Antoine Gimenez (Bruno Salvadori) ne parle pas de son internement dans ce camp de concentration français. Il évoque par contre la marche vers l’exil de la communauté italienne qui se retrouve à Barcelone à la fin de ses « Souvenirs de la guerre d’Espagne » :
« La première semaine de février, pour être plus exact, le premier février [en fait Barcelone tombe le 26 janvier 1939], nous quittâmes, Antonia, Pilar et moi notre domicile pour la gare de Barcelone où je retrouvai quelques Italiens : Rossi Ludovico, sa compagne Louise et leur fils, Lina Simonetti, Giuditta la compagne de Francisco Ferrer, petit-fils de celui qui avait été fusillé à Montjuich, abattu par la Checa à Barcelone en mai 37, Auguste Magnani, sa femme et leurs deux enfants.
La gare regorgeait d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes nationalités, inquiets, nerveux et craintifs. Le grand exode des vaincus de la révolution espagnole commençait, pareil à toutes les migrations des peuples chassés par les invasions barbares. […]
Le train nous conduisit jusqu’à un hameau à une vingtaine de kilomètres de la frontière où nous passâmes quelques jours. Puis, à pied, longeant la voie ferrée, nous nous approchâmes de France. Notre marche était lente pour plusieurs raisons : l’aviation italo-allemande, qui parfois nous mitraillait, nous obligeait à nous éparpiller dans la nature, les enfants qu’il fallait porter (à cause de la pénurie du ravitaillement à Barcelone, ils étaient tous sous-alimentés) car ils n’avaient pas la force de continuer la route. […]
Port-Bou : point terminal des chemins de fer ibériques. Toutes les voies étaient pleines de wagons de marchandises, chargés de munitions, armes, vivres. Depuis deux ou trois jours, aux dires des cheminots, la France livrait à l’Espagne républicaine les convois qu’elle avait bloqués depuis deux, quatre, six mois dans ses gares. Elle les livrait en fait à Franco, et à ses amis Hitler et Mussolini. À Port-Bou, on fit monter les femmes, les enfants et les hommes âgés sur des wagons de marchandises qui rentraient en France. Les hommes valides devaient passer la frontière par leurs propres moyens.
Pour la dernière fois, je gravis cette colline que je connaissais si bien pour l’avoir franchie, à la barbe des douaniers, maintes et maintes fois avant 36. En marchant, je sortis mon 9 millimètres de son étui. Je le démontai en m’aidant de mon canif et je jetai les différentes pièces loin dans la colline. La Gendarmerie et l’Armée française nous attendaient. »
Marseille 1974-1976 ».
La frontière française est ouverte le 27 janvier 1939. La France reconnaît le gouvernement de Franco le 27 février et envoie le maréchal Pétain comme ambassadeur, avant même la proclamation officielle de la fin de la guerre (le premier avril 1939).
Parmi les anarchistes, on ne s’attend pas à être bien reçu en France, comme en témoigne Abel Paz dans ses écrits : « Notre exil sera dur, très dur. La bourgeoisie française ne nous pardonnera pas notre audace, souvenons-nous de la répression des communards de Paris ! » Mais il n’avait pas imaginé qu’on allait les parquer sur des plages entourées de barbelés, sans aucun abri face aux rigueurs de l’hiver, comme des hommes en trop.
Avec des dizaines de milliers de réfugiés d’Espagne, Antoine Gimenez est interné dans le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer. Pour se tenir chaud et entretenir l’esprit solidaire que ces militants avaient toujours pratiqué au cours de leur existence de fugitifs, 116 libertaires italiens (au moins) constituent le groupe Libertà o morte, au sein duquel s’organisent la survie et la défense collective face à tous les dangers encourus. Antoine a confié plus tard à sa famille qu’ils allèrent jusqu’à provoquer la mort par grenade d’un gardien sénégalais, en mesure de représailles pour les mauvais traitements subis.
Nous avons appris l’existence de ce groupe grâce à un document [1] du Ministerio dell Interno, retrouvé dans le dossier de « Gimene Antonio » :
« COPIA di un quadro di militanti libertari del gruppo ‘Libertà o morte’ (Campo d’Argelès sur Mer – Francia) ». On n’en sait pas plus sur l’existence de ce groupe sinon qu’il s’est constitué sans doute avant le 8 août 1939, et qu’il s’est peut-être maintenu après.
On voit en tout cas que les commis de l’OVRA (police politique de Mussolini) qui avaient traqué les militants antifascistes de tout poil depuis les années vingt ne les quittaient jamais d’une semelle, où qu’ils soient. Ils ont ainsi dressé la liste des 116 membres du groupe et l’on remarquera la présence, après la plupart des noms et prénoms, d’une série de chiffres entre parenthèses. Ce sont les références d’un dossier ouvert par la police, en général classé comme Bollettino delle ricerche et/ou Rubrica di frontiera, pour les exilés.
C’est à partir de ces mêmes dossiers policiers que l’historiographie anarchiste italienne et internationale a pu rassembler énormément d’éléments sur la vie et le parcours de ces militants, avec les précautions d’usage…
Nous avons tenté de reconstituer la biographie d’une partie de ces 116 militants italiens en puisant dans les notices du Dizionario biografico degli anarchici italiani réalisé par la Biblioteca Franco Serantini. Nous avons également trouvé des documents les concernant dans les archives de la CNT-FAI de l’IISG d’Amsterdam et sur le site La Risveglia auquel nous avons déjà renvoyé dans un article ICI.
Sans oublier les apports des personnes qui nous ont contactés depuis la sortie des « Fils de la nuit » et qui nous ont communiqué des éléments sur les militants qu’ils ont connus.
Groupe Liberta o Morte. Liste alphabétique.
(Nouvelle version août 2024)
Fac simile consultable ICI
ALDIGHIERI (en réalité ALDEGHERI ) Carlo
AMORINI Carlo
ARDEMAGNI Massimo
BAGLIONI Mariano
BANDINELLI Rinaldo
BATELLI Corrado
BELLON Bruno
BENUSSI Carlo
BERTOLA Ernesto
BIENTINESI Armando
BONAFEDE Eugenio
BONFANTI Enrico
BORGO Enrico
BRAGA Fausto
BREGOLI Dino
BRUSCHI Angelo
CALDERARA Giuseppe (en réalité Giovanni)
CALDERONI Mario
CANALE Aurelio
CARELLI Giuseppe
CASTELLANI Dario
CETIN Pietro
CHECCHI Luigi
CHERVATIN Fernando
CLERICO Liberato
COLDRA Giacomo
COLOMBO Filippo
CORALI Uggero (en réalité CORAI Ruggero)
CORRADI Costantino
CRESPI Enrico
DARDANELLI Mateo (en réalité DARDANELLO Matteo)
DELLA TORRE Oreste
DIANA (en réalité DEIANA) Pietro
DIANO Consolato
DI POMPEO Vicenzo
DOMI (en réalité DEMI) Aldo
DONADIO Aristide
DONATI Enzo
DUPUYS Marcello (en réalité DUPUY Giovanni)
ERCOLANI Enrico
FANTONI Luciano
FRANCHI Bernardino
FROSSINI Adolfo
FROSSINI Carlo
FROSSINI Guerino
FROSSINI Guglielmo
FROSSINI Luciano
FROSSINI Roberto
GABBANI Giuseppe
GIACOMELLI Cornelio
GIOVINAZZI ( peut-être GIOVINAZZO) Francesco
GIUDICI (en réalité GIUDICE) Mario
GIUSTI Lorenzo
GORINI Pietro
GRAMSCI Gennaro
GUERRIERI Settimo
LANDINI Enea
LEVI Gualtiero
LOPEZ Alberto
LUISI Pietro
MAGNANI Pio
MANGRAVITI Placido
MANTOVANI Angelo
MARAN Valentino
MARCONI Mario
MARGARITA Ilario
MARTINET Giovanni
MARTINI Giovanni
MASCHERINI Mario
MASSERA Pietro
MATTEUZZI Carlo
MENGATTI (en réalité MENGATO) Ettore
MILANI Giacomo
MINZONI Cesare
MONTACCI Angelo
MONTRESOR Gaetano
MOTTA Adamastorio
NANUCCI Guglielmo
NERI Ermanno
ORTEGA Arquinio (Fausse identité de COCCIARELLI Carlo)
OSIO Lelio
PAOLI Antonio
PAVESE Ruggero
PAVESI Ruggero
PEDRAZZINI Enrico
PESCE Giuseppe
PISANI Santiago
PREMOLI Piero
PRIMI Enrico
QUERIN Umberto
RAGNI Cesare
RELLON Bruno
RENZI Trentino
RIZZOTTO Leonardo
ROLANDO Pietro
ROSATI Domenico
ROSSI Lodovico
ROSSO Giuseppe
RUBINI Giuseppe
SABBATINI Sergio
SCANZIANI Romeo
SELES Antonio
SESTAN Lodovico
STERNINI Rolando
TORTOLINI Corrado
TOSI Muzzio
VALCICA Biagio
VAUTERO
VENANZI Ercole
VEZZULLI Giovanni
VIGANO Angelo
VIRGILIO Giovanni
VOLONTE Giuseppe
WLADIMIRO Dabichevich
ZAMBONINI Enrico
ZAZZU Giovanni
Documents trouvés aux archives de l’Institut International d’histoire sociale d’Amsterdam (IISG). Archives de la FAI, Pe 39
Il s’agit de la rédaction de certificats émanant de la CNT barcelonaise, datant de novembre 1938, attestant de la qualité de militants libertaires italiens au moment où les étrangers venus volontairement combattre en Espagne, sont « démobilisés » et sont censés rentrer chez eux.
On voit que beaucoup d’Italiens, comme notre Bruno Salvadori (« Gimene Antonio » sur la liste Libertà o morte) ont à l’évidence choisi de rester en Espagne jusqu’à la fin du conflit.
Puis ils firent « leur » retirada vers la France (leur enième exil pour la plupart) en compagnie de centaines de milliers d’Espagnols, d’étrangers et apatrides.
Nous commençons aujourd’hui à reproduire le texte de ces notices [2] qui nous donnent à voir un peu le parcours – chaotique – de ces internationalistes.
Les Giménologues, le 15 décembre 2008.
"Giovanni Calderara Massera
né à Cassagno (province de Novara, Italie) le 15 septembre 1897. Maçon. Militant du Parti socialiste depuis l’âge de 18 ans. Il passa ensuite, en 1921, au Parti communiste où il milita activement jusqu’en 1934. À cette date, il s’affilia au mouvement libertaire.
Il quitta l’Italie en 1922 à cause des persécutions fascistes et s’établit à Reims (France). Affilié à la CGT, il fut expulsé en 1925 pour sa participation active aux activités syndicales. Il se réfugia alors en Belgique. Expulsé en 1927 pour les mêmes motifs, il passa au Luxembourg. Après avoir activement participé à la campagne de soutien à Sacco et Vanzetti, il fut encore chassé et retourna en Belgique d’où on l’expulsa en 1936 pour avoir participé à une grève. Il demeura clandestinement à Bruxelles jusqu’à son départ en Espagne pour participer à la révolution.
Il partit pour le front avec le Bataillon italien de la colonne Ascaso, passant ensuite au Bataillon de la mort. Après sa dissolution, il intégra la 153e Brigade Mixte [3] jusqu’au premier août 1937. Puis il quitta le front et occupa un emploi. Il s’affilia à la CNT.
Nous délivrons le présent certificat à Barcelone, le 9 novembre 1938.
Pour la Commission. »
« Cetin Pietro
Fils de Giuseppe et de Paola Markich. Né à Montefalcone le 30 juin 1914. Il quitta l’Italie clandestinement en juin 1937 par refus de la discipline fasciste. Il alla à Paris puis en Espagne le 27 septembre 1937. Il ne put rejoindre le front car on n’y acceptait plus de volontaires. Il travailla tout de suite à la Casa laboral de Sans jusqu’en janvier 1938, puis à l’usine « I » de San Andrès comme fraiseur. Il n’avait jusque là jamais appartenu à quelque syndicat, parti ou organisation, déjà du fait de son jeune âge. Mais il avait toujours été un sympathisant des idées anarchistes se rapprochant du mouvement anarchiste italien à Paris. Il est favorablement connu pour sa rectitude et son sérieux.
Adhérent au syndicat de la métallurgie de la CNT, et à la SIA [Solidaridad Internacional Antifascista], et à la Ligue des Droits de l’Homme.
Nous délivrons le présent certificat à Barcelone, le 8 novembre 1938.
Pour la Commission. »
« Famille d’Adolfo Frosini Cattarusa
âgé de 52 ans, né à Trieste (Italie), agriculteur (propriétaire).
En mai 1922, persécuté en tant qu’antifasciste, il dut vendre ses biens et partir se réfugier en France.
Père d’une nombreuse famille, il s’installa à Verdun (France) faisant le commerce de récupération de métaux.
En 1929, il eut des problèmes parce qu’il employait des antifascistes sans papiers, et il dut partir à Liège (Belgique), où il resta jusqu’à son départ pour l’Espagne en 1931.
Avec sa nombreuse famille, il s’installa comme agriculteur à Caldas de Mobuy, s’affiliant au syndicat local de la CNT, jusqu’à ce qu’en octobre 1934, il déménage à Sardañola pour échapper à l’expulsion en tant qu’antifasciste étranger.
À Sardañola où elle vit depuis, toute la famille est très favorablement connue : le père travaille la terre et les fils sont métallurgistes. Les fils aînés de 27 ans, Luciano, qui en avait 26 et Guillermo 22 s’intégrèrent aux milices confédérales en juillet 1936. Ils partirent au front avec la colonne Ascaso (aujourd’hui la 28e Division) et y restèrent jusqu’au 28 décembre 1937.
Les fils cadets, Guerrino qui avait 18 ans et Roberto 20 ans, ainsi que les deux filles plus jeunes restèrent à la maison pour aider le père au ravitaillement.
Dans cette famille honnête et travailleuse, tous sont militants de la CNT, et les fils, membres des Jeunesses Libertaires, sont très appréciés dans le mouvement libertaire italien.
Après avoir vérifié tout ce qui précède, nous délivrons le présent certificat ce 3 novembre 1938, à Barcelone.
Pour la Commission ».
Commentaires : Il était effectivement frappant dans la liste « Libertà o morte » de voir 6 membres d’une même famille réunis dans un camp : autrement dit, Adolfo Frossini et ses 5 fils (le cinquième se prénommant Carlo) ont survécu à la guerre, aux bombardements en Espagne et aux mauvais traitements pratiqués par l’État français dans le camp de concentration d’Argelès, au moins juqu’au 8 août 1939. Nous supposons que la mère et les sœurs ont été envoyées quelque part dans une commune de France après le passage de la frontière française, comme cela était l’usage.