Gimenez revient donc sur le front d’Aragon, qui reste un lieu de fraternisation et de luttes, malgré tout le désarroi qui y règne.
Quinzième épisode : la contre-révolution à l’œuvre
Gimenez revient donc sur le front d’Aragon, qui reste un lieu de fraternisation et de luttes, malgré tout le désarroi qui y règne. À Barcelone, il avait fait la connaissance de Carl Einstein qui est, depuis le mois d’août 1936, un conseiller technico-militaire de la colonne Durruti. Cet Allemand de 51 ans, historien de l’art, a lâché la plume pour le fusil. Dès son arrivée en Espagne, il offre ses services à Durruti, dont la mort l’affectera beaucoup. Il rédigera et lira à la radio un texte en hommage à ce dernier. Carl Einstein prend très à cœur son engagement auprès des révolutionnaires espagnols. Le 1er mai 1937, il publie, dans le journal des anarcho-syndicalistes allemands, un vibrant article pour relayer les inquiétudes des miliciens du front d’Aragon, qui s’estiment abandonnés. En voici un extrait :
« Les camarades qui veillent sur le front d’Aragon depuis longtemps réclament combats et marches en avant. Ils veulent à tout prix soulager Madrid. Leur appel n’est pas entendu. Ce front demeure derrière un voile épais comme enveloppé dans un silence trompeur et une lassitude menaçante. Pourquoi ne veut-on pas s’intéresser vigoureusement à ce front, et s’en donner la peine ? »
Mais l’armement ne parvient toujours pas aux colonnes anarchistes transformées en divisions. Au début du mois de mai, elles sont majoritaires de Teruel jusqu’à Huesca ; puis le rapport de force va vite changer. Intégrées dans la nouvelle armée de l’Est, elles vont devoir obéir aux ordres du général Pozas, sous contrôle communiste. Quant à la nouvelle Compagnie de choc qui remplace le Groupe international, elle n’arrive pas vraiment à se reconstituer. Pablo Vagliasindi, le fasciste dissident, est toujours là et semble rester fidèle à ceux qui sont devenus ses frères d’armes. Mais de nombreux volontaires étrangers ont disparu, notamment les Italiens et les Allemands ; nous y reviendrons.
Sur le front de Madrid, la tension s’atténue. Le 10 mars, durant la bataille de Guadalajara, les Italiens des Brigades internationales l’emportent sur les Italiens fascistes. La victoire républicaine permet de sauver la capitale, une fois encore. Depuis le 20 avril, les franquistes attaquent le pays Basque et Bilbao. Pour faire diversion, deux offensives républicaines sont déclenchées. Le 31 mai, trois divisions attaquent Ségovie. Mais l’aviation soviétique se révèle inefficace, et bombarde même des positions républicaines. Dans la seconde offensive contre Huesca, à la mi-juin, la brigade Garibaldi, composée d’Italiens et d’Espagnols, intervient. L’attaque vire au désastre. Parmi les mille tués, la plupart sont anarchistes.
Bilbao tombe le 18 juin, et tout laisse à penser que les offensives républicaines sont tardives, mal menées et inutilement meurtrières. Il faut ajouter qu’elles se déroulent dans une ambiance exécrable, comme en témoigne George Orwell dans son Hommage à la Catalogne. Dans les semaines qui suivent les journées de mai, qualifiées par la propagande communiste partout dans le monde « d’insurrection fasciste de Barcelone, provoquée par les anarchistes et le POUM », la répression politique se déchaîne contre ces derniers. Sur le front, le 16 juin, en pleine offensive, des unités du POUM sont dissoutes ou désarmées, et des officiers arrêtés. À Barcelone, des centaines de miliciens en permission, du POUM ou sympathisants, espagnols et surtout étrangers, sont arrêtés et jetés au cachot, d’où beaucoup ne reviendront jamais. Cette terreur stalinienne aura un effet plus démoralisant que celui d’une défaite, et l’on peut en déduire que, pour les communistes, la priorité n’est pas de vaincre Franco, mais d’exterminer leurs ennemis politiques.
Récit : du chapitre Quinto de Ebro à la fin du chapitre Conchita
Fin du récit :
La vie de Mario est très significative du parcours de ces anarchistes italiens, traqués et emprisonnés depuis des décennies dans leur pays, et qui ont fondé de grands espoirs sur la révolution espagnole. Mais la section italienne de la colonne Ascaso, opposée à la militarisation, s’est dissoute en avril, après de nombreuses pertes au combat. Une partie de ses membres rentre en France pour y poursuivre des activités de soutien. D’autres intègrent le bataillon Garibaldi de la XIIe Brigade internationale, stationnée à Huesca, ou continuent à se battre dans la 26e division Durruti. Parmi les Italiens engagés dans la bataille de Barcelone, Ferrari et De Peretti, sont arrêtés et fusillés par les communistes. Avec la mort de Berneri, cela va porter un coup fatal à la colonie italienne en Espagne.
À partir du mois de juin, la police barcelonaise, noyautée par les staliniens et ne rendant de comptes à personne, intensifie l’offensive contre-révolutionnaire commencée en mai. Tout est prétexte à traquer dans les rues les militants des Jeunesses Libertaires ou les Amigos de Durruti, sans oublier les communistes oppositionnels : restitution des armes, mobilisation militaire, vérification des papiers. Les locaux et lieux de rassemblement des groupes et syndicats critiquant le gouvernement sont détruits, et les proscrits doivent se cacher où ils peuvent dans la ville. Les anarchistes allemands vont payer un lourd tribut pendant cette chasse aux sorcières, et de nombreux militants du groupe de Pina vont croupir dans les prisons officielles ou clandestines de la Guépéou jusqu’en avril 1938. Ils sont parmi les rares à avoir déployé des drapeaux pendant l’enterrement de Berneri et de ses 3 autres camarades, malgré l’interdiction de la CNT. Mais les plus visés parmi les volontaires étrangers sont les Italiens qui se retrouvent pris entre deux feux, car la police politique mussolinienne les suit pas à pas.
D’ailleurs le 9 juin, Carlo Rosselli, qui avait monté avec Berneri la section italienne de Huesca, est assassiné en France par les fascistes de La Cagoule, pour le compte des services italiens. Dans une certaine mesure, la question se pose de savoir si ces derniers ne sont pas aussi intervenus en Espagne pour éliminer des antifascistes. Dans cette hypothèse, les staliniens ne leur auraient-ils pas en quelque sorte facilité le travail ? En Espagne, c’est le communiste Palmiro Togliatti qui exécute les basses œuvres du Komintern, en accusant ses victimes de collusion avec les fascistes. Quelle ironie quand on sait que cet homme est connu dans son pays pour avoir signé, en août 1936, avec tout le comité central du PCI émigré en France, l’« appel aux fascistes », dont voici un extrait :
« Pour le salut de l’Italie, réconciliation du peuple italien !
La cause de nos maux vient du fait que l’Italie est dominée par une poignée de grands capitalistes. (...) Seule l’union fraternelle du peuple italien obtenue par la réconciliation entre fascistes et non-fascistes pourra abattre la puissance des requins dans notre pays. (...) Les communistes adoptent le programme fasciste de 1919, qui est un programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs. Peuple italien, fascistes de la vieille garde, jeunes fascistes, luttons ensemble pour la réalisation de ce programme ! »
Cet appel s’inscrit dans une des stratégies géopolitiques de Staline, en prévision du conflit mondial qui s’annonce.