En cette année de commémoration des quatre-vingts ans de la révolution espagnole, les éditions Libertalia rééditent un témoignage hors du commun sur cette période, celui d’Antoine Gimenez, pseudonyme de Bruno Salvadori, alors jeune révolté italien exilé en Espagne pour échapper aux foudres de la justice de son pays, devenu milicien anarchiste dès le déclenchement de la révolution en juillet 1936.
S’il évoque bien sûr le quotidien de son engagement au sein du groupe international de la colonne Durruti – actif bien avant les staliniennes Brigades internationales –, les combats contre les fascistes dans les tranchées d’Aragon et les impressionnantes avancées sociales mises en places par les comités locaux à dominante anarcho-syndicaliste (collectivisation des terres, alphabétisation et éducation populaire, etc.), la particularité de ces Souvenirs de la Guerre d’Espagne tient en ce qu’il ne se contente pas de cela. Loin d’opérer un tri rétrospectif dans ses souvenirs pour n’en garder que ce qui cadrerait avec la glorieuse geste anarchiste, il raconte également les pillages et incendies, les dissensions internes et désaccords politiques, et surtout ses nombreuses rencontres amoureuses et érotiques, dont on sent bien, malgré une écriture parfois maladroite, qu’elles constituent sûrement ce qu’il a pu vivre de plus intense dans cette période pourtant peu avare en émotions fortes. Cet aspect très incarné du récit, passant sans le moindre scrupule de l’intime au politique, explique par ailleurs paradoxalement qu’il ait fallu attendre 2006 pour voir imprimé un texte rédigé dans les années 70, les premiers éditeurs pressentis ayant alors refusé de publier le livre si les passages sexuellement explicites n’en étaient pas retranchés, ce qui était hors de question pour l’auteur. La pudibonderie ne se trouve pas toujours là où on l’attend…
Si le témoignage d’Antoine Gimenez est donc un document exceptionnel, la démarche historique qui l’a porté au jour et les prolongements qu’il a suscités le sont plus encore. Son récit est en effet suivi d’un second volume de plus de 700 pages (!) d’appareil critique, rédigé par un collectif de chercheuses&eurs baptisé avec à-propos « les Giménologues », qui éclaire chacun des aspects du récit en déroulant ses fils dans toutes les directions, faisant dialoguer témoignage à la première personne et écriture collective de l’histoire d’une manière particulièrement stimulante, et plutôt éloignée de l’histoire académique, de ses chasses gardées intellectuelles et de ses logiques de petits propriétaires.
Gabriel Sidler
Antoine Gimenez, Les Giménologues, Les fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne, Paris, Libertalia, 2016.
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