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Un tas de ruines ? de Danny EVANS
Pierre van Paassen et le mythique Durruti

Deuxième épisode

Un tas de ruines ? Pierre van Paassen et le mythique Durruti
Deuxième épisode

Le 12 octobre 2022, Danny Evans a repris le flambeau des mains de Manel Aisa. Il alimente et prolonge le questionnement quant à la présence ou non de Van Paassen en Espagne dans les premières semaines de la guerre civile.
Il a rédigé l’article « Un tas de ruines ? », en reprenant la thèse de Harkness sur Atkinson, et commentant un autre article de Van Paassen (re)publié par le Toronto Star de 1992 : « Un bain de sang », où le reporter décrit comme s’il y était les combats contre les militaires insurgés à Madrid du 20 au 24 juillet 1936.
Voir la traduction en annexes.
Danny a aussi consulté les deux volumes des mémoires du journaliste : Days of Our Years et To Number Our Days* parus respectivement en 1948 et 1964. Il constate que le deuxième contredit le premier par plusieurs aspects.
On trouve des extraits des dites mémoires Days of our Years ici :
https://libcom.org/article/barcelona-meeting-durruti-and-taking-sietamo-pierre-van-paassen
Voir la traduction en annexes.
Van Paassen écrit que son « premier contact avec les milices fut à Siétamo », à un moment où la prise de cette petite ville argonaise n’est pas encore concrétisée – elle le sera le 12 septembre 1936.
On sait que cette bataille, qui dura une quinzaine de jours, fut très documentée à l’époque car elle représentait l’une des rares victoires du camp républicain. Un film-reportage réalisé in vivo par Adrien Porchet et une équipe cinématographique de neuf miliciens fut projeté peu après dans les cinémas de Barcelone (Voir Les fils de la nuit, 2016, note 40 et le récit d’Isidro Benet, in A Zaragoza o al charco.)
Le journaliste-libraire belge Mathieu Corman y était, et a témoigné dans son livre Salud camarada ! publié en 1937.

Van Paassen était peut-être à Siétamo en septembre 1936, mais il décrit l’arrivée d’un train dans une petite ville où il n’y avait pas de voie ferrée …

Les Giménologues 8 décembre 2023.

* https://archive.org/details/ToNumberOurDaysByPierreVanPaassen

Un tas de ruines ? Pierre van Paassen et le mythique Durruti
Danny Evans, 12 octobre 2022

Texte original : https://anarchiststudies.noblogs.org/article-a-pile-of-ruins-pierre-van-paassen-and-the-mythical-durruti/

« Pouvez-vous gagner seul ? » J’ai posé directement la question cruciale.
Durruti n’a pas répondu. Il s’est caressé le menton. Ses yeux brillaient.
« Même si tu gagnes, tu seras assis sur un tas de ruines », m’aventurai-je en interrompant sa rêverie.
« Nous avons toujours vécu dans des cabanes misérables et des grottes », dit-il calmement.
« Nous devrons nous adapter pendant un certain temps. Car, ne l’oubliez pas, nous savons aussi construire. C’est nous qui avons construit ces palais et ces villes, ici en Espagne, en Amérique et partout ailleurs. Nous, les travailleurs. Nous pouvons en construire d’autres pour les remplacer. Et de meilleurs. Nous n’avons pas du tout peur des ruines. Nous allons hériter de la terre. Il n’y a pas le moindre doute à ce sujet. La bourgeoisie peut exploser et ruiner son propre monde avant de quitter la scène de l’histoire. Nous portons un nouveau monde ici, dans nos cœurs », a-t-il déclaré dans un murmure rauque. Et il ajouta : « Ce monde grandit à chaque instant ».(1)

La réponse de Buenaventura Durruti au journaliste néerlandais Pierre van Paassen, publiée le 18 août 1936 dans le Toronto Star, est la déclaration la plus célèbre associée à l’anarchisme espagnol. Cependant, un article récent de Manel Aisa dans la revue anarchiste espagnole Orto affirme de manière convaincante que cette interview n’a jamais eu lieu.(2)

L’argument d’Aisa est basé sur une biographie du rédacteur en chef du Toronto Star, J.E. Atkinson, écrite en 1963 par Ross Harkness, lui-même ancien journaliste du journal. Harkness raconte comment van Paassen a été engagé au début des années 1930 comme « correspondant itinérant en Europe » par le rédacteur en chef du Star, H.C. Hindmarsh (3). Le Star a ensuite eu la particularité d’être l’un des premiers journaux à être banni de l’Allemagne hitlérienne, les articles de van Paassen étant cités dans la déclaration officielle des nazis, qui le décrivait à tort comme un « juif néerlandais ».(4)

Lorsque la guerre civile éclate en Espagne, van Paassen est chargé de couvrir le conflit. Ses reportages soulèvent rapidement l’ire de la presse de droite au Canada. Selon Harkness, en septembre 1936, « le Catholic Register déclare que van Paassen n’est pas du tout en Espagne, mais qu’il vit à Paris et qu’il puise dans son imagination ou réécrit les dépêches d’autres reporters ».(5) Les rapports de van Paassen sur l’Allemagne ayant soulevé un tollé similaire, les rédacteurs du Star sont peu enclins à croire ces accusations. Atkinson envoie néanmoins Hindmarsh en mission d’enquête à Paris. Après s’être rendu à l’adresse de van Paassen, il constate l’absence de l’écrivain. Une conversation avec ses domestiques, ses voisins et le laitier suffit pour qu’un rapport accablant soit transmis à Atkinson. Van Paassen reçoit un chèque de 1000 dollars et une lettre de licenciement.(6)

Bien que Harkness affirme que les dépêches de van Paassen sur la guerre civile allaient « lui causer plus d’embarras que tout ce qu’il a jamais publié », les raisons de son licenciement ne semblent pas avoir été largement diffusées. (7) Elles n’ont pas empêché, par exemple, l’école de journalisme de l’université du Missouri de décerner au journal une médaille d’or pour services distingués en journalisme en 1938, en citant la correspondance du personnel avec l’Espagne dans son éloge.(8) L’année suivante, van Paassen publie des mémoires à succès, Days of Our Years, qui ne mentionnent pas son licenciement. En fait, tant le récit de Harkness que celui fourni dans « Hindmarsh of the Star », un essai de Pierre Berton publié en 1952 dans le magazine canadien Maclean’s, laissent planer le doute quant au bien-fondé des accusations portées contre van Paassen.(9) L’embarras qu’a pu subir le Toronto Star ne l’a pas empêché de réimprimer en 1992 une des premières dépêches de van Paassen avec la phrase d’introduction suivante : « La guerre civile espagnole a éclaté en juillet 1936 et Pierre van Paassen, le correspondant européen du Star, s’est immédiatement rendu sur place. »(10)

Se pourrait-il donc que M. van Paassen ait été injustement licencié ? L’entretien avec Durruti aurait-il pu avoir lieu ?
Malheureusement, une étude des écrits de van Paassen suggère que non.

Le deuxième rapport de van Paassen sur la guerre civile, daté de Madrid, a été rédigé, selon le Star, le 24 juillet. Il fournit un compte rendu de première main du siège de la caserne de la Montaña dans la capitale espagnole, où les militaires rebelles étaient retranchés au début du conflit. Cet épisode, que van Paassen décrit avec des détails macabres, s’est déroulé le 20 juillet, le jour même où les journaux en dehors de l’Espagne ont commencé à faire état de ce qui avait d’abord semblé être un désordre localisé en Afrique du Nord espagnole. Dans son rapport, van Paassen affirme être entré « à Madrid dans un camion marqué FAI (dont les lettres signifient Fédération anarchiste ibérique) ».(11) Mais il ne dit pas comment il est entré en Espagne ni où il est arrivé initialement, ni pourquoi il s’est rendu dans le pays avant que la nouvelle du soulèvement militaire n’ait été confirmée, ni pourquoi il a été autorisé à entrer dans la ville dans un camion réquisitionné alors qu’il n’était pas un combattant. En tout état de cause, si van Paassen était à Madrid du 20 au 24 juillet, il ne pouvait pas se trouver à Barcelone pour interviewer Durruti avant le départ de ce dernier pour le front le 24 juillet.

L’interview de Durruti, retranscrite dans la biographie d’Abel Paz, a été publiée, selon la note de bas de page de Paz, le 18 août. Cette note de bas de page fournit d’autres motifs de scepticisme :
« Cet article a été publié plusieurs semaines après que l’entretien a eu lieu : nos investigations nous ont permis de conclure qu’il s’est déroulé à Barcelone le matin du 24 juillet au siège du syndicat des métallurgistes de la CNT. Dans l’article, Van Paassen dit qu’“au loin on entendait rugir le canon”, bien qu’il faille considérer cette affirmation comme un artifice littéraire. Il est important d’identifier la date exacte ou approximative de l’interview, car sinon certains des commentaires de Durruti sont incompréhensibles, en particulier ceux concernant la guerre et les opérations contre les forces rebelles. »(12)
Il est probable que van Paassen ignorait la distance qui séparait Barcelone du front lorsqu’il a inventé son récit, d’où un « artifice littéraire » qui trahit son ignorance et des commentaires sur la guerre qui ne correspondent pas aux dates. La date de publication est également significative dans la mesure où elle suit presque certainement la publication dans la Pravda de l’interview de Mihail Koltsov avec Durruti, dont certains détails et idées ont probablement été repris pour l’article de van Paassen.(13)

Van Paassen ne mentionne pas l’entretien avec Durruti dans Days of Our Years, mais il affirme avoir été à Barcelone plutôt qu’à Madrid au début du conflit. Il décrit avec moult détails sanglants un épisode où des tireurs d’élite fascistes ont ouvert le feu dans une rue de la ville, qui s’est déroulé, selon lui, le 23 juillet. Suit le récit d’un « tribunal révolutionnaire » qui aurait eu lieu en octobre. Van Paassen affirme être intervenu héroïquement dans ce procès, sauvant la vie d’un moine catalan très cultivé. Il décrit ensuite le temps passé avec Durruti pendant la bataille de Siétamo. Selon Paz, la colonne Durruti a été impliquée dans cet épisode de la guerre, avec plusieurs centuries envoyées en renfort sous le commandement de José Mira.(14) En d’autres termes, pas sous le commandement de Durruti, qui est resté au QG de la colonne à Bujaraloz. Paz ne mentionne pas non plus les membres de l’“état-major ” que van Paassen a inventé pour la Colonne, censé être composé d’« un maître d’équipage anglais, nommé Middleton, qui avait déserté le navire à Barcelone, d’un journaliste français du journal Barrage et d’un Señor Panjanú ».(15)

Dans le deuxième volume de mémoires publié par van Paassen, To Number Our Days, il raconte comme suit son arrivée en Espagne :
« Je faisais une tournée en Palestine, en Transjordanie, en Syrie et en Égypte après ma longue visite en Éthiopie lorsque la nouvelle de l’insurrection espagnole est arrivée [dans le premier volume de ses mémoires, il affirmait qu’il venait de rentrer en France après une tournée en Espagne lorsque la guerre a éclaté, ce qui l’a poussé à retourner précipitamment dans le pays]. Le 25 juillet, j’ai volé d’Alexandrie à Barcelone dans une machine pilotée par un Belge qui transportait un chargement de ce que je soupçonne être des stupéfiants en provenance de Smyrne. J’ai souffert le martyre depuis le moment où je suis monté à bord de cette vieille caisse jusqu’au moment où j’ai posé le pied en Catalogne. Trois fois, nous avons failli toucher l’eau parce que l’unique moteur était en panne et trois fois parce que, par miracle, il a redémarré ».(16)

Cette fois-ci, le moine catalan précédemment dépeint comme une quasi-victime de la justice révolutionnaire est re-imaginé comme étant intégré à la colonne Durruti, ayant « pris sur lui le rôle de père confesseur des grands blessés et des mourants ».(17) Se débarrassant du récit héroïque dans lequel il s’imaginait sauver la vie de ce moine, van Paassen raconte maintenant que c’est lui qui a informé Durruti de la mort du général Sanjurjo, la figure de proue initiale du coup d’État militaire qui a déclenché la guerre civile.(18)
L’insistance de Van Paassen à se donner un rôle central invraisemblable et l’éventail de détails improbables mais pittoresques dont il orne ses anecdotes fournissent des raisons suffisantes pour douter de la véracité de ses rapports sur la guerre civile et, il faut bien le dire, de la plupart de ses autres écrits. Mais ce qui lève tout doute dans ce cas, c’est qu’entre les articles publiés et les deux volumes d’autobiographie, il n’y a pas une once de cohérence dans les écrits de van Paassen sur la guerre civile espagnole.

Ainsi, la phrase la plus célèbre de l’anarchiste le plus connu d’Espagne est une invention ! Malgré cela, elle a résonné à travers les décennies comme un résumé de la politique révolutionnaire anarchiste, une paraphrase poétique et hautement exemplaire de Bakounine, qui était vraisemblablement la source de van Paassen lorsqu’il a formulé son passage le plus célèbre. Plus précisément, elle a résonné parce que, comme le souligne Aisa, les phrases inventées ont réussi à résumer la pratique réelle de Durruti. Van Paassen a contribué à la création d’une figure romantique qui, après la mort de Durruti quelques mois plus tard, a pris des proportions mythiques. Derrière le mythe se cachait pourtant une vie consacrée à la révolution et une vérité plus extraordinaire que la fiction.

Notes de l’auteur

1 Abel Paz, Durruti in the Spanish Revolution, trans. Chuck Morse (Chico : AK Press, 2006), p. 478.
2 Manel Aisa, « Pierre Van Paassen, París, Toronto Star, una fecha , 18 de Agosto de 1936, en Canadá y Durruti en el Frente de Aragón », Orto. Revista cultural de ídeas ácratas, 41:202 (July-Sept 2021), pp. 35-36.
3 Ross Harkness, J.E. Atkinson of the Star (Toronto : University of Toronto Press, 1963), p. 185.
4 Ibid., p. 300.
5 Ibid., p. 303.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 301.
8 Ibid., p. 289.
9 Pierre Berton, « Hindmarsh of the Star », Maclean’s, 1 April 1952, available at : https://archive.macleans.ca/article/1952/4/1/hindmarsh-of-the-star, last accessed 3 October 2022. [Ou https://archive.org/details/ToNumberOurDaysByPierreVanPaassen].
10 Pierre van Paassen, « Sternest Blood Bath in History Foreseen if Spain’s Rebels Win », Toronto Star, 7 September 1992, p. A2.
11 Ibid.
12 Paz, Durruti, p. 757.
13 Koltsov met Durruti at the front on 14 August 1936. See Mijaíl Koltsov, Diario de la Guerra de España (Barcelona : Editorial Planeta, 2009 [e-book edition]), pp. 88-95. Paz reconstructs Koltsov’s visit in Paz, Durruti, pp. 503-507.
14 Paz, Durruti, p. 513.
15 Pierre van Paassen, Days of Our Years. 1903-1938 (New York : Hillman-Curl, Inc., 1939), p. 441.
16 Pierre van Paassen, To Number Our Days (New York : Charles Scribner’s Sons, 1964), p. 346.
17 Ibid., p. 347.
18 Ibid., p. 348.

Traduction française : les Giménologues, 8 décembre 2023



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