« À l’indépendance du monde ! »
Au jeu des passions tristes, le nationalisme est, avec la religion, la plus mortifère de toutes. Elle dit, dans l’au-delà d’un souffle ancien, l’éternel recommencement du même : l’identification de l’homme nié à une cause qui le prolonge comme infinie négation de lui-même. Doté d’un drapeau et faisant multitude, il n’est rien d’autre, comme indépendantiste, que l’illusoire aspirant à une libération qui ne sera jamais la sienne parce que nul État, existant ou en voie d’existence, ne la lui accordera jamais. Et c’est écrit depuis longtemps.
L’étrange vision, sur les écrans catalans du Spectacle, de bannières rouges et noires frappées de sigles jadis glorieux et agitées, sans honte, dans une marée d’esteladas indépendantistes, constitue, parmi quelques autres, le signe évident d’une confusion galopante dont l’époque reste l’infinie pourvoyeuse.
Cette époque, clairement identifiable comme ravageuse en matière d’intelligence historique, se caractérise, dans les milieux supposément radicaux, par un ralliement incessant à des problématiques longtemps considérées comme contraires aux intérêts bien compris d’un ancien mouvement ouvrier conquérant qui ne pratiquait, lui, que le séparatisme de classe. Confrontés au perpétuel présent de leur misère et incapables d’opérer le moindre lien avec sa riche histoire, ses héritiers s’engagent désormais de plus en plus souvent, le cœur léger et la tête vide, dans des combats qu’on a choisis pour eux et qui, signe des temps, s’inscrivent, par force et invariablement, dans des logiques interclassistes, citoyennistes ou différentialistes, à l’évidence opposées, aujourd’hui comme hier, à toute perspective autonome d’émancipation sociale et humaine.
Comme on a vu, il y a peu, des libertaires en déshérence, mais surtout délestés de toute rigueur, manifester des sympathies pour le projet politico-électoraliste de recomposition institutionnelle de Podemos – dont le premier effet, prévisible et manifeste, fut de vider de son originalité inventive un « mouvement des indignés » qui n’avait lui-même de radical que l’intention –, on en voit, aujourd’hui, s’enthousiasmer jusqu’à l’absurde pour un mouvement sécessionniste de type étatique dont la raison même est, sous une forme républicaine, d’obtenir, en matière de souveraineté nationale, des prérogatives en tout point similaires à celles de la monarchie espagnole. Autrement dit, dans un cas comme dans l’autre, des « activistes sociaux » qu’on aurait pu supposer assez instruits de l’histoire pour se défier de ces impasses, se sont révélés suffisamment déconstruits du point de vue de la critique pour s’y engager, à leur place bien sûr, c’est-à-dire, au vu de leurs faibles forces, comme supplétifs métaphoriques d’un « assaut institutionnel » ou comme comparses symboliques d’une sardane patriotique.
Relayées par divers sites et blogs, quelques voix se sont élevées pour exprimer des « perplexités intempestives » [1] et un peu plus [2] sur ce caméléonisme anarcho-indépendantiste. Il est bon de les diffuser. C’est dans la même optique que, malgré ses évidentes faiblesses, nous publions le texte qui suit – « Quelques considérations sur la situation actuelle en Catalogne et l’action des anarchistes » [3] – signé « Des anarchistes de Barcelone ».
Rien ne laisse présager de ce qu’il adviendra de cette querelle hispano-catalane, mais tout indique que, quel qu’en soit le développement, les logiques perverses qui l’alimentent ont déjà eu pour principal effet de porter à incandescence, à Barcelone comme à Madrid, une peste émotionnelle nationaliste qui aura du mal à s’éteindre. Et, enfin, pour l’histoire, il nous plaît de rappeler que, lors de la première déclaration d’indépendance de la Catalogne par Lluis Companys, le 6 octobre 1934, les militants de la très puissante CNT – qui s’était abstenue de s’associer au mouvement – n’oublièrent pas de récupérer les armes abandonnées, dans les rues de Barcelone, par les indépendantistes d’Estat Català fuyant devant l’armée. L’indépendance ne dura que dix heures. Quant aux armes, elles servirent le 19 juillet 1936 à lancer l’offensive sociale. Autres temps, autres mœurs, autres stratégies.
À contretemps.
[1] Voir Tomás Ibáñez : « Perplexités intempestives sur l’actualité du moment »(26 septembre) ; « Quelques certitudes »(3 octobre) ; « Orages sur la Catalogne »(11 octobre)
[2] Voir Miquel Amorós : « Lettre à Tomás Ibáñez sur “Perplexités intempestives” »(27 septembre).
[3] Le texte a été publié sur Indymedia-Nantes et repris sur d’autres sites et blogs.
Quelques considérations sur la situation actuelle en Catalogne et l’action des anarchistes
Une fois encore, beaucoup d’anarchistes – beaucoup trop – se sont laissé entraîner, déborder par des événements auxquels ils ne s’attendaient pas et dans lesquels ils n’ont pas su (ou voulu) porter leurs propres paroles, leurs propres actions. Beaucoup d’anarchistes se laissent trop facilement séduire par tout ce qui présente un caractère « de masse », sans prendre le temps de se demander à quoi ils apportent leur soutien en réalité, et sans savoir ni vouloir participer avec leur propre discours – il s’agit seulement d’aller là où sont « les gens » et voir ce qui se passe ensuite.
Sur la « volonté populaire » et la « légitimité des masses » : beaucoup d’anarchistes se sont retrouvés dans la rue ces derniers jours, participant aux manifestations aux côtés de nombreux autres. Mais que demande-t-on réellement dans ces manifestations ? Qui sont ces « autres » qui participaient à ces mobilisations ? Il ne fait pas de doute qu’une partie des manifestants provenaient de la gauche indépendantiste, ou d’autres formations de gauche non nécessairement nationalistes mais qui appuient ou se solidarisent avec la cause de l’indépendance de la Catalogne, certains anarchistes pouvant se trouver quelques affinités avec ce genre de manifestants. Toutefois, l’immense majorité de ceux qui sont descendus dans la rue sont de bons citoyens, qui aiment l’ordre, le civisme et les bonnes manières, dont beaucoup d’électeurs de la droite conservatrice catalane représentée par CiU [4], ANC [5] et les applaudissent comme des héros. Il semblerait que ces anarchistes se sentent tenus d’appuyer sans discussion tout ce qui aura été catalogué comme « volonté populaire », quand bien même cette volonté populaire serait celle de créer un État avec une politique nettement conservatrice et droitiste, avec ses propres frontières, avec sa propre police, avec ses institutions, ses prisons, ses lois, avec le capitalisme et la misère, mais sous un nouveau drapeau et une image neuve de libération.
Il semblerait que, pour certains, le patriotisme catalan soit plus acceptable que le patriotisme espagnol, si l’on en croit les mille et une justifications entendues ; mais à la fin des fins le nationalisme, c’est le nationalisme, toutes les patries oppriment les peuples qui habitent leur domaine, hormis celles qui n’en n’ont pas encore eu l’occasion. Pour ceux qui ne le sauraient pas, le facho catalan est aussi conservateur, aussi répugnant et aussi rance que le facho espagnol ou autre. Et pourtant, les anarchistes sont descendus dans la rue aux côtés de tous ces gens, ont adopté le discours de ces gens, ont répondu aux appels de ces gens… se laissant emporter par cette apparence de « rébellion ». Mais si, imaginons, la volonté de la majorité du peuple était de créer un État catalan de type fasciste, les anarchistes devraient-ils également appuyer le peuple ? Pour nous, l’une des caractéristiques essentielles de l’anarchie, quels que soient les courants et les positionnements, c’est de remettre en question, de regarder les choses avec esprit critique – surtout avant de plonger tête la première dans une piscine qui se trouve être un marécage.
La répression de la police nationale et de la Garde civile a suscité la colère de beaucoup de gens, ce qui a pu donner l’impression qu’on avait vraiment affaire à une espèce de révolte, à une situation de rébellion. Rien n’est pourtant plus éloigné de la réalité : car tout cela était un stratagème soigneusement prévu depuis le début par le Govern [6]. Dès le départ, c’est exactement cela qui devait se passer : il fallait cette photo de la police (espagnole) cognant sans discriminer sur les pacifiques citoyens catalans ; consigne avait été expressément donnée que personne ne tente de résister activement, et l’on a étouffé les rares actes de résistance active et de lutte contre la police, tandis que les images de la brutalité policière étaient largement diffusées partout dans le monde. Ici les anarchistes (et tout le reste de ceux qui ont participé à cette farce) n’ont été guère plus que des idiots utiles, servant d’appâts destinés à prendre des coups pour la photo. Comme on l’a vu depuis, tout cela n’était qu’une manœuvre politique du Govern pour tenter de se légitimer et attirer l’attention du monde. Finalement, il n’y eut même pas de déclaration d’indépendance ni la moindre rupture réelle avec l’État espagnol, seulement des propositions de dialogue et de négociation. On a ainsi pu voir des anarchistes voter, ou faire campagne pour inciter à aller voter, comme s’il y avait quoi que ce soit de « rebelle » à participer à un événement organisé d’en haut, avec pour seule utilité de légitimer les institutions existantes et futures.
Et que dire de la « grève générale » convenue, contrôlée et orchestrée par les institutions et les organisations patronales ? Une grève qui fut un défilé patriotique de serpillières, pacifiée à force d’insinuations, de rumeurs et de menaces, y compris de la part des anarchistes et de la gauche « radicale », appelant à la vigilance face aux « infiltrés et aux provocateurs » et à l’expulsion de tout ce qui porterait capuche ou n’aurait pas une attitude « appropriée ». On a donc vu les bons citoyens brailler « som gent de pau » [« nous sommes des gens de paix »] et acclamer la police catalane, comme de gentils moutons, tout en insultant, expulsant, voire agressant ceux qui n’appliquaient pas le dogme du bon manifestant.
La consigne était claire : surtout pas de violence, pas de capuches ni de black blocks, pas de provocations ni de répliques à la police et aux bandes de fachos espagnolistes qui cognaient dans tout Barcelone. Rien d’autre que le défilé au son de l’hymne patriotique et sous les drapeaux étoilés, symbole de la « libération » d’un peuple sans peur. Rien qui s’éloigne du plan tracé. Et en cas de violence, il faut se laisser frapper pour que le monde entier puisse voir le lendemain, en une des journaux et aux JT du midi, qui sont les bons démocrates pacifiques et qui sont les méchants oppresseurs fascistes. Quoi qu’il arrive, continuer de suivre la partition du Govern.
D’aucuns en sont venus à cataloguer tout cela comme une révolution ; mais s’il s’agit bien d’une révolution, c’est assurément une révolution citoyenniste libérale-démocrate. Bien que certains se fassent des illusions ou tentent de nous faire avaler que l’indépendance est la seule solution ou le remède définitif à tous les maux, personne ne doit s’attendre à quelque émancipation réelle, ni à aucune libération, ni à aucun autre changement que la couleur du drapeau qui flotte. De toute façon, pour nous, ces mobilisations ont une date de péremption. Après le « zénith » des premiers jours d’octobre vient maintenant la dégringolade, à mesure que le Govern baisse son pantalon. Nous ne dirons pas que la normalité reprend le dessus car la normalité n’a jamais cessé. L’ordre en vigueur n’a pas été brisé ; il en sort même renforcé. Voilà les véritables gagnants de tout ce show : l’État et les institutions. Peut-être que nous nous trompons, et qu’il y aura vraiment une escalade que nous ne pouvons prévoir. Mais si cela se produit, les anarchistes doivent descendre dans la rue avec leur discours propre, en force, et sans crainte d’attaquer et de montrer les dents face à quiconque se met en travers, en évitant de tomber dans le piège et d’être des marionnettes aux mains d’intérêts étatistes ou nationalistes, en évitant de faire le jeu d’un patriotisme répugnant, quand bien même il se prétendrait « rebelle » ou « anticapitaliste ». Tâchons d’apprendre de nos erreurs et des leçons que l’histoire lointaine et proche nous ont laissées, et soyons prudents quant aux amis que nous choisissons. L’issue la plus favorable de toute cette affaire serait que nous puissions faire déborder la situation et créer les tensions nécessaires pour faire passer le conflit à un autre niveau, non seulement contre l’État espagnol ou le gouvernement catalan, mais contre le monde qui crée et nécessite les États et les nations.
À bas tous les États, toutes les patries, toutes les nations !
Brisons la paix sociale !
Des anarchistes de Barcelone »
le 16 octobre 2017
[4] Convergència i Unió, coalition nationaliste catalane libérale et démocrate-chrétienne. Son implosion, en 2015, donna naissance, en 2016, par transformation d’une de ses composantes – Convergència demòcrata de Catalunya (CDC) – en Partit Demòcrata Europeu Català (PDECAT), à une coalition indépendantiste de gouvernement avec la Candidatura d’Unitat Popular (CUP), organisation se définissant comme de « gauche radicale, anticapitaliste et féministe ». Le centriste mais très indépendantiste Carles Puigdemont est investi par cette coalition président de la Généralité de Catalogne le 10 janvier 2016.– [NdÉ]
[5] Assemblée nationale catalane : association indépendantiste. – [NdÉ]], etc.
Chacun peut juger des demandes des manifestants, ainsi que de leurs actes. Les mêmes qui marquent leur refus et leur hostilité à l’encontre de la Garde civile ou de la police nationale vont offrir des fleurs aux Mossos [[Le corps des « Mossos d’escuadra » est la police catalane. – [NdÉ]
[6] Le Govern est le gouvernement de Catalogne, parfois appelé Conseil exécutif. Institution créée par le statut d’autonomie catalan, il est chargé de la direction de la politique et de l’administration locale de la Généralité, dont il détient le pouvoir exécutif. – [NdÉ]
Texte mis en ligne sur le site « À contretemps » à propos de la « question catalane » : http://acontretemps.org/spip.php?article644
Et sa version PDF.