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« Plus de rouge que de noir. L’expérience anarcho-syndicaliste de socialisation de l’industrie du cuir à Barcelone (1936-1938) : du renoncement anarchiste au dirigisme socialiste ».
Par Joël Delhom

Article paru dans la Revue Actuel Marx 2019/2 n° 66. Nous avons le plaisir de le reproduire ici pour continuer à rendre compte de la qualité des travaux sur le mouvement ouvrier espagnol d’un historien avec lequel nous correspondons depuis longtemps. Nous avons d’ailleurs souvent puisé dans ses écrits ; nous renvoyons en particulier au riche article sur « La Fédération espagnole de l’Internationale et la Commune de Paris (1871-1874) :
http://dwardmac.pitzer.edu/Anarchist_Archives/pariscommune/CommuneDelhom.html

Ses recherches au long cours effectuées pour l’édition de Manuel Sirvent Romero, Un militante del anarquismo español [memorias, 1889-1948]* ont nourri une monographie inédite qu’il a présentée à Université d’Angers le 28 septembre 2018 : Los obreros zapateros de Barcelona. Una historia sindical : su organización, sus huelgas, la socialización revolucionaria del sector del calzado y el desagrupamiento franquista (1840-1940) **
Joël résume son parcours d’historien dans le cadre de la synthèse de ses travaux intitulée : « Au carrefour des expériences individuelles et collectives dans l’anarchisme hispanique (1870-1940) » :

"Après avoir soutenu en 1996 une thèse portant sur l’évolution idéologique de l’intellectuel péruvien Manuel González Prada (1844-1918) du libéralisme radical vers l’anarchisme, à partir des sources de sa pensée, j’ai poursuivi mes approches interdiscursives de son œuvre. Parallèlement, mon intérêt s’est déplacé vers l’anarcho-syndicalisme au Pérou, dans d’autres pays latino-américains et en Espagne, ainsi que des intellectuels anarchistes vers le mouvement ouvrier lui-même. La place accordée aux femmes m’a également occupé, de même que l’écriture autobiographique militante. […] Mon travail d’édition critique des Mémoires inédits de Manuel Sirvent Romero (1889-1968), un leader anarchiste espagnol des années vingt, cordonnier de métier, m’a conduit à analyser l’organisation et les luttes sociales des ouvriers de la chaussure à Barcelone entre 1840 et 1940. Ces bornes temporelles permettent d’apprécier les évolutions du syndicalisme et des mentalités ouvrières en lien avec les transformations des moyens de production dans un secteur économique traditionnel d’une importance considérable, puisque la chaussure était le principal produit manufacturé exporté par l’Espagne à la fin du xixe siècle. J’ai, en outre, réalisé quelques travaux bibliographiques, notamment un inventaire raisonné de « Mémoires et témoignages publiés ou inédits d’anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnols »***."

« Plus de rouge que de noir. L’expérience anarcho-syndicaliste de socialisation de l’industrie du cuir à Barcelone (1936-1938) : du renoncement anarchiste au dirigisme socialiste »

Résumé :
Pour préserver l’alliance antifasciste avec les républicains et autres forces de gauche, la CNT-FAI renonce à son objectif d’instaurer le communisme libertaire, pourtant longuement discuté et adopté lors du Congrès de mai 1936. Toutefois, la base militante procède dès le mois d’août à la collectivisation ou socialisation des moyens de production, revendiquée depuis le XIXe siècle. Face aux exigences d’une économie de guerre et en raison des concessions faites, le fédéralisme autogestionnaire des premiers jours cède vite la place à une centralisation d’inspiration productiviste et à une bureaucratisation syndicale, qui déroute les militants anarchistes. Les conquêtes sociales sont grignotées, le syndicat se transformant en un nouveau patron toujours plus exigeant à l’égard des travailleurs. L’article analyse les limites de la transformation révolutionnaire de l’industrie du cuir à Barcelone.

Cet article étudie le mouvement syndical d’inspiration libertaire pendant la guerre d’Espagne à travers l’expérience révolutionnaire dans l’industrie du cuir barcelonaise au cours de laquelle, alors que la CNT était en position de force, un dirigisme centralisateur socialiste finit par l’emporter sur l’idéal anti-autoritaire anarchiste.

Joël pose la question que nous avons essayé de traiter également dans nos trois volumes sur Les chemins du communisme libertaire :

"Faut-il incriminer davantage les impératifs militaires que l’évolution culturelle industrialiste de l’anarcho-syndicalisme, qui pourrait avoir facilité certains renoncements ? Ou bien est-ce, avant tout, le résultat d’un mauvais choix stratégique en juillet 1936 ?"

Début de son article :

S’interroger sur les rapports entre l’anarchisme et le socialisme conduit inévitablement à réfléchir à la manière dont les questions de la propriété et du travail sont abordées. En effet, un des points communs des divers courants du socialisme réside dans la critique de la propriété privée des moyens de production, source d’inégalités et d’exploitation, lesquelles posent en corollaire la place du travail dans la société. L’anarchisme et le marxisme ont pour horizon la gestion collective des moyens de production et font du travail un devoir moral autant qu’un impératif social. Cependant, cela n’exclut pas une critique du travail : celui-ci ne doit pas provoquer l’aliénation de l’individu et doit être réduit au minimum nécessaire à la satisfaction des besoins socio-économiques collectifs, afin de libérer du temps pour les activités d’épanouissement et de fraternité. Au lieu d’être un facteur d’exploitation, la mécanisation dans une économie socialiste ou communiste peut alors soulager le labeur humain tout en contribuant à l’abondance des biens matériels. Avec le développement du taylorisme et du fordisme, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme ont progressivement cédé aux sirènes du productivisme, sans bien mesurer les conséquences néfastes de l’organisation scientifique du travail. Après la victoire de la révolution russe, la substitution de l’artisanat par la grande industrie comme modèle idéal de production semblait aller de soi dans les années vingt et trente, mais posait en fait de sérieuses difficultés quant à la mise en œuvre de l’autogestion ouvrière dans le cadre de l’horizontalité assembléiste de la prise de décision préconisée par les libertaires, opposés à toute forme de centralisation. Au deuxième semestre de 1936, les anarchistes espagnols se sont trouvés au pied du mur : imposer leurs principes, au risque d’exercer une dictature, ou bien s’adapter à ceux des marxistes, alliés à la bourgeoisie républicaine.
Cet article laisse de côté les courants individualistes de l’anarchisme hispanique et les groupes d’affinité pour s’intéresser au mouvement syndical d’inspiration libertaire. Après un détour par les résolutions des congrès relatives à la collectivisation des moyens de production et à l’assignation d’une finalité spécifique à l’organisation ouvrière, il analyse l’expérience révolutionnaire dans l’industrie du cuir barcelonaise de 1936 à 1938, au cours de laquelle le dirigisme centralisateur socialiste l’emporte sur l’idéal anti-autoritaire anarchiste, dans un contexte de guerre. Mais faut-il incriminer davantage les impératifs militaires que l’évolution culturelle industrialiste de l’anarcho-syndicalisme, qui pourrait avoir facilité certains renoncements ? Ou bien est-ce, avant tout, le résultat d’un mauvais choix stratégique en juillet 1936 ? Sans apporter de réponses définitives, quelques données fondamentales du débat seront ici exposées.

(la suite dans le PDF joint)

Les Giménologues 15 décembre 2019

* dont il rédigea l’introduction et le volumineux appareil de notes avec la collaboration de Pierre-Luc Abramson et de Melodía Sirvent, Madrid, Fundación de Estudios Libertarios Anselmo Lorenzo, mayo de 2012 : http://gimenologues.org/spip.php?article555

** Présentation de l’Habilitation à diriger des recherches soutenue par Joël Delhom le 28 septembre 2018 à l’Université d’Angers. Référence électronique :
Joël Delhom, « Au carrefour des expériences individuelles et collectives dans l’anarchisme hispanique (1870-1940) », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 21 | 2018, mis en ligne le 25 janvier 2019, consulté le 13 décembre 2019. URL : https://journals.openedition.org/cc...

*** cf. « Inventaire provisoire des mémoires anarchistes et anarcho-syndicalistes espagnoles » Printemps, 2009 : http://journals.openedition.org/ccec/2677.