Les derniers intransigeants.
Recension publiée sur le site A Contretemps [1]{}
Myrtille, giménologueLes chemins du communisme libertaire en Espagne. 1868 – 1937
Et l’anarchisme devint espagnol, 1868 – 1910.
Premier volume.
Éditions Divergences, Collection Imaginaires subversifs.
196 pages, 10 €
Le dilemme.
Le 21 juillet 1936, après l’échec du putsch fasciste déclenché trois jours plus tôt, les anarchistes représentent en Catalogne la principale force au sein du camp républicain. Ceux de la FAI et les anarcho-syndicalistes de la CNT ont pris une part décisive dans le soulèvement populaire, et ils contrôlent la province la plus riche et la plus industrialisée d’Espagne.
Cependant ce jour-là, une fracture s’amorce au sein du mouvement sur le plan stratégique. Lors d’un plenum des fédérations locales de la CNT à Barcelone, toutes les fédérations représentées sauf une décident – sans avoir pu consulter leur base – de rejeter la proposition de Garcia Oliver de « prendre tout le pouvoir » en Catalogne. Elles optent pour la collaboration avec la Généralité depuis un Comité Central des Milices Antifascistes tout juste constitué. La mise en route du projet communiste libertaire – adopté deux mois plus tôt au congrès de Saragosse – est repoussée du fait de « circonstances impérieuses ». Ce choix sera réitéré les jours suivants.
Au même moment, dans les villes et les campagnes, une autre partie des militants et de la base du mouvement se lance avec enthousiasme dans l’édification de ce même projet qui prévoit l’abolition de l’État, de la propriété privée, du salariat et du marché, suivie de la socialisation des moyens de production et de la distribution des produits en fonction des besoins de chacun.
La suite, le début de sortie du capitalisme pratiqué en certaines régions d’Espagne, le collectif des Giménologues en a évoqué certains aspects dans Les Fils de la nuit, un ouvrage d’anthologie, et dans A Zaragoza o al charco ! Aragon 1936-1938 .
Dans Les Chemins du communisme libertaire, l’une d’entre eux, Myrtille, nous propose de revenir à la source de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme espagnols, et de parcourir l’itinéraire qui va de la création de la Fédération Régionale Espagnole en 1870 (section espagnole de l’AIT), à celle de la CNT en 1910, en passant par l’émergence des premiers groupes d’affinité en Catalogne dans les années 1880-1890, les premiers à se déclarer anarcho-communistes.
La rencontre de l’Espagne avec l’anarchisme.
Le premier volume des Chemins s’intitule « Et l’anarchisme devint espagnol ». En effet, en 1872, après l’exclusion de l’AIT des anarchistes regroupés autour de Bakounine (alors qu’ils représentaient les deux tiers des délégués en 1869), l’Espagne devient le seul pays où une section de l’Internationale antiautoritaire supplante les organisations marxistes, et porte un projet de transformation sociale radical et non étatique.
En Europe de l’Ouest où les démocraties parlementaires sont entrées dans l’ère industrielle, l’Espagne fait figure de pays « arriéré ». Le pouvoir central, essentiellement monarchique, y est traditionnellement faible (jusqu’au milieu du XIXe siècle, on disait « les Espagnes »). Les pronunciamientos alternent avec des parenthèses républicaines au cours desquelles les libéraux tentent de moderniser une économie pour l’essentiel dominée par une agriculture de type féodal et par de vieilles classes possédantes qui ne lâchent rien. L’Église catholique, omnipotente, maintient la société dans un carcan obscurantiste. Le dénuement des classes populaires est effroyable et les émeutes de la faim fréquentes, mais les prolétaires urbains et ruraux s’organisent. Le terrorisme d’État se déchaîne contre eux, les criminalise, les emprisonne ou les déporte dans les colonies. La police et la Guardia Civil pratiquent ouvertement la torture, et le supplice du garrot sanctionne « pour l’exemple » les malheureux tombés aux mains des « forces de l’ordre ».
C’est dans ce contexte que les émissaires de Bakounine vont répandre les idées et les pratiques anarchistes. Elles se combineront avec le fond anti-étatiste et anticlérical d’une partie des travailleurs espagnols qui ne se résignent pas à devenir de « simples employés de l’industrie », et qui résistent de mille manières au processus capitaliste de réduction des hommes à leur force de travail. De cette osmose naîtra le communisme libertaire.
Le volcan espagnol.
En cette deuxième moitié du XIXe siècle, ce n’est pas de « lutte des classes » mais de « guerre des classes », qu’il faut parler. L’Andalousie des grands domaines agricoles et des paysans sans terre est régulièrement le théâtre d’insurrections que la Guardia Civil écrase sans retenue. Ne pouvant pratiquer efficacement la grève, des petits groupes clandestins de journaliers, membres de la FRE, détruisent de nuit par le feu les biens des propriétaires, et parfois s’attaquent aux personnes. La répression se solde par des centaines d’arrestations et l’exécution des suspects au garrot en place publique. En Catalogne, les participants aux grèves ou aux manifestations reçoivent le même traitement.
Aux assassinats commis par l’État répondent bientôt les attentats anarchistes, ce qui entraîne de nouveaux cycles de représailles de part et d’autre.
La résistance ouvrière est quasiment anéantie à la fin du siècle. Elle renaît petit à petit après 1900, mais la désespérance des classes populaires est à son comble : le 26 juillet 1909 Solidaridad Obrera (qui deviendra bientôt la CNT) lance une grève générale à Barcelone et dans les grandes villes de Catalogne pour accompagner le soulèvement spontané des quartiers populaires contre l’envoi de leurs enfants à la guerre du Rif, qui avait démarré le 18. Cette insurrection généralisée où les émeutiers dressent des barricades et incendient églises et couvents sera matée par l’armée.
Ainsi, tandis que les masses populaires de France, d’Allemagne ou du Royaume-Uni semblent adhérer au projet de prise du pouvoir par les urnes pour « [transformer] « l’ordre capitaliste de propriété et de production en un ordre socialiste de production et de propriété […] », comme le prévoit l’Internationale marxiste, la fraction la plus combative du peuple espagnol rejette toute idée de compromis avec le capitalisme et l’État, et continue de cultiver le « rêve égalitaire » porté par l’anarchisme.
Ce projet et les moyens d’y parvenir donnent lieu au sein de la militancia à des débats passionnés et parfois violents qui sont l’objet principal du livre.
Collectivisme anarchiste et communisme libertaire.
Tantôt tolérées, tantôt interdites et leurs militants pourchassés, les organisations anarchistes adaptent leurs modes d’action aux circonstances. La gestation du communisme libertaire en Espagne s’élabore dans la clandestinité et dans les prisons, ou en expérimentant à visage découvert toutes les formes de résistance dans des structures abritant une « contre-société ». Un dense tissu associatif où les jeunes et les femmes sont très présents anime des écoles populaires, des coopératives et des athénées dans les villages les plus reculés et dans la plupart des quartiers populaires des villes. La répression provoque des grèves insurrectionnelles, la « propagande par le fait » et la lutte armée contre les patrons. De combat en combat, le mouvement réfléchit et se prononce sur l’illégalisme, le terrorisme, l’action politique et syndicale, les grèves revendicatives… Autant de débats qui traversent l’Internationale libertaire et dans lesquels interviennent Kropotkine, Reclus ou Malatesta, depuis l’étranger.
Cependant, plus que les controverses sur les moyens de la lutte, ce sont les polémiques autour des principes fondateurs de la société future qui sont au cœur des débats. Ils opposent les anarchistes collectivistes aux communistes anarchistes : pour les premiers la production doit être répartie à proportion du travail fourni selon le principe : « À chacun selon son travail ». Pour les seconds, tout ce qui est produit collectivement doit être distribué de manière strictement égalitaire : « À chacun selon ses besoins ». Chaque camp avance des arguments pour contester l’application pratique de l’option qu’il rejette. Les communistes anarchistes sont soutenus par Kropotkine qui pourfend dans ses textes « le salariat collectiviste. »
Ce débat autour de la « valeur travail » pourrait sembler archaïque. Pourtant, et c’est l’un des mérites de cet ouvrage, Myrtille nous fait comprendre son caractère fondamental car il oblige à reconsidérer des notions telles que « marchandise », « argent » ou « marché », si profondément intégrées par nos sociétés capitalistes que personne ou presque ne les remet plus en question. L’anarchisme veut abolir le salariat mais qu’est-ce, au fond, que le salariat ? Cette question débattue il y a plus d’un siècle, n’est-elle pas, plus que jamais, d’actualité ?
Par leur choix du communisme libertaire les anarchistes espagnols ont été les derniers anticapitalistes intransigeants du mouvement ouvrier, et les seuls à avoir vécu ce rêve égalitaire dont les survivants sont sortis fiers et heureux, bien que vaincus.
Une invitation à cheminer.
On retrouve la patte des Giménologues dans ce petit livre dense mais agréable à lire, écrit d’une plume alerte, où palpite l’histoire des femmes et des hommes à l’origine de l’expérience révolutionnaire de 1936 – 1937. L’édition est soignée, enrichie d’un cahier de photos, de textes fondateurs – un extrait de La conquête du pain de Pierre Kropotkine et la brochure A mon frère le paysan d’Élisée Reclus – ainsi que d’une chronologie détaillée de l’histoire espagnole pendant la période concernée.
Au terme de ce cheminement, nous avons progressé vers l’objectif annoncé en exergue : « Savoir comment les gens du commun sont capables de faire une révolution sociale [et] parcourir l’itinéraire qu’ils ont suivi pour en arriver à un tel engagement total ».
Le second volume, dont la sortie est prévue en 2018, promet d’être passionnant.
François Roux.