque marchandise particulière représentait moins de travail.
 
C’est dans l’industrie automobile que cela fut le plus remarquable : un produit de luxe - et un produit qui demandait beaucoup de travail et qui employait beaucoup de travailleurs - a été transformé en un produit de masse, et cela a permis l’extension d’un grand circuit de production et ensuite de consommation. Ce fut la période des « trente glorieuses », qu’on appelle justement l’« époque fordiste ». Pendant un siècle et plus, cette tendance inévitable dans le développement du capitalisme diminuait la valeur. La diminution de la valeur de chaque produit était contrecarrée par l’augmentation de la masse.
 
Mais cette bouée de secours s’est définitivement dégonflée, on peut le dire maintenant, avec la révolution micro-électronique. Les procédés micro-informatiques ont donné un tel coup d’accélérateur à la technologie que beaucoup plus de travail a pu être beaucoup plus rapidement économisé que ce qu’on pouvait recréer dans d’autres secteurs. C’est un fait qu’on peut observer depuis plusieurs décennies. On peut aussi dire que maintenant ce n’est pas seulement l’innovation portant sur des produits mais aussi l’innovation portant sur des procédés qui est tellement rapide qu’il n’y a plus de compensation possible de l’autre côté. Parce qu’en tant que tel le procédé informatique demande très peu de travail et a réussi à augmenter énormément la productivité du travail, en utilisant unnombretoujours plusréduitdetravailleurs.Par exemple, le nombre de personnes employées dans l’industrie dans les grands pays européens a presque diminué de moitié par rapport aux années soixante-dix : dans le même temps, la productivité s’est accrue, je crois, de soixante-dix pour cent, selon les chiffres divulgués. Vous savez tous que ces nouveaux procédés technologiques ont permis de réduire le nombre de travailleurs productifs parce qu’ils permettaient en même temps d’augmenter la productivité.
 
À ce stade, on peut faire une ou deux remarques : il n’est pas vrai que le travail industriel productif diminue, qu’il se soit seulement délocalisé dans d’autres endroits, par exemple en Asie. On peut ici en discuter longuement mais il me semble assez évident que ces délocalisations en général ne regardent que certains secteurs, surtout le secteur textile, et dans certains pays pour une période de temps assez limitée. Ce qu’on appelait les « Tigres asiatiques » ont déjà atteint leurs limites. Par exemple, on n’a pas réussi à y impulser un nouveau modèle de capitalisme, qui s’étende à tout le secteur productif dans le pays entier, etc. On dit maintenant que la Chine serait le futur du capitalisme. Mais on oublie peut-être qu’il y a certaines régions en Chine, ou certains secteurs industriels, où on emploie beaucoup de gens à de très bas salaires. En même temps, des centaines de millions de gens perdent leur emploi traditionnel, dans l’industrie lourde traditionnelle ou dans l’agriculture, etc. Donc, je pense qu’on peut affirmer tranquillement qu’il y a toujours dans le monde entier, et pas seulement dans les pays européens, une diminution continuelle de la force de travail, de la force de travail employée. Et à la longue, même dans les pays à bas salaires, les procédés informatiques y seront aussi plus concurrentiels que l’exploitation.
 
D’un autre côté, on dit qu’on perd beaucoup de postes de travail dans l’industrie, mais qu’ils sont recréés dans d’autres secteurs, les secteurs des services, etc. Mais on peut constater que ce n’est déjà plus vrai, que c’est une illusion de quelques années. Le chômage, maintenant, augmente énormément même dans les secteurs des services et, par exemple, la « new economy » qu’on nous avait promise sur Internet n’a jamais démarré parce que ce sont des secteurs qui emploient très peu de personnes. D’un autre côté, il faut aussi dire que ce qui intéresse la société capitaliste, ce n’est pas seulement le travail en tant que tel mais le travail productif de valeur, parce que le propriétaire de capital ne veut pas seulement faire travailler, mais veut faire travailler de façon à reconstituer son capital. Si le propriétaire de capital paie des ouvriers pour travailler dans une usine, par exemple, il peut par la suite revendre les produits et reconstruire son capital par accumulation. Si le même propriétaire de capital emploie son argent pour entretenir beaucoup de domesticité dans sa maison, il dépense tout simplement son capital qui ne fructifiera pas. Donc ce type de travail, tout le travail de service en général, n’est pas productif au sens capitaliste, et ceci non seulement à l’échelle individuelle, mais en outre à celle de la société.
 
Ainsi, les travailleurs - qui d’ailleurs sont souvent les travailleurs les plus utiles pour la société, par exemple dans les secteurs de la santé, de l’éducation, etc. - qui sont payés par l’État, mais dans le secteur de l’armement aussi etc., n’effectuent pas de travaux productifs au sens capitaliste, parce que l’argent n’y est tout simplement pas dépensé. Il n’y a pas de retour de capital. On peut dire qu’à côté du chômage qu’on voit tous les jours, il y a plus dramatique encore : c’est la diminution du travail productif de capital dans la société. Car dans la société capitaliste, les services sont en général payés par les impôts et par le fait qu’il y a encore de véritables procès productifs sur lesquels l’État peut prélever des impôts. S’il n’y a plus de productivité de ce genre-là, donc, l’État ne peut plus lever d’impôts, et la société de service, dont les sociologues ont tant parlé, arrive assez rapidement à son terme. On peut donc affirmer tranquillement que c’est le capitalisme tout entier qui vit une situation de crise.
 
Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le capitalisme est plus que jamais en bonne santé, que ce sont la société ou les individus qui vont mal et qu’il y a encore des multinationales, des entreprises, qui font de bons profits. Si elles en font, c’est sur le papier car, déjà, une partie de la richesse est produite uniquement dans les circuits financiers qui n’existent que dans les bilans. Tout le système capitaliste, toutes les possibilités de placer son capital de façon à exploiter un travail pour le revendre ensuite et augmenter le capital, etc., tout ce qui était la base du capitalisme semble être dans une grave crise. Et ceci non parce qu’il a suscité des adversaires implacables, non plus parce qu’il a créé un prolétariat dont la force pourrait le vaincre, comme ce fut longtemps l’espérance du mouvement ouvrier, mais parce que le capitalisme s’est sabordé lui-même, non pas par une volonté suicidaire immédiate mais parce que cela était écrit dans son code génétique, au moment de sa naissance : dans une société qui posait le travail abstrait comme source de richesse, il y avait déjà un contenu, une dynamique, qui devait, un jour ou l’autre, mener à la situation d’aujourd’hui. Une situation où le travail crée la richesse mais où le système productif n’a plus besoin de travail.
 
La situation est paradoxale : la productivité à l’échelle mondiale cause la misère. C’est tellement paradoxal qu’on oublie même souvent de le voir, comme toutes les choses qui sont tellement évidentes qu’on les perd de vue.
 
Donc, depuis deux cents ans, on a vu une explosion des possibilités productives comme jamais auparavant dans l’histoire. Mais une autre question se pose : « Toutes ces possibilités productives sont-elles toujours positives pour l’humanité, et pour la planète ? »
 
Je pense que la plupart sont plutôt nuisibles. Mais on peut affirmer qu’en utilisant les possibilités productives existantes, il était possible de permettre à tout le monde d’avoir tout ce qui est nécessaire en travaillant très peu. Or ce qui arrive va dans le sens contraire : on retire la possibilité de vivre à ceux qui ne réussissent pas à travailler, et le peu de personnes qui travaillent doivent travailler toujours plus. Il se pose ici la question de partager, non pas partager le travail comme dans le slogan « Travaillez tous, travaillez moins ! », mais partager la richesse qui existe dans le monde entre tous les habitants du monde, non de forcer à travailler quand cela n’est pas nécessaire.
 
Avec tout cela, je ne veux pas faire l’éloge de l’automation. Il existe aussi une critique du travail qui fait l’éloge de l’automation, en disant : « Ah ! alors tout le monde pourrait travailler deux heures par jour en surveillant seulement les machines ! » Je pense que ce n’est pas là la question. Surtout, une société de l’automation n’aurait pas de sens si elle favorisait une sorte de société des loisirs, où, dans le pire des cas, le surplus de temps conduirait à regarder plus longtemps la télévision. Comme c’est le cas avec la semaine des trente-cinq heures qui a probablement seulement augmenté de cinq heures par semaine le temps que la plupart des gens passent à regarder la télévision. La critique de la société du travail n’est pas non plus pour moi un éloge de la paresse. Beaucoup d’activités et même beaucoup d’activités fatigantes sont utiles et peuvent constituer une espèce de dignité pour l’être humain. Très souvent, c’est aussi paradoxalement le travail qui empêche l’activité, qui empêche la fatigue. Ainsi, par exemple, le travail fait obstacle à des activités beaucoup plus utiles : lorsque les familles sont obligées de laisser leur enfant nouveau-né dans les crèches, lorsqu’on ne peut plus s’occuper des personnes âgées, etc.
 
Et le système du travail empêche des activités directement productives comme par exemple l’agriculture dans le monde entier. Il y a énormément de paysans qui doivent abandonner leurs activités, et ce non pour des raisons naturelles : ce n’est pas parce que leurs sols sont épuisés, mais simplement parce que le marché, donc le système de travail, empêche le paysan africain de vendre ses produits sur les marchés locaux. Parce qu’il y a les multinationales de l’agriculture qui peuvent vendre à prix plus bas du fait qu’elles emploient moins de travail abstrait. Évidemment, le fermier américain a plus recours aux techniques ; ses marchandises contiennent donc moins de travail et il vend à plus bas prix que les fermiers du Tiers-Monde. Il s’agit là d’un bon exemple du côté concret et du côté abstrait du travail. Du côté du travail concret : le petit paysan en Afrique peut faire le même travail que celui qu’il faisait il y a trente ans, parce que le travail concret est resté le même. Du côté du travail abstrait, son travail traditionnel vaut beaucoup moins qu’avant parce que des entrepreneurs réussissent, du fait de la concurrence, à faire le même travail, à avoir le même produit, en dépensant beaucoup moins de travail, beaucoup moins de temps de travail. Donc, on peut très concrètement dire que c’est le côté abstrait du travail qui tue les personnes, qui tue le porteur de l’activité concrète.