« Pour gagner la guerre Faire la révolution »
(in Rastrosderostros.wordpress.com)
Nous avons un rapport d’échanges, d’amitié et d’estime avec François qui s’intéresse à la giménologie depuis avant même la parution de la première édition de 2006. Autant dire qu’il était bien placé pour introduire la suivante, et combien nous avons apprécié le geste.
Pour ceux et celles qui ne le connaissent pas encore :
Ses thèmes de recherche
Histoire de l’Espagne, XIXe-XXe, histoire de l’Amérique latine contemporaine, spécialement Cuba et Argentine. Histoire de l’ordre public et de la construction de l’Etat, figures de l’ordre et du désordre XVIIIe-XIXe.
DERNIÈRES PUBLICATIONS :
OUVRAGES
No callaron. Las voces de los presos antifascistas en las carceles republicanas, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012.
François Godicheau et Pablo Sanchez Leon (dir.), Palabras que atan. Metaforas y conceptos del vinculo social en la historia moderna y contemporanea, Madrid/Mexico, Fondo de Cultura Economica, 2015.
François Godicheau (ed.), Democracia inocua. Lo que el postfranquismo ha hecho de nosotros, Madrid, Contratiempohistoria ediciones, 2014.
ARTICLES
« Entre histoire sociale des conflits et histoire des concepts : protestation et ordre public en Espagne dans le dernier tiers du XIXe siècle », Les Cahiers de Framespa, 12 | 2013
« Rendre étrange le passé récent : la discipline historique dans la tourmente mémorielle espagnole », Essais, n°4, 2013, p. 129-145.
« La Guardia Civil en Cuba, del control del territorio a la guerra permanente (1851- 1898) », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2014.
"La guerre civile espagnole, enjeux historiographiques et patrimoine politique", Vingtième Siècle, 2015/3, n°127.
« La Garde Civile en Outre-mer : une gendarmerie coloniale ? », en Arnaud Houte y Jean Noël Luc (dir.), Gendarmeries dans le monde, 19e-20e siècles, Paris, PUPS, 2015.
« Vinculo social y metaforas sobre la peligrosidad en la España del siglo XIX » François Godicheau et Pablo Sanchez Leon (dir.), Palabras que atan. Metaforas y conceptos del vinculo social en la historia moderna y contemporanea, Madrid/Mexico, Fondo de Cultura Economica, 2015, p. 211-244.
Liste rédigée par Francois Godicheau
Et il y en a bien plus, que l’on peut trouver ici : http://iutfigeac.academia.edu/Fran%...
et là : https://www.cairn.info/publications...
Nous ajoutons ce dernier :
« La fin des légendes » In Revue L’Histoire, n° 427/ septembre 2016, que l’on trouvera ici : article 695
Nous rappelons les incontournables :
LA GUERRE D’Espagne République et révolution en Catalogne (1936-1939)
François GODICHEAU (Odile Jacob, Paris, 460 p., 2004) :
article 192
« La domestication de la révolution : du viol des principes doctrinaux à la patrimonialisation de l’identité anarchiste en passant par l’intégration. »
Article de François GODICHEAU dans REGARDS N°9. Première et deuxième parties : article 345
article 346
Les Giménologues, 25 décembre 2012
Ceci n’est pas un livre sur la guerre d’Espagne. C’est pourtant l’un des meilleurs livres à lire quand on s’intéresse à ce conflit. Sa démarche s’inscrit dans le refus de la légende, dans le refus de croire et de faire croire, dans l’aversion pour le confort du mythe. Cela a déjà été écrit : « Aucun événement historique ayant les années 1930 pour toile de fond ne suscita autant de mensonges que la guerre d’Espagne [1] . » Le nom même de cet événement contient une part de mensonge : en juillet 1936, une tentative de coup d’État militaire, initiative visant à un vaste et radical « rétablissement de l’ordre », pour reprendre le langage traditionnel de l’armée espagnole, précipite l’écroulement de l’État et le début d’une révolution sociale et politique de grande profondeur. Ce n’est qu’au bout de quelques semaines et de quelques mois que s’installe la guerre et au bout d’un an qu’elle finit de dévorer la révolution. Une guerre dont la date de déclenchement n’existe pas, dont la conclusion n’est pas non plus datée, tant les mois et les années qui suivent le 1er avril 1939 relèvent encore de la guerre. Parmi les multiples dimensions du conflit, c’est celle qu’on peut reconnaître sous la double étiquette de guerre sociale et de révolution / contre-révolution dont il est question ici. Ce livre offre des clefs pour comprendre, mieux que beaucoup d’autres, non parce qu’il opposerait aux multiples contre-vérités, faux-semblants, calomnies et légendes un bouclier vierge de toute tache, mais parce qu’il nous assoit à une table pour y écouter un homme, Gimenez, puis une foule d’autres, et qu’il pose sur la table des faits et des témoignages : ils sont là, comme des invitations têtues à une discussion sans masques.
Pourtant, me dira-t-on, il y a bien là un masque : qui sont ces Giménologues ? Pourquoi pas de noms ? Pas seulement par modestie, surtout pas par refus d’avoir un point de vue, mais simplement par générosité envers le caractère collectif de leur démarche au point de départ – ils vous l’expliqueront dans leur préface – et par conviction que l’important, c’est la discussion qu’ils peuvent ouvrir, une discussion ouverte, dans laquelle ce n’est pas parce qu’ils ont une opinion, des convictions, un parti pris, qu’ils ne sont pas capables d’en changer. C’est même exactement le contraire. De la même manière qu’ils répugnent à se cacher derrière des mots en –isme, ils ne se cacheront pas derrière un petit doigt appelé « objectivité historique ». Il ne s’agit pas d’un essai ou d’un récit organisé de bout en bout autour d’une thèse qui prétendrait simplement nous instruire de la manière dont tout cela s’est passé. Dans la quasi totalité des livres d’histoire, l’auteur est un maître d’œuvre très prévoyant qui nous promène dans un édifice doté de tout le confort moderne, mais où nous ne sommes que des touristes. Impossible de s’asseoir dans un de ces fauteuils, de discuter avec les habitants de la maison ou de changer le cours de la visite : le récit nous amène d’un point A à un point Z. C’est agréable ; nous sommes pris en charge. À la fin, nous avons appris beaucoup ou peu, c’est selon ; nous sommes plus ou moins convaincus ; mais il manque quelque chose. Il est difficile de discuter avec un tel livre, ou alors il faut être soi-même historien et écrire un compte rendu critique, un article, un autre livre.
Au contraire, la forme de ce livre est ouverte, organisée finalement pour permettre la discussion : on trouve d’abord les souvenirs d’une personne, Antoine Gimenez, alias de Bruno Salvadori, souvenirs édités après avoir fait l’objet, de la main des mêmes Giménologues, nés à cette occasion, d’un feuilleton radiophonique. Ensuite, des notes sur ces souvenirs les déploient dans le temps de l’époque, convoquant d’autres personnes, des questions politiques précises, difficiles, des événements. Analyses historiques et textes divers, lettres, mémoires, extraits d’archives policières, de journaux, etc., se mêlent et multiplient les points de vue, projetant autour des souvenirs de Gimenez leur environnement de problèmes et de drames, restituant la contingence de ces moments, avec les noms et prénoms des multiples figures dans lesquelles elle s’incarne. Une troisième section, celle des notices biographiques, approfondit des portraits et permet de revenir sur certaines problématiques. On peut lire ce livre d’une traite ou aller et venir entre souvenirs et notes, et refaire un parcours, à l’invitation de la postface, laquelle a une grande importance car elle est un texte politique qui organise la discussion.
L’ensemble du livre, en effet, fournit des matériaux pour une discussion ; il est même, à certains égards, avec ses multiples voix, organisé comme une vaste discussion. Mais attention : ce n’est pas un forum où toutes les opinions se valent et où l’on se gargarise d’un esprit général participatif. C’est une contribution à un débat dans lequel malheureusement les ego se confondent souvent avec les opinions. Les auteurs ont des convictions, et c’est bien parce qu’elles sont solides et ouvertes qu’ils peuvent en discuter vraiment, loin des faux-semblants de l’objectivisme où la prétention à la neutralité fait passer les convictions de l’auteur pour les « enseignements du passé ». Dans nombre de livres, à l’abri derrière des catégories sur lesquelles aucune réflexivité n’est exercée, c’est l’Histoire qui est censée parler et donner des leçons. Ce vieux mythe de l’Histoire maîtresse de vie a la peau dure, qu’elle soit couverte des oripeaux et des couleurs de tel ou tel drapeau, national ou idéologique. Ici, dans ce livre, pas de leçons mais une discussion ouverte, des expériences et des convictions, des gens.
Il y a ici beaucoup de choses qui manquent souvent à l’écriture de l’histoire telle que nous autres l’immense majorité des historiens professionnels la pratiquons, et en premier lieu la chair. Rares sont les livres sur l’histoire du XXe siècle qui parviennent à associer l’analyse rigoureuse depuis le présent, l’interprétation consciente d’elle-même, aux voix qui témoignent pour le passé et qui permettent d’incarner cette histoire, de donner à voir, à sentir et à comprendre véritablement. Le grand ouvrage de Saul Friedländer sur l’holocauste – L’Allemagne nazie et les Juifs – est sans doute le modèle de réussite de ce point de vue. Sur le conflit espagnol des années trente, il n’est pas d’équivalent. Si pendant des décennies, les narrations de la guerre ont ignoré les voix individuelles des acteurs qui n’étaient pas des dirigeants politiques – à une ou deux exceptions près –, ces dernières années sont marquées, en Espagne du moins, par la multiplication des publications de mémoires et de témoignages. Pourtant, une myriade de voix peut aussi bien donner une cacophonie qu’un concert : le problème reste toujours celui d’articuler les histoires particulières à l’analyse des questions collectives. Le présent livre le fait et il le fait très bien.
Il est une dimension importante qu’il faut souligner : en plus de sa réussite indéniable auprès des lecteurs, ce livre constitue une invitation pour les historiens qui travaillent sur ce conflit à aborder leur écriture autrement. Son caractère ouvert tient sans doute à l’histoire de sa composition, au feuilleton, au blog, et à ce qui a entouré sa diffusion, ces multiples présentations où les auteurs sont allés discuter avec lecteurs et futurs lecteurs. Tout cela témoigne d’un esprit, un esprit collectif et un esprit libre. Les auteurs le disaient déjà dans l’avertissement à la première édition : « Nous avons écrit ce livre comme il nous plaisait d’imaginer le lire. » Ils nous proposent un livre et en même temps un jeu, un jeu de marelle sérieux dans les diverses dimensions de ce passé, entre ce passé et notre présent.
Le lecteur les accompagne dans leur enquête, dans les labyrinthes du temps. Rappelons-le : le passé est cette réalité qui n’existe plus, qui est perdue à jamais, et dont les traces, pourtant si nombreuses parfois, sont ténues en comparaison de la richesse de la réalité d’alors, ces millions de couleurs, d’actes, de paroles, de consciences. Dans cette nuit, les Giménologues nous proposent de pénétrer comme dans d’étroits couloirs faiblement éclairés, tapissés de textes, de paroles recueillies, de photos jaunies, comme dans les catacombes de Paris ou dans les boyaux d’une grotte préhistorique ; ils nous racontent une histoire, nous signalent un obstacle, une bosse qui donne son volume à une représentation. Ils ont creusé ces galeries et ils nous en font cadeau, et nous comprenons assez vite qu’il ne s’agit pas là d’un loisir culturel, d’une promenade sans autre enjeu que celui de nous cultiver. Non. Les hommes et les femmes que nous rencontrons, les questions cruciales qui les ont fait vivre et mourir dans ces circonstances si extraordinaires, nous apparaissent avec une force que n’égale que celle des meilleures fictions. Et pourtant : là, nulle fiction. Ce sont nos aïeux ou ceux de nos voisins, et leurs souvenirs, et les questions qu’ils ont affrontées vivent en nous.
Ici nous ne sommes pas passifs, auditoire reposé d’une conférence ex-cathedra devant lequel l’historien déroulerait ses résultats. Nous les suivons dans leur enquête, nous rencontrons avec eux ces personnes d’hier et d’aujourd’hui. Nous faisons avec eux, en quelque sorte, l’expérience de ce cheminement vers le passé. C’est sans doute ce que depuis une quinzaine d’années une bonne partie du public des lecteurs intéressés par l’histoire demande. Le succès de certains livres comme Soldats de Salamine, de Cercas, ou L’encre et le sang, de Martínez de Pisón, est l’illustration de ce phénomène. Mais ici, on ne mettra pas sur le même plan les hommes de l’Antiquité et ceux du XXe siècle, on ne lira pas des fadaises du genre : « De tout temps les hommes… » Même si les acteurs individuels de cette histoire sont éclairés, même si le visage buriné des combattants apparaît dans toute sa matérialité, le réalisme produit par l’approche multiple du livre ne nous les rend pas forcément ou pas seulement familiers. Ils conservent leur part d’étrangeté et celle-ci est essentielle. Il s’agit d’un temps différent ; ces années trente ne sont plus les nôtres ; la façon de voir les choses de leurs habitants ne nous est pas naturelle. En entrant dans le tableau dans lequel ils sont peints, nous nous dépaysons. Nous entrons, en particulier, dans « ce monde protéiforme et, selon nous, d’une infinie richesse, de la militancia anarchiste ». En retour, comme revenant d’un séjour à l’étranger, nous apprécions une saine distance avec notre présent et les questions politiques et sociales qui se posent à nous, avec notre propre façon de voir les choses, qui relève, pour une grande part, d’un conditionnement.
Ce livre n’est pas « fini ». Non pas que les auteurs n’aient pas apporté le meilleur soin à sa confection, bien au contraire ! La rigueur et la précision sont ici des maîtres mots. Non, il n’est pas fini, et ce pour plusieurs raisons : d’abord parce que la possibilité, grâce aux contacts divers, aux pistes ouvertes et aux sondes lancées, de recevoir de nouvelles informations importantes, se conjugue avec la discrète folie qui abrite ces pages pour pousser les auteurs à nous offrir de nouvelles précisions, de nouvelles notes, de nouvelles pépites. Ce livre a les qualités d’un work-in-progress, sans en avoir les défauts. Ceci est la deuxième édition ; on pourrait en imaginer une suivante, si les auteurs – ce que je ne leur souhaite pas – ne parviennent pas à se libérer de Gimenez et à se lancer dans d’autres grands projets. Cela ne signifie pas qu’ils passent leur temps uniquement à faire évoluer ce livre : leur blog ainsi que d’autres publications papier en sont les témoins. Entre les éditions, ils s’enrichissent, condition sine qua non pour enrichir le livre.
La deuxième raison pour laquelle ce livre n’est pas fini est qu’il invite le lecteur à rejoindre les auteurs dans leur jeu, non plus seulement comme passager, mais comme acteur à part entière. Les arcanes qu’ils entrouvrent sur le fonctionnement de l’organisation anarcho-syndicaliste espagnole dans les années trente sont une invitation à poursuivre leurs explorations ; les personnes et les personnages qui reprennent vie dans leurs pages en appellent d’autres, tous ceux-là qu’on aperçoit encore au fond de souvenirs familiaux ou lors de l’ouverture de fosses communes en Espagne. Bien d’autres enquêtes sont possibles, bien d’autres discussions. Possibles et nécessaires.
François Godicheau