Gimenez évoque souvent dans son récit la poursuite de la collectivisation agricole à Pina de Ebro.
Douzième épisode : l’affaire Ruano
Gimenez évoque souvent dans son récit la poursuite de la collectivisation agricole à Pina de Ebro. Nous avons déjà parlé dans le 7e épisode de la constitution du Conseil d’Aragon, soutenu par la grande majorité des travailleurs. Les collectivités aragonaises regroupent jusqu’à 300 000 personnes, sur une population de 500 000 habitants. Ce nouveau centre décisionnel, à peine créé, est âprement combattu par le gouvernement catalan et par celui de Madrid, mais aussi critiqué par le Comité National de la CNT. La principale menace viendra des communistes qui se voient court-circuités en tant qu’avant-garde par un prolétariat espagnol démontrant son aptitude à s’organiser directement.
La première réunion du Conseil d’Aragon se tient le 15 octobre 1936 à Fraga. Joaquin Ascaso en est le président et sept autres anarchistes s’occupent des divers départements. La colonne de l’anarchiste Ortiz n’est pas loin, en protection. Mais très vite les vivres sont coupés et la campagne de calomnies commence : accusé d’être un organe séparatiste, le Conseil subit quantité d’actes de sabotage, et une colonne communiste bombarde ses locaux, soi-disant par erreur.
Les membres du Conseil se rendent vite compte que pour se maintenir, il leur faut le consentement du gouvernement de la Généralité et de celui de Madrid. Même la CNT les y invite, toujours sous la pression de l’argument suivant : « Les grandes puissances n’aideront pas la République si l’on ne conserve pas certaines apparences de démocratie bourgeoise. » Début novembre, une délégation du Conseil se rend alors à Barcelone - où elle est fort mal reçue. À Madrid, le gouvernement lui impose d’intégrer des représentants de l’UGT, de la gauche républicaine et du PC, dont on connaît l’hostilité aux collectivisations. En échange, le Conseil est reconnu le 20 novembre.
En janvier 1937, Ascaso est nommé gouverneur et le Conseil est transféré à Caspe, où il peut fonctionner au grand jour, mais toujours en butte aux coups tordus des communistes. Il s’efforce néanmoins de regrouper les collectivités et de planifier la production. Grâce à la vente de denrées alimentaires et d’objets de valeur réquisitionnés, il achète des tracteurs et des armes. Les échanges se font surtout avec la France, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Et bien sûr, les milices dépendent largement des envois réguliers du Conseil en vivres et fournitures.
Si une partie des ouvriers et des paysans de l’UGT, surtout dans le Levant, se sont joints spontanément aux libertaires pour socialiser les moyens de production, ils l’ont fait malgré leurs dirigeants. Ces derniers vont maintenant mettre en œuvre une série de mesures destinées à étouffer les collectivités, en n’apportant aucune aide financière, en gênant leurs opérations commerciales, et en rendant difficiles leurs relations avec l’étranger.
Récit : du chapitre Siétamo à la fin du chapitre Croyance.
Fin du récit :
Nous signalons tout de suite l’erreur chronologique de Gimenez qui mélange un peu ses souvenirs et nous renvoie deux mois en arrière. Comme nous l’avons entendu dans le 6ème épisode, la prise de Siétamo qu’il nous décrit ici a eu lieu le 12 septembre, et Pablo Vagliasindi n’a pas encore remplacé Louis Berthomieu. L’engagement du Groupe International a été décisif, et il est commandé par le chef de secteur Lucio Ruano. Donc Ruano ne peut avoir été exécuté à ce moment comme Gimenez le raconte.
Fin octobre, Antonio part en permission à Barcelone, puis est envoyé dans la sierra d’Alcubierre semble-t-il pendant deux mois. Coupé du reste des forces confédérales, il n’a pas été témoin du départ de Durruti pour le front de Madrid, ni de son remplacement par Ruano à la tête de la colonne et du comité de guerre. Il n’assiste donc pas non plus à la crise qui monte dans les centuries concernant l’attitude de Ruano. A priori cette crise est sans rapport avec la tragédie de Perdiguera
En rétablissant la succession des événements, on sait maintenant qu’au début du mois de décembre 1936, comme après la bataille de Perdiguera, une forte tension règne entre les miliciens et le commandement de la colonne. La mort de Durruti sur le front de Madrid le 20 novembre, dans des conditions obscures que la CNT ne contribue pas à éclaircir, participe du climat général de désarroi et de colère. Une mutinerie se déclenche contre le quartier général. Les combattants s’estiment engagés dans des attaques mal conduites - notamment à Fuentes de Ebro -, où beaucoup d’entre eux trouvent la mort. Et quand deux combattants sont fusillés sur ordre de Ruano pour recul devant l’ennemi, alors la colère est à son comble. Des miliciens veulent les venger, et si des menaces de mort sont proférées contre lui à ce moment, aucun milicien espagnol n’exécute Ruano sur le front, contrairement à ce que rapporte Gimenez dans son récit.
Il n’en reste pas moins que Ruano a bien été liquidé par des militants anarchistes, mais bien plus tard, en juillet 1937, et à Barcelone. D’autres éléments interviendront dans cette exécution, mais cela déborde le cadre de ce feuilleton.
C’est un des mérites de ce manuscrit que de nous permettre d’éclairer certains aspects méconnus de la guerre d’Espagne. Ainsi Lucio Ruano, qui occupa pourtant un poste à responsabilité, fut en grande partie gommé de l’historiographie anarchiste. Né en Argentine, il faisait partie en 1930 d’un groupe d’expropriateurs qui commettait des attaques à main armée contre des banques pour le compte du mouvement, et des attentats contre la police qui persécutait les révolutionnaires. Quand il arrive à Barcelone en 1933, il continue ses activités de braquage, mais participe également aux Cadres et Comités de défense de la CNT, groupes clandestins très offensifs, très mobiles et qui entrent en action en cas de grève générale, d’insurrection ou de durcissement de la répression. En Catalogne c’est Garcia Oliver, Durruti et Ascaso qui les organisent.
En avril 1936 Ruano participe à l’exécution de Miguel Badia, le chef de la police de Barcelone, sur ordre de la CNT, dont la stratégie est de prévenir le coup d’Etat qu’elle voyait venir.
Le prestige de Ruano comme homme d’action courageux et efficace grandit le 19 juillet. Toujours avec ses amis des cadres de défense, il attaque la caserne Atarazanas où se retranchent les militaires insurgés. Il part ensuite sur le front d’Aragon avec Durruti, dont il semble très proche, et rejoint le comité de guerre de sa colonne, où il conduit plusieurs offensives.
Mais lorsque Durruti meurt, Ruano semble donner libre cours à des penchants qui heurtent la morale anarchiste. Il va trahir la confiance placée en lui en faisant placarder un avis ordonnant aux villageois de la zone de guerre d’apporter sous 48 heures au QG tout l’argent qu’ils possèdent, sous peine de représailles. Cela ressemble fort à un rançonnement de la population. Cet impair, ajouté aux exécutions de miliciens, et à une autre attaque désastreuse à Velilla de Ebro vont entraîner sa convocation à Barcelone, le 18 décembre, pour rendre des comptes devant la CNT. Et quand celle-ci envoie, début janvier 1937, le sergent Manzana remplacer Ruano et renouveler le Comité de guerre de l’Argentin, la colonne est en pleine crise : le moral des troupes est au plus bas, plusieurs centuries résistent toujours à la militarisation en cours, et près de 1000 miliciens ont annoncé leur départ. Après son éviction de la colonne, on retrouvera encore ce jeune Argentin sur les barricades de Barcelone en mai 37, puis sa trace se perdra.
Quarante ans après les faits, les souvenirs de Gimenez se télescopent, ce qui est bien normal. Mais c’est après le récit de la bataille du 17 octobre 1936 que les erreurs chronologiques apparaissent dans son manuscrit. Alors on peut penser que le désastre de Perdiguera marque un tournant symbolique pour notre auteur, qu’il clôt une période où tous les espoirs étaient permis. Ensuite, Antonio Gimenez est tenaillé - comme beaucoup d’autres miliciens - par le sentiment que les dirigeants anarchistes ne soutiennent plus l’action des milices sur le front d’Aragon. La désillusion qui en résulte se cristallise peut-être dans cette défaite où sont tombés tant de ses amis, au point qu’il en arrive à concevoir l’idée terrible de la trahison du commandement anarchiste. L’individu qui incarna cela est Lucio Ruano, peut-être parce que lui-même était allé assez loin dans le mépris de certains principes anarchistes, bien qu’il ne fût pas le seul dans ce cas.