SYNDICATS ET COMMUNES
Discussion avec Myrtille Gonzalbo autour du communisme libertaire et de l’anarcho-syndicalisme en Espagne. Première partie : Avant 1936.
Avant 1936, l’Espagne est le seul pays où l’anarchisme est resté une force politique majeure. Comment expliquer, dans ces conditions, les multiples appels à retourner au travail sans qu’il ne soit plus question de communisme libertaire, lancés par la CNT à Barcelone à la fin juillet 1936, alors même que la ville était libérée de l’emprise des militaires, et que l’État était à terre ? Et comment interpréter la participation de militants de la CNT et de la FAI au gouvernement à l’automne ?
Pour cela, il faut remonter à la formation de la CNT et du mouvement anarchiste espagnol, et se pencher sur les conflits de tendances qu’il a connus. Nous avons rencontré Myrtille Gonzalbo, du collectif « les Giménologues » – qui ont notamment publié Les Fils de la Nuit, à partir du beau récit d’Antoine Gimenez, un protagoniste de la guerre d’Espagne (réédité chez Libertalia en 2016), et A Zaragoza o al charco ! Aragon 1936-1938 (chez l’Insomniaque en 2016).
Elle nous livre ici son analyse qui nous rappelle que le débat sur les stratégies révolutionnaires avait, et a toujours, une importance cruciale.
Lundimatin : Repartons de la distinction ou de l’opposition entre le communisme libertaire et l’anarcho-syndicalisme. À quel moment situes-tu le passage de l’un à l’autre, et comment l’expliques-tu ?
Myrtille : Effectivement je ne suis pas convaincue par l’explication « officielle » avancée le 21 juillet 1936 pour justifier le renvoi du communisme libertaire aux calendes grecques : la nécessité de se rallier à un antifascisme de « circonstances. » Appréhender l’abandon des principes anarchistes, opéré par une partie de la militance de la CNT et de la FAI contre une autre à Barcelone cet été-là nous conduit à revisiter l’histoire même de ce projet, et à remonter bien avant la naissance de la CNT.
Je me suis d’ailleurs aventurée dans cette genèse dans un petit livre à paraître en librairie le 26 mai prochain : Les chemins du communisme libertaire. Ce premier volume revient sur les années 1868-1910.
Comme l’expose Kristin Ross dans son ouvrage L’imaginaire de la Commune, les rescapés de la Commune de Paris et bien d’autres ne baissent pas les bras après 1871. La situation est terrible, ils ont perdu plein de camarades, ils sont proscrits, mais ils pensent pouvoir tirer de cette expérience de quoi continuer à nourrir le processus révolutionnaire. En 1880, à la Chaux-de-Fonds, lors du congrès international de la Fédération jurassienne (devenue le porte-parole du socialisme anti-autoritaire depuis la scission de l’Internationale de 1872), Reclus, Kropotkine, Dumartheray, Malatesta, Cafiero réexaminent le collectivisme, la doctrine officielle de l’AIT, puis de l’Internationale antiautoritaire. Ils approuvent toujours la socialisation des moyens de production à opérer dès le premier jour de la révolution, mais divergent sur les conditions de la redistribution des biens produits. Pour les collectivistes, l’ouvrier sera propriétaire du « produit intégral de son travail », qu’il échangera contre son équivalent en biens de consommation, suivant le principe : « À chacun selon son travail. » Kropotkine et les autres estiment qu’en continuant à comptabiliser le temps de travail de chacun, et à attribuer une valeur aux biens de consommation – qui définira d’ailleurs cette valeur, et comment ? – on prend le risque de retomber dans les rapports sociaux capitalistes. Dès le premier jour de la révolution, il faudra au contraire procéder à la mise en commun totale et égalitaire des richesses entre tous les hommes, qu‘ils aient travaillé ou pas, et supprimer le salariat, la valeur d’échange et la propriété privée, sous toutes leurs formes.
LM : Et donc ils changent la formule ?
M. Tout à fait. On arrête de comptabiliser le temps de travail de chacun, les produits du travail de tous appartiennent à tous et sont répartis selon le principe : « À chacun selon ses besoins. » Ils se réapproprient le terme de communisme, et pour bien se distinguer des socialistes autoritaires, ils se nomment communistes anarchistes ; celui de communisme libertaire apparaît aussi dans ces années-là.
Toujours dans le sillage de l’expérience émancipatrice de la Commune de Paris se développe une nouvelle vision de la révolution, fondée sur l’autonomie communale et la libre fédération des communes. Kropotkine estime que pour les travailleurs, quelle que soit leur nation, « la commune libre sera dorénavant le moyen par lequel les idées du socialisme moderne pourraient se réaliser. » Il refuse d’appeler à un retour aux communes du Moyen-Âge, la commune moderne se définissant contre un tel isolement et contre le localisme [2] ; au contraire « elle cherche à s’étendre, à s’universaliser. À la place des privilèges communaux, elle a mis la solidarité humaine. » Il va d’ailleurs jusqu’à dissocier la notion de commune de toute dimension géographique ou territoriale.
LM : Et alors dans quel sens ils entendent le mot « commune » ?
M : Dans le sens où les communes indépendantes représentent à la fois le contexte et le contenu du processus révolutionnaire. L’individu reste premier : des individus s’associent et s’organisent librement depuis l’endroit où ils sont ; leur association se fédère avec d’autres dans la commune, dans le quartier ; suit un libre développement des communes qui se fédèrent dans la région, et ainsi de suite : les régions dans la nation, les nations dans l’humanité. La commune suppose la dissolution simultanée du Capital, de l’État et de la Nation – et donc de toute frontière – le démantèlement des grandes bureaucraties et du centralisme, y compris industriel.
Un des débats de fond dans le mouvement ouvrier apparaîtra lors du congrès de 1880, déjà cité, autour de la question : « La commune d’après la révolution sera-t-elle dirigée par une assemblée générale de tous ses habitants, ou par des délégués locaux des corps de métiers ? ». Quelles seront les attributions respectives de la commune et du syndicat ? – à l’époque il s’agissait de la « fédération des corps de métiers ».
LM : Et la commune, c’est quelque chose d’avant tout rural ?
M : Non, non, rural ou urbain.
LM : Est-ce qu’ils pensent la question rurale ?
M : Oui, justement c’est ça qui est très riche aussi dans cet héritage de la Commune de Paris. Il y a trois textes qui sont emblématiques de cette question-là.
D’abord « L’appel aux paysans » d’Andrée Léo et de Benoît Malon, diffusé par ballon le 3 mai 1871. Ils savent que Thiers envoie de jeunes paysans leur tirer dessus, abreuvés d’une propagande d’enfer qui décrit les communards comme des partageux qui vont tout piquer aux paysans. Léo et Malon ont compris la nécessité d’une contre-propagande sur ce point, et diffusent ce manifeste pour faire entendre la cause révolutionnaire aux paysans.
En 1876, François Dumartheray écrit et diffuse un libelle « Aux travailleurs manuels, partisans de l’action politique », un gros texte critiquant la politique, et dans lequel il s’adresse aussi aux paysans.
Enfin, persuadé que « l’association des travailleurs de la terre était peut-être, le plus grand développement du siècle », Élisée Reclus, publie en 1899 « À mon frère le paysan ». Il entend lutter contre l’ignorance des révolutionnaires citadins qui ne parlent guère entre eux des questions agricoles, et combattre la crainte et l’hostilité de la paysannerie. Il écrit que l’ouvrier citadin n’est rien d’autre que le paysan d’hier, et que si le paysan ne se révolte pas, il partagera le sort de ceux « qui vivent dans l’esclavage du salariat ».
Les communistes anarchistes ont une stratégie tout à fait consciente vis-à-vis du manque de considération des paysans et de leur travail. Ils pensent qu’il y a un déficit théorique et pratique là-dessus qu’il faut combler.
C’est donc au sein de l’AIT anti-autoritaire qu’émergent les idées centrales du communisme libertaire : mise en commun des moyens de production (y compris la terre), et répartition des richesses produites selon les besoins de chacun ; abolition de toute forme de salariat, de propriété, de valeur d’échange et d’État ; identité d’intérêt entre les travailleurs des villes et des champs ; l’individu constitue le point de départ, et c’est la liberté présidant à la formation des associations et communes qui produit la solidarité et l’égalité ; les communes indépendantes représentent à la fois le contexte et le contenu du processus révolutionnaire, fédéralisme, critique de la politique et de l’idée de nation.
Après 1880, la plupart des sections de l’AIT anti-autoritaire adoptent le communisme libertaire, sauf la section espagnole, la FRE (Fédération Régionale Espagnole), qui continuera de se réclamer du collectivisme anarchiste. Cela nourrira des années durant des polémiques assez importantes au sein du mouvement. S’y grefferont d’importants désaccords au sujet de la stratégie de la propagande par le fait, proposée et adoptée par les communistes anarchistes réunis en congrès international en 1881. Ainsi, dans les années 1881-1895 commencent à apparaître deux tendances de fond de l’anarchisme espagnol, qui parfois s’opposeront, parfois s’allieront et se combineront. En gros, celle des sections de métiers qui s’appuient sur les principes collectivistes, et sur une stratégie de type syndical (avant la lettre) ; et celle des groupes anarchistes en voie d’autonomisation par rapport à la FRE, se réclamant du communisme, de l’insurrectionalisme et de la propagande par le fait. Précisons que tous ces internationalistes se retrouvent dans des conditions de luttes très dures, qui les obligent souvent à passer à la clandestinité, ce qui aura des effets en retour sur les dites stratégies.
LM : Qui sont les collectivistes ?
M : Ce sont souvent des ouvriers qualifiés, des anciens artisans, surtout actifs en Catalogne et dans le Levant. Il faut rappeler qu’en Espagne le capitalisme s’implante très lentement. La bourgeoisie locale n’est pas très dynamique, et les vieilles classes possédantes ne veulent rien lâcher. L’industrialisation est concentrée en Catalogne, au Pays Basque et aux Asturies, et elle n’absorbe que petit à petit la main-d’œuvre misérable du sud. Le reste de l’Espagne est très rural et en Andalousie, autre grand fief de la FRE, les ouvriers journaliers vivent dans des conditions terribles d’exploitation sur les grands domaines d’agriculture et d’élevage extensifs, sans parler des sècheresses fréquentes en cette région.
Jusqu’en 1936, les Espagnols ne connaîtront que le premier stade du processus de subordination de la force de travail vivante à la logique d’accumulation du capital. À cette première étape du développement capitaliste, où l’innovation technique est peu poussée, les ouvriers détiennent toujours leur savoir-faire et disposent d’une certaine autonomie dans leur labeur. Encore fortement imprégnée de « mentalités » précapitalistes, une grande partie de la société espagnole est visiblement peu disposée à renoncer à un certain mode de vie – aussi misérable qu’il soit – pour un autre où le temps se réduit à engendrer de l’argent. C’est ce qui a fait la force de l’anarchisme dans ce pays : il s’est très bien combiné avec le fond anticlérical, antiétatique et anticapitaliste qui s’exprima dès les années 1830 dans une grande partie des classes populaires.
Les idées collectivistes ont été adoptées très vite par la FRE qui se constitue en 1870, et qui se solidarise avec Bakounine contre Marx. Paul Lafargue, le gendre de Marx, va en Espagne pour aider à créer un parti et un syndicat socialistes en 1888 (UGT-PSOE), mais le communisme autoritaire se développera très peu. En 1936, il y avait 15 000 membres du PC en Espagne…
Pour revenir aux polémiques internes, jusqu’en 1882, environ, tous les membres de la FRE sont collectivistes. Mais au sortir de la clandestinité où elle avait soutenu le principe des represalias contre les ennemis de classe, la FRE qui veut reprendre la lutte sur le plan légal expulse les fédérations, la plupart andalouses, qui contestent sa stratégie, et elle se dissocie de l’action directe qu’elles pratiquent, les abandonnant à une répression féroce. Alors les idées communistes anarchistes vont, petit à petit, être reprises par les ouvriers sans terre d’Andalousie, embauchés tous les jours (au mieux) et rejetés le soir sans savoir s’ils vont pouvoir retravailler le lendemain. Dans les villes andalouses, il y a un prolétariat qui s’organise, qui peut faire grève avec une certaine efficacité ; mais dans les campagnes, essayer de mener une grève, c’est très difficile, malgré la création de l’UTC (Unión de los Trabajadores del Campo), reliée à la FRE. Il y a tellement de gens qui crèvent la faim que les patrons trouvent toujours à embaucher des journaliers briseurs de grève sans le vouloir. Donc les ouvriers agissent à visage couvert, par le biais d’associations secrètes, attaquent le patronat là où cela fait mal : ses propriétés, ses récoltes, son bétail, ses bâtiments, quand n’explosent pas des émeutes de la faim (voir les travaux de Clara E. Lida).
« Les deux conceptions diffèrent complètement sur le plan philosophique, comme programme d’action, et sur les conséquences immédiates. […] La distribution selon les services ou selon les besoins serait une différence secondaire disent les Espagnols ; pour nous elle est une différence essentielle. La révolution sociale doit être communiste pour faire œuvre de régénération sociale ; si elle n’est que collectiviste, elle périra. […] Cela ne nous empêchera pas de cheminer fraternellement avec nos bons amis espagnols quand ils donneront l’assaut à la propriété individuelle et à l’autorité ». (Kropotkine, in Le révolté, août 1887)
Les débats contradictoires, parfois très durs, vont continuer se mener entre collectivistes et communistes anarchistes via leurs presses respectives. Ils seront relayés et commentés par le journal Le Révolté (publié à Genève) qui suit de très près les affaires d’Espagne, et soutient les prisonniers. Il appuie les positions des communistes anarchistes qui commencent à prendre de l’importance aussi en Catalogne, par le biais des premiers groupes d’affinité anarchistes qui se forment et agissent au niveau des quartiers. Ils critiquent le fétichisme de l’organisation de la FRE, et leur propagande se solidarise à fond avec les « agitations andalouses ». Ils vont aussi défendre un usage de la violence, et le fait de rendre coup pour coup aux possédants et à l’État, d’autant plus que toutes les actions à visage découvert (grèves, manifestations…) récoltent une répression terrible.
Le thème de l’abolition du salariat est repris systématiquement par les communistes anarchistes, alors qu’il n’est pas mis en avant par les collectivistes ; d’ailleurs on remarque que depuis 1865, il apparaît et disparaît dans les diverses motions des congrès du mouvement ouvrier révolutionnaire (marxiste comme anarchiste). Il serait intéressant de comprendre pourquoi. Le collectivisme finira par être abandonné au sud des Pyrénées, mais de manière discrète, et le communisme libertaire mettra encore bien du temps à être revendiqué par le mouvement libertaire organisé.
LM : Le communisme libertaire est adopté par la Confédération Nationale du Travail en 1919 ?
M : Oui. À sa naissance en 1910 la CNT – qui au départ devait s’appeler la CGT – en référence à la centrale française créée en 1895 – s’inscrit dans le syndicalisme révolutionnaire de son temps, et se prononce pour « la grève générale, le sabotage et le boycott comme moyens, et le syndicalisme comme fin de l’émancipation ouvrière ». Il n’y a pas que des anarchistes dans ses rangs. Lors de son IIe congrès en 1919, elle reconnaît le communisme libertaire comme but, sans que le principe soit très défini : « Quelle sera la meilleure orientation à se donner pour arriver au plus vite à l’abolition du salariat et à l’implantation du communisme libertaire ? ». Depuis la guerre de 1914-1918, à laquelle ce pays n’a pas participé, le développement industriel s’accélère, et après des grèves générales imposantes et victorieuses, la CNT voit le nombre de ses affiliés grimper en flèche (de quelques dizaines de milliers en 1915 à près de 800 000 en 1919)
LM : Le communisme libertaire c’est toujours un projet post-capitaliste ?
M : Voilà.
LM : C’est jamais quelque chose qui peut exister dans la société présente, qui peut se mettre en place immédiatement ?
M : Ah non. Ce qui a fait la force de la Confédération dans les années 1920 et 1930 c’est de combiner des formes traditionnelles de lutte, qui représentaient un grand potentiel d’énergie hors des lieux de travail, et des formes « modernes » comme la grève, tout en proclamant comme but le communisme libertaire. Elle approuva les coopératives de consommation et autres essais constructifs (ateliers communautaires, colonies agricoles), du moment qu’ils étaient imprégnés « d’esprit libertaire anticapitaliste. » Conjoncturellement, la CNT s’allia également aux anarchistes individualistes organisés en « groupes de défense » qui proposèrent leurs services pour répondre coup pour coup aux milices du patronat et à l’État.
Ici il faut reparler de l’activité des groupes d’affinité apparus dans les années 1880 : ils furent essentiels dans le mouvement libertaire. Ils rassemblaient en général 4 à 8 jeunes hommes et femmes unis par l’affinité d’idées, de caractère, par les positions individualistes et par un projet commun : la transformation sociale. Ils publiaient une feuille ou un journal, entretenaient maintes activités culturelles et d’auto-éducation dans une école rationaliste, ou un ateneo, dans un local propre ou dans celui de la CNT. Ils menaient aussi des actions de sabotage, d’expropriation, pour l’auto-financement, et pour soutenir grèves et prisonniers. On y trouvait aussi des naturistes, des espérantistes, des pacifistes, des coopérativistes. Certains groupes étaient éphémères, d’autres permanents, et beaucoup de leurs activités ne se laissèrent pas « attraper par l’histoire » (confidentialité particulière des militants à leur sujet). On en comptera plus de 3000 jusqu’en 1939. Selon certains militants de l’époque, ils incarnaient la pratique quotidienne de « vivre en anarchie », et menaient une propagande permanente pour l’avènement d’un communisme libertaire, jugé inéluctable. Autrement dit, sans ces groupes qui se déployaient surtout en ville, dans les quartiers, la CNT aurait eu du mal à se propager et à tenir le choc dans la clandestinité et face à la répression.
LM : Et alors à un moment donné un autre glissement se produit ? Parce qu’il y va y avoir d’un côté les communalistes et de l’autre les anarcho-syndicalistes ?
M : Effectivement plusieurs acceptions de la notion de communisme libertaire vont tantôt se combiner, tantôt se faire face, et certains des critères retenus reconduisent en partie ceux des deux tendances dont on a parlé pour la fin du XIXe siècle. Cela va apparaître de plus en plus nettement au cours des années trente, avec textes à l’appui diffusés dans la riche presse libertaire.
Lors de son IIIe congrès en 1931, la CNT se revendique toujours de l’action directe et du communisme libertaire, mais elle avance désormais que le syndicat d’industrie, complété par la Fédération nationale d’industrie, « représente le modèle indépassable d’organisation, tant comme outil de résistance face au capitalisme » que comme structure permettant de le supplanter dans la société post-révolutionnaire.
Pour ce courant anarcho-syndicaliste, faire la révolution revient à adapter l’anarchisme aux exigences du développement industriel, en lieu et place de la bourgeoisie considérée comme incapable. Je note que, sans explication, il n’est plus question d’abolition du salariat dans les synthèses des congrès de la CNT de 1931 et 1936. Et de fait, au fil du temps, la CNT se concentre sur les luttes urbaines et moins sur les luttes rurales.
Tandis que les communalistes (ou ruralistes), plutôt individualistes mais pas que, considèrent que le capitalisme et l’industrialisme sont consubstantiels, et qu’il revient à la commune, surtout rurale, et non au syndicat de prendre en charge la socialisation après l’abolition du salariat ; d’ailleurs le syndicat qui lui est lié doit aussi disparaître [3] . Il faut avant tout soutenir les luttes paysannes, et que la propagande se redéploie dans les pueblos frappés par l’exode de leur population.
Contrairement à Kropotkine ou à Reclus qui ne se référaient pas aux communes antérieures, les communalistes espagnols restent attachés aux rapports communautaires dans les villages où l’on trouve encore les traces d’une démocratie directe, de comportements d’entraide, de mutualisme. Ils disent : il y a un système capitaliste qui rend les conditions de travail et de vie dans les villes de plus en plus dures et pénibles. On ne peut pas partir de là. On veut se débarrasser de tout ça, et redémarrer à partir de la commune.
Les communalistes comme les anarchistes individualistes étaient partisans d’actions insurrectionnelles, ou de grèves générales, en ville ou dans les campagnes, avec proclamation immédiate du communisme libertaire. Cela rencontra l’aval d’une grande partie de la CNT après l’instauration de la république en avril 1931.
LM : Ça n’a pas marché ? Quelles ont été les tentatives... ?
M : De début 1932 à 1934, en fonction de ce qu’on appela « la gymnastique révolutionnaire », des soulèvements avec appels à des grèves générales et proclamation du communisme libertaire se produisirent en Aragon, en Catalogne et en Andalousie, impulsés notamment par le groupe Nosotros, avec Durruti et d’autres à la manœuvre. Mais elles se fracassèrent devant la sauvage répression du gouvernement (qui comprenait des ministres socialistes). Il y eut en 1931-1932 pas moins de 30 grèves générales et 3600 grèves partielles, ce qui entraîna 400 morts, 9000 détentions et 160 déportations. Certains secteurs de la CNT partisans des luttes syndicales classiques, et les représentants du syndicalisme « pur » critiquèrent ouvertement la stratégie qui se basait sur la théorie de la « spontanéité des masses », qu’il suffisait de stimuler en donnant l’exemple.
D’une certaine manière, la CNT absorbait tout, ce qui lui conférait une grande richesse et une force immense. Petit à petit elle devint l’Organisation, avec un grand O à laquelle tout le monde se référait, un syndicat révolutionnaire dont les militants les plus en vue payaient de leur personne et étaient extrêmement respectés. C’était une structure au fonctionnement horizontal, et même si les militants n’étaient pas d’accord sur tout, ils s’y affiliaient, et concevaient difficilement d’en sortir. C’est l’une des questions pointées après juillet 1936 : même ceux qui critiquaient très sévèrement la CNT pour son abandon de la stratégie révolutionnaire ne la quittaient pas. On peut aussi penser qu’ils estimaient représenter tout autant l’Organisation que les « comités directeurs » qui agissaient désormais autoritairement.
LM : Il y avait combien d’adhérents à la CNT dans les années 30 ?
M : 800 000 environ en 1931, dans les 400 000 en mai 1936, selon les sources. Globalement depuis 1919 son potentiel était d’un million, mais selon les périodes de clandestinité et de forte répression, les chiffres pouvaient tomber à 200 000, notamment en 1934. En 1935, 30 000 de ses militants étaient en prison, cela donne une idée. À cela il faut ajouter les membres de la famille de chaque affilié car dans les quartiers, c’est des familles entières parfois qui manifestaient, se bagarraient contre la police, pratiquaient les grèves de loyer, les pillages de magasins, les occupations de terre, ou les attaques de prisons comme en avril 1931… Après juillet 1936, on parle d’un million et demi d’affiliés, mais la syndicalisation devint obligatoire, donc les chiffres ne veulent plus dire grand-chose ; et beaucoup des nouveaux affiliés n’étaient pas forcément anarchistes...
LM : Et donc de 1919 à 1936, c’est quoi ? L’anarcho-syndicalisme qui se développe en opposition au projet communiste libertaire mais tout en restant lié ?
M : Disons que ça continue à progresser ensemble, mais de manière assez confuse : les polémiques continuent, dans la presse, les revues, dans les meetings et congrès, sans arrêt. De fait en 1933 le manque théorique se fait sentir et plusieurs petits ouvrages sont rédigés qui vont beaucoup circuler et être discutés. Ils permettent de discerner plus clairement les tendances. Et il apparaît que le concept de communisme libertaire ne recouvre pas la même chose selon qui en parle.
Isaac Puente publie sa fameuse brochure-programme : Le communisme libertaire, ses possibilités d’organisation en Espagne, qui sera adopté par la tendance la plus révolutionnaire de la CNT. Elle sera diffusée à 100 000 d’exemplaires en trois ans. Puente essaya d’harmoniser les deux grandes familles de la CNT. On retrouve centralement dans son écrit les thèmes des anciens communistes anarchistes.
Le communisme libertaire est l’organisation de la société sans État et sans propriété privée. Les axes organisationnels autour desquels la vie future se formera existent déjà dans la société actuelle, ce sont les syndicats et la commune libre. L’abolition du salariat et de la valeur d’échange sont rappelés ; la distribution des richesses est organisée par la collectivité, selon les besoins de chacun : « Les échanges de produits entre localités se font sans équivalence de valeur car ils sont tous équivalents en soi, quel que soit le travail qu’ils ont demandé ou l’utilité qu’ils représentent, la notion de valeur est étrangère à l’économie libertaire, il n’y a donc aucune raison de la mesurer avec de la monnaie. » Ça c’est fort : on ne peut ni ne doit quantifier l’effort humain, on n’a pas besoin de valeur d’échange. Les hommes produisent, partagent égalitairement, et voilà tout. Ce sont la commune et le syndicat qui organisent tout ça.
De leur côté, des militants comme Abad de Santillán ou Joan Peiró reprenaient et adaptaient en Espagne les théories de syndicalistes européens tels Pierre Besnard, auteur de Les syndicats ouvriers et la révolution sociale, ou Christian Cornelissen. En fonction « de la complexité des problèmes à résoudre », ce dernier concluait – dans un article de 1936 intitulé « Le communisme libertaire et le régime de transition » – qu’on ne pouvait proposer la suppression pure et simple de l’État : « La société communiste libertaire aura donc son gouvernement comme tout autre société. »
On ne peut éviter de rapprocher ce propos de celui de Peiró qui s’inquiétait en 1933, en cas de révolution sociale, du fait que « les masses [espagnoles] ne s’adaptent pas facilement aux nouvelles conditions ; victimes de la répression sous le capitalisme et manquant d’une conception claire des changements économiques et sociaux, elles peuvent créer un état de “libertinage” qui entraînerait de sérieux inconvénients pour l’organisation révolutionnaire ». On comprend qu’ici « libertinage » signifie plus qu’un relâchement des mœurs…
Dans un autre passage d’une série d’articles publiés en 1933 sous le titre « La révolution sociale et le communisme libertaire », Peiró utilisait le terme de « commune », mais au sens d’un organisme chargé d’intervenir dans l’offre et la demande de produits à consommer. Dans les transactions commerciales entre les communes, l’argent perdra la signification qu’il avait dans la société capitaliste : il ne sera plus qu’un « signe de change ». Mais en même temps, Peiró entérine la différence de valeur entre les biens produits sans fournir d’explication. Il évoque seulement le « facteur travail comme moyen de mesurer la production ». Et il renvoie à Marx, « le plus fameux des grands économistes », pour clarifier la question.
Quant à Santillán, ancien communaliste, qui rédigea maints textes de 1934 à 1936 dont son Organisme économique de la révolution, il écrivait en 1965 : « Je voulais montrer une voie pratique de réalisation immédiate, et non un utopisme paradisiaque […]. Je voulais contribuer à dépasser l’infantilisme du communisme libertaire basé sur les prétendues communes libres et indépendantes, propagée par Kropotkine et autres, présentées comme étant plus parfaites que les perspectives dérivées du collectivisme de Bakounine ou du mutuellisme de Proudhon. J’estime en effet celles-ci plus proches de la vraie nature humaine, car l’homme est généreux, plein d’abnégation, mais il est également égoïste. »
On voit là que ces auteurs renouaient avec les positions des collectivistes des années 1880.
Quant au futur secrétaire national de la CNT, Horacio Martínez Prieto, il écrivait en 1933 qu’en cas de situation pré-révolutionnaire, les travailleurs devront attendre les consignes syndicales.
Il est indéniable que de 1919 à 1936 on voit nettement progresser le rôle attribué au syndicat d’industrie dans le projet communisme libertaire, et que celui de la commune est relégué à peu de chose, notamment selon les « trentistes » ou syndicalistes purs, pour qui elle avait une fonction très limitée de distribution et de répartition.
LM : Peux-tu préciser la différence que tu fais entre le syndicalisme pur et la commune ?
M Dans les années trente, le clivage entre les deux tendances qui s’y réfèrent recouvre implicitement deux façons de repousser le capitalisme :
– l’une centrée sur le terrain de la vie quotidienne (le quartier, la commune, urbaine et rurale, l’association par groupes d’affinités etc.), qui concernait tout le monde, les travailleurs ou les chômeurs, leurs familles, les hommes les femmes et les enfants, les anciens.
– l’autre presque exclusivement depuis le lieu de travail, en tant que producteur, dans le cadre des luttes syndicales, et quasiment toujours en milieu industriel et urbain.
Les trentistes », expulsés de la CNT en 1933 et réintégrés en mai 1936, incarnèrent la position dite du « syndicalisme pur » : ils voulaient dégager la CNT de l’influence des groupes anarchistes et publièrent en août 1931 le Manifeste des trente, au moment où l’interminable guerre de rue des ouvriers et chômeurs radicalisait la CNT catalane. Ces militants modérés (comme Peirò ou Pestaña) prônaient une sorte d’armistice avec les autorités pour que l’action syndicale puisse se développer, et ils critiquaient la violence des groupes comme le recours aux actions illégales. Chris Ealham fait remarquer que le chômage massif avait exercé une pression sur le code moral des syndicalistes : pour lutter contre le chômage, certains militants trentistes voulurent limiter le travail des femmes et contrôler les immigrés déjà criminalisés par la presse, et ils jugèrent que les actions offensives menées hors de l’usine par les chômeurs étaient « indignes des travailleurs ». Ealham conclut que la conception anarcho-syndicaliste de la dignité prolétaire était devenue une version radicale de la conception bourgeoise du « bon ouvrier » qui vit exclusivement de son travail.
Selon moi, on peut suivre un certain infléchissement de l’anticapitalisme à l’oeuvre chez les anarcho-syndicalistes. Ainsi selon Santillán (1936) :
« Il n’est pas nécessaire de détruire l’organisation technique existante de la société capitaliste, nous devons nous en servir. La révolution doit mettre un terme à la propriété privée des usines mais, si les usines doivent exister, et à notre avis elles le doivent, il est nécessaire de savoir comment elles marchent. Le fait qu’elles deviennent propriété collective ne change pas l’essence de la production ou la méthode de production. C’est la distribution des produits qui changera et deviendra plus équitable. »
Ici, il n’est donc uniquement question de changer le mode de circulation des marchandises…
Et c’est son programme qui va être appliqué après le 21 juillet 1936.
Tout ce préambule peut nous aider à comprendre pourquoi, lors du fameux congrès de la CNT en mai 1936 à Saragosse, qui adopta, de manière retentissante, la motion sur le communisme libertaire – dont nous revisiterons les diverses moutures qui furent proposées – il fut rappelé que « deux manières d’interpréter le sens de la vie et les formes de l’économie post-révolutionnaire » s’agitaient au cœur même de la Confédération, et qu’il s’agissait de « rechercher la formule qui recueille la pensée des deux courants ».
À suivre : Le coup d’État de 1936 et pourquoi la CNT n’a pas proclamé le communisme libertaire ici (Barcelone) et maintenant (juillet 1936).