Les grands témoins
de la « cruauté des anarchistes espagnols » :
Franz Borkenau et Simone Weil [1]
Un chapitre de l’ouvrage ¡ A Zaragoza o al charco ! – Aragon 1936-1938. vient d’être publié dans les Cahiers Simone Weil, tome XXXX-N° 2 de juin 2017.
Nous sommes très contents de ce compagnonnage qui s’est instauré au fil du temps [2] avec les rédacteurs des CSW.
Merci à Charles Jacquier dont nous reproduisons ci-dessous le texte de la présentation introductive à notre chapitre.
Les giménologues, 24 juillet 2017.
En 2016, les Giménologues – ainsi dénommés eux-mêmes par autodérision comme « spécialistes » des écrits d’Antoine Gimenez (Bruno Salvadori, dit), un anarchiste italien qui combattit en Espagne dans les rangs du Groupe international de la colonne Durruti où il côtoya Simone Weil – ont publié en même temps à l’occasion du 80e anniversaire de la révolution espagnole une nouvelle édition en deux volumes des mémoires de Gimenez, Les Fils de la nuit (Libertalia) et ¡ A Zaragoza o al charco ! – Aragon 1936-1938. Récits de protagonistes libertaires (L’Insomniaque), deux livres complémentaires d’une grande richesse documentaire.
L’édition originale du premier avait fait l’objet d’une recension dans les CSW (XXXII-4, décembre 2004, pp. 541-545), et la dernière a été également signalée dans la revue (CSW, XXXIX-3, septembre 2016, p. 299).
Afin d’évoquer leur second ouvrage, il a semblé opportun d’en donner ici même un extrait qui concerne, entre autres, Simone Weil. Ce court chapitre s’intitule : « Les grands témoins de la “cruauté des anarchistes espagnols” : Franz Borkenau et Simone Weil ». Il est suivi par l’épilogue de la dernière partie du livre qui traite de « quelques approches de la question de la violence révolutionnaire ».
Pourquoi cette expression sur la « cruauté des anarchistes espagnols » ? Il s’agit sans doute d’une évocation de la controverse suscitée en Italie au début des années 2000 par Pietro Adamo – un professeur longtemps collaborateur du périodique A rivista anarchica – dans un article de la revue MicroMega sur la responsabilité du dirigeant communiste italien Palmiro Togliatti dans l’assassinat de Camillo Berneri [3]. On y lisait que, à gauche, « aucun groupe ne dépassa les libertaires en matière de cruauté exercée à l’égard des populations civiles, qu’il s’agisse des communistes ou des prêtres et bourgeois exécrés ». Il s’attira une verte réponse de Claudio Venza dans Libertaria qui démontra que cette supposée « cruauté » ne devait rien aux travaux d’éminents historiens comme Ronald Fraser ou Burnett Bolloten, dont Adamo se réclamait indûment, mais à un petit essai d’un libertarien états-unien, Bryan Caplan, The Anarcho-Statists of Spain. An Historical, Economic, and Philosophical Analysis of Spanish Anarchism. Dans sa réponse, Adamo, nous dit Miguel Chueca, estimait que la violence de « certains anarchistes » venait d’une « vision du monde manichéenne et eschatologique » où l’on dénie leur individualité à des personnes considérées comme les simples représentants de forces du Mal à combattre par tous les moyens. Et Chueca de poursuivre : « Pour étayer sa thèse, [Adamo] recourt cette fois-ci au témoignage direct de Simone Weil – autrement crédible pour les lecteurs de Libertaria qu’un économiste américain disciple de F. von Hayek – relatant la cruauté avec laquelle certains miliciens de la colonne Durruti en usaient avec les prêtres (ou certains prêtres, en tout cas). »
Comme chacun sait, la référence à Simone Weil dans ce type de controverses vient de la découverte après-guerre de sa lettre à Georges Bernanos [4] , l’auteur de Les grands cimetières sous la lune. On sait moins que, récemment, le petit phalangiste évoqué par Simone Weil dans sa lettre a été identifié par les Giménologues eux-mêmes [5] . Au terme d’une enquête sur place, dans les archives et auprès des rares témoins de cette affaire, Ariel Camacho et Phil Casoar donnent une vision plus complexe des événements qui ont abouti à la mort de l’adolescent Lire Ariel Camacho et Phil Casoar, « le petit phalangiste », Revue XXI, n° 12, automne 2010. Il semblerait en effet que le jeune homme se soit engagé dans la phalange car il craignait pour la vie de son père, considéré comme trop modéré par les nationalistes de son village. Il semblerait aussi que Durruti ait voulu le préserver à cause de son jeune âge, mais qu’il fut exécuté en représailles par des « rouges » dont les familles avaient été décimées quelques jours auparavant par les nationalistes. Ce serait donc, nous disent Camacho et Casoar, « le mouvement pendulaire de la vendetta qui anime cette sombre histoire ».
Autant les pages, souvent sublimes, que Simone Weil consacra à la guerre et à la révolution espagnoles ne doivent pas servir de caution pour accabler la mémoire des vaincus, autant elles sont non seulement nécessaires, mais indispensables pour que, comme l’écrivit Albert Camus, « la violence révolutionnaire, inévitable, se sépare parfois de la hideuse bonne conscience où elle est désormais installée ».
Charles Jacquier.