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Les Gimenologues
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Préface de : "Les Fils de la Nuit".

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LES FILS DE LA NUIT.

Ramon Rufat

« Au mois d’octobre, (...) les colonnes se trouvèrent devant la nécessité de créer leurs propres services de renseignements. (...) Presque simultanément, des groupes d’action nocturne, les Hijos de la Noche, ou de guérilleros de pénétration profonde en zone ennemie, furent constitués sous l’autorité et le contrôle exclusifs des colonnes. (...) Quelques-uns de ces groupes et leurs responsables étaient entourés, en Aragon, d’une auréole de prestige et de mystère, comme les plus grands héros de la guerre. Citons, au passage, le groupe La Noche de Gallart, qui traversait l’Èbre à Fuentes de Ebro ; Los Dinamiteros de Utrillas, dont le chef le plus connu était Batista, de Valderrobres ; Los Iguales, ayant pour leader Remiro, de Epila ; sans oublier Francisco Ponzán, qui, après un bref passage au Conseil d’Aragon, fut l’un des meilleurs chefs de guérilleros-agents de renseignements sur les fronts d’Aragon et de Catalogne. »

Espions de la République, Allia, 1990, pp. 27-28 - titre original : Entre los Hijos de la Noche. Par Ramon RUFAT.

PREFACE.

« En 1936, j’étais ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui un marginal : quelqu’un qui vit en marge de la société et du code pénal. Je croyais être un anarchiste. Je n’étais en réalité qu’un révolté. Mon action de militant se limitait à faire passer la frontière à certaines brochures imprimées en France et en Belgique, sans jamais chercher à savoir comment on pourrait reconstruire une nouvelle société. Mon seul souci était de vivre et de démolir l’édifice existant. C’est à Pina de Ebro, en voyant s’organiser la collectivité, en écoutant les conférences données par certains copains, en me mêlant aux discussions de mes amis, que ma conscience, en sommeil depuis mon départ d’Italie, se réveilla. » (Antoine Gimenez, Souvenirs de la guerre d’Espagne).

Les lignes qui suivent vont vous embarquer dans l’existence d’un jeune Italien, un peu vagabond, qui travaille dans les champs près de Lérida, quand éclate le coup d’État militaire du 18 juillet 1936. D’entrée de jeu, le lecteur se retrouve saisi par l’atmosphère débridée des journées de juillet 1936 en Catalogne, tandis que l’édifice militaire et clérical vacille. Puis il suit bientôt le narrateur dans son engagement comme milicien dans la colonne de l’anarchiste Durruti, venue de Barcelone pour arracher Saragosse à la coalition réactionnaire. Pour être plus précis, Antoine Gimenez intègre alors l’un des groupes de volontaires internationaux qui se constituèrent sur le front d’Aragon, bien avant la création des Brigades Internationales : le Groupe International, créé par les Français Berthomieu, Ridel et Carpentier.

Le rythme de l’écriture, l’alternance des tableaux, l’âpreté des combats, les moments de la collectivité villageoise, les discussions passionnées, les réflexions personnelles de l’auteur, les portraits de miliciens et de miliciennes racontent une réalité en plein chambard. Nous disposons là du premier document aussi complet portant sur la naissance et l’activité des milices anarchistes, et tout particulièrement de ces unités de franc-tireurs que l’on appelait alors Les Fils de la Nuit.

Dinamiteros de la colonne Durruti.

Notre Italien, qui s’appela tout d’abord Bruno Salvadori, apporte en outre une touche assez originale, concernant ce type de témoignage : « Antoine n’hésite pas un seul instant à inclure dans son récit ces moments qui sont indissociables de notre vie quotidienne, comme des facettes supplémentaires de la transformation révolutionnaire qui s’opérait dans cette période cruciale. De la même manière qu’il nous décrirait un repas dans tous ses détails, il nous raconte par le menu ses relations amoureuses, » écrivait il y a quelques mois Paco Madrid dans sa préface à l’édition castillane des Souvenirs.
 [1]

Cet aspect de son écriture, auquel nous savons qu’il tenait comme à la prunelle des yeux de ses amantes, sera à l’origine de la scandaleuse attitude de mépris dans lequel quelques éditeurs pressentis tinrent le manuscrit de Gimenez. Des culs-pincés et des pudibonds d’un autre âge, en France et en Espagne, dont certains sont dûment estampillés libertaires, ne rougirent pas de proposer à l’auteur de le publier, à condition qu’il consentît à retirer les passages « scabreux ».

À l’instar de la plupart des protagonistes de la guerre d’Espagne, Antoine garda pour lui les moments forts de cette expérience. Il se tint à l’écart du mouvement anarchiste et rédigea au fil du temps poèmes et textes courts.

Puis un déclic se produisit en 1974 quand, pour satisfaire la curiosité de sa petite fille Viviane, il se lança, deux ans durant, dans l’écriture des Souvenirs. Dans la foulée, le papi à béret à l’accent hispano-italien assura les permanences du petit Groupe Libertaire de Marseille, dont le local était fréquenté par des jeunes qui se souviennent fort bien de lui, aujourd’hui encore. Il sut capter leur attention au moyen d’exposés simples et imagés sur la théorie anarchiste, mêlés de souvenirs personnels.

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Manuscrit d’Antoine
Les premiers mots du chapitre Un.

Une fois le manuscrit achevé, Antoine le fit lire à ses proches, puis l’adressa à des éditeurs, sans succès, comme nous l’avons dit. Quand il mourut en 1982, les Souvenirs de la guerre d’Espagne furent dupliqués à quelques exemplaires, dont l’un fut déposé au Centre International de Recherches sur l’Anarchisme de Marseille, jusqu’au jour où les Giménologues [2] décidèrent d’en entreprendre eux-mêmes la publication.

Ils se mirent au travail en cherchant à identifier les noms des principaux protagonistes du récit, à commencer par les membres du Groupe International.

Les Gimenologues au travail en Aragon

« Le groupe [international] fut formé avant qu’il ne soit question d’accorder une solde aux miliciens. (...) la plupart de ses membres avaient abandonné leur profession et leurs occupations habituelles pour accourir en Espagne. Certains venaient d’Italie, comme le jeune Giua, d’autres de la Ruhr et de la Sarre, certains de l’underground politique ou social, comme ce remarquable « casseur » romagnol qui, décidé à trouver sa fin au combat, sacrifia le butin qu’il avait accumulé en France pour acheter des armes. » (Mercier Vega, en 1975).

« À Bianchi, Staradolz, Bolchakov, Zimmerman, Santin dit le Bordelais, Conte, Jimenez, Scolari, Balart, Barrientos et Cottin, compagnons de la chevauchée anonyme. » (Le même, en 1970).

« C’est un dialogue avec eux, un dialogue avec les morts que nous avons tenté pour que demeure, de leur vérité, de quoi aider les survivants, et les vivants. (...) De tous ceux-là, et de milliers d’autres, il ne reste que des traces chimiques, résidus de corps flambés à l’essence, et le souvenir d’une fraternité. La preuve nous a été donnée d’une vie collective possible, sans dieu ni maître, donc avec les hommes tels qu’ils sont et dans les conditions d’un monde tel que les hommes le font. » (Mercier Vega, Refus de la légende, revue Témoins, 1956).

Ces extraits nous prouvent que Louis Mercier Vega n’oublia jamais cette Querelle d’Espagne qui l’avait touché de si près, quand bien même il n’en parlait guère. Ne devait-il pas être lui-même un de ces « survivants », pour évoquer aussi précisément les participants du Groupe International, dont « notre » Gimenez ?

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Nous comprîmes vite que Charles Ridel, le jeune homme à la casquette qui s’adresse à Gimenez en cette fin de journée de septembre 1936 à Siétamo, et Louis Mercier Vega étaient une seule et même personne . [3]

Ceci acquis, les Giménologues y virent plus clair, du moins le crurent-ils, et ils poursuivirent le jeu de piste en relevant pas à pas les indices déposés par des activistes d’une autre époque. Ridel, ses amis d’hier et d’aujourd’hui furent leurs guides les plus constants, car la jonction s’opéra avec la colonne de ceux et celles qui travaillaient déjà sur le Groupe International et ses alentours : Marianne Enckell, Freddy Gomez, Phil Casoar, David Berry, Charles Jacquier, Abel Paz, Miguel Amorós...

Évidemment, cela nous ouvrit d’autres perspectives et les choses se compliquèrent. Tirant, de plus en plus excités, les fils de la pelote, à partir des noms, prénoms, ou situations étranges évoqués par le récit d’Antoine, les Giménologues réalisèrent alors que, mine de rien, les Souvenirs livraient certains éléments qui, une fois développés et confrontés à d’autres sources, renseignaient sur bien des aspects mal connus, voire méconnus, de la révolution espagnole.

À ce stade-là, il nous fallait aller boire à la source : le centre d’archives d’Amsterdam (Institut international d’histoire sociale) abrite quantité de documents de la CNT et de la FAI concernant, entre autres, les volontaires étrangers, la vie quotidienne des miliciens sur le front d’Aragon et les conflits qui surgirent entre ces derniers et une partie des dirigeants anarchistes. Cerise sur le gâteau, Kees Rodenburg, qui a la responsabilité du département latin, nous guida vers la photo et le dossier de Mimosa, une milicienne du groupe.

Puis, sur le conseil d’Éric Jarry, nous découvrîmes les Archives Centrales de l’État italien, à Rome, où le dossier de Bruno Salvadori, ouvert et alimenté par la police politique de Mussolini, voulut bien apparaître à nos yeux éblouis, à la dernière heure de notre ultime jour de recherches.

Ajoutons qu’une traque un peu plus approfondie nous a tenus en haleine des mois durant. Elle nous a donné l’occasion d’extraire quelques cadavres des placards, tels ceux de Lucio Ruano et de Justo Bueno, hommes d’action de la CNT dont le parcours chaotique et haut en couleur donne à pénétrer quelques-unes des arcanes de l’organisation anarcho-syndicaliste des années trente.

Le troisième saut qualitatif, et non des moindres, fut effectué grâce à la recherche couronnée de succès de la famille franco-ibérique d’Antoine, qui avait quitté Marseille à la mort de ce dernier. Tout à fait enthousiasmés par notre entreprise, qui fit remonter bien d’autres précieuses réminiscences, Viviane et Frédéric dégagèrent du fond d’un garage les cartons poussiéreux du déménagement marseillais : les photos et la prose d’Antoine en remplissaient plusieurs. Une fois le virus contracté, Frédéric fila en Aragon dénicher la « seconde » famille d’Antoine à Pina de Ebro, les Valero Labarta. Et voilà que certains des protagonistes de cette histoire, Felix et Vicenta et leurs descendants, nous ouvrirent grand la porte de leur maison. La moisson s’enrichit alors de nouveaux récits et de photographies.

Felix, Tia Pascuala, Vicenta

Les Giménologues ne pouvaient garder tous ces trésors pour eux ; voilà pourquoi les Souvenirs d’Antoine se virent assortis d’un appareil de notes devenu assez consistant au fil des mois. Nous nous sommes permis de prolonger nos trouvailles par des aperçus concernant le mouvement libertaire espagnol, invitant ainsi les lecteurs non connaisseurs à s’immerger un instant dans ce monde protéiforme et, selon nous, d’une infinie richesse, de la militancia anarchiste . [4]

« Aucun événement historique ayant les années trente pour toile de fond ne suscita autant de mensonges que la guerre d’Espagne. » (Paul Johnson, en 1981).

« Ce que j’ai vu en Espagne m’a fait toucher du doigt le péril mortel qu’on encourt en s’enrôlant sous la bannière purement négative de l’antifascisme. » (George Orwell, en 1938 [5] ).

« Bâtie sur hommes, la Révolution espagnole n’est ni une construction parfaite ni un château de légende. La première tâche nécessaire à notre équilibre est de réexaminer la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en cultiver la nostalgie par nos exaltations. Tâche qui n’a jamais été menée avec conscience et courage, car elle eût abouti à mettre à nu non seulement les faiblesses et les trahisons des autres, mais aussi nos illusions et nos manquements, à nous, libertaires. » (Mercier Vega, en 1956).

André Prudhommeaux

Cette dernière considération, formulée par Mercier dans son style inimitable, nous semble correspondre assez bien à l’esprit qui traverse le récit d’Antoine. On relève dans les Souvenirs des erreurs chronologiques et quelques approximations, mais notre auteur s’inscrit à coup sûr, en compagnie de Ridel-Mercier, dans cette « fraternité spirituelle des résistants au mensonge » apparue au cours de ces terribles années trente, et saluée par André Prudhommeaux [6].

Mais il n’y a pas que des mensonges à dénoncer ni des légendes à écarter si l’on veut tracer son chemin dans le labyrinthe espagnol. Il faut encore et toujours descendre dans les soutes et exhumer les parcours cachés, les dits, les écrits et les hommes oubliés. Car beaucoup des protagonistes et des commentateurs de ce conflit déployèrent un art consommé du camouflage et de la falsification, et tout spécialement à l’endroit du processus révolutionnaire naissant. La nécessité de l’occultation fut même revendiquée, du temps même de la révolution, par une partie des anarchistes qui voulaient croire - mais était-ce réaliste ? - que les démocraties capitalistes livreraient des armes à la République si les libertaires entraient au gouvernement [7] . On pourrait être tenté de parler d’années des Dupes, au sujet de ces années 1936 et 1937, quand on observe comment cette guerre sociale se vit progressivement ramenée à une guerre de position mettant aux prises fascistes et antifascistes.

« Pour beaucoup de révolutionnaires accourus en Espagne de feu et de combat, ce n’était pas un espoir, mais la fin d’un espoir, le sacrifice ultime savouré comme un défi à un monde compliqué et absurde, comme l’issue tragique d’une société où la dignité de l’homme est chaque jour bafouée. Pleinement voués à la réalisation de leur destin individuel dans une situation permettant le don total, peu d’entre eux songèrent au lendemain. » (Mercier Vega, en 1956).

Nous avons bien évidemment tenu à attribuer une place de choix aux écrits des miliciens espagnols et « étrangers » [8] , qui ont fait la démonstration, non pas héroïque mais digne, de leur sens de l’histoire. Il nous a paru qu’ils furent en rapport fort mal traités [9] par tous les représentants du secteur antifasciste, sans parler du dénigrement constant dont souffrirent à l’époque le front et les collectivités agricoles d’Aragon. Le communisme libertaire avait été placé au programme de la CNT en mai 1936 ; dans les campagnes collectivisées et dans la plupart des colonnes de miliciens, il semble qu’il fut pris au sérieux, par des hommes et des femmes pour qui on participe à une révolution, ou on y renonce, mais on ne la repousse pas à plus tard... surtout quand les bruits de bottes résonnent partout en Europe et que chaque frontière devient plus que jamais une souricière. Antimilitaristes, révolutionnaires, juifs, exilés, évadés, tous ceux que les États persécutaient accoururent dans la péninsule pour vivre comme des hommes et des femmes à part entière. Ces êtres, souvent qualifiés par le populisme ambiant de lie de la terre, passèrent les Pyrénées pour devenir des internationalistes en acte. C’est aussi comme cela que la révolution espagnole éclaira le monde, au moins pendant une courte unité de temps...

« Les souvenirs ne sont pas seulement les faits matériels, les combats, les aventures, mais aussi les motivations plus ou moins conscientes qui nous faisaient agir. » (Antoine).

L’ Ebre.

Grâce à ses sept vies, Antoine parvint à traverser toute la période qui va des premiers jours de la révolution à la débâcle du front aragonais, en mars 1938, puis à la terrible retirada de février 1939. Sans l’avoir prémédité, les Giménologues ont aussi suivi, trois ans durant, les méandres des causes et nature de la révolution espagnole, et par voie de conséquence ceux de la contre-révolution. Nous avons voulu nous tenir au plus près des faits, sans dissimuler notre point de vue. Ce que nous n’avons pu établir, nous l’évoquons sous forme de pistes à reprendre, en espérant avoir mis en appétit d’autres aficionados.
Nous prolongerons notre appareil critique dans d’éventuelles publications à venir, et nous le mettrons à disposition sur notre site internet .

Il nous paraît qu’Antoine a réussi à rendre palpable une partie de ce qui s’est joué au cours des année 1936 et 1937 en Catalogne et en Aragon. C’est dans ce creuset de l’anarcho-syndicalisme, où les jeunes garçons et filles se regroupaient le plus souvent par affinité au sein de leurs quartiers, que des prolétaires ont désiré avec passion abattre la société capitaliste, dans le même temps qu’ils se transformaient en hommes et femmes libres.

Alors, en souvenir de ce qu’ils ont tenté, et parce qu’il nous plaît de penser qu’un fil nous relie à leur révolte, notre démarche s’est piquée de retrouver un peu de leur esprit en pratiquant l’affinité et la libre circulation des documents. Les Giménologues n’ont pas été déçus, à quelques rares exceptions que nous tairons : des protagonistes (certains sont toujours parmi nous), des témoins et des chercheurs de tous poils ont concouru aux échanges dont ce livre est le fruit. Il a bénéficié jusqu’aux derniers instants de la collaboration de toutes les personnes déjà citées dans cette préface, et de bien d’autres, que nous saluons chaleureusement ici : Rolf Dupuy, Claudio Venza, Giovanni Cattini, Octavio Alberola, César M. Lorenzo, François Godicheau, Vicente Marti, José Morato, Alex Pagnol, Josep Llados, Pierre Sommermeyer, Furio Lippi, Gianpiero Bottinelli, Victor Pardo Lancina, José Luis Ledesma, Nico Jassies, Eduardo Colombo, Paul Sharkey, Luis Bredlow, Robert Chenavier, Reinhardt Treu, Liliane Meffre, l’association Carl Einstein - combattant de la liberté, Manel Aisa, Marisa Fanlo Mermejo, Anselm Jappe, Francisco Pérez Ruano, Nieves Borraz Martin, Peter Huber... et d’autres encore.

Puissent ces quelques pages vous donner envie de plonger dans ces tragiques années trente, et vous faire partager notre conviction que l’histoire de la guerre sociale d’Espagne ne sera terminée que lorsque nous en aurons fini avec le monde qui l’a rendue possible, et nécessaire...

Et maintenant, en route pour Saragosse !

Les Giménologues
Février 2006