Nous saluons l’initiative de ce collectif toulousain qui publie pour la première fois en France des éléments du passionnant ouvrage de l’historien anglais Chris Ealham : « La lucha por Barcelona. Clase cultura y conflicto 1898-1937, Alianza, Madrid, 2005 [1], dans lequel nous avons beaucoup puisé pour nos recherches.
Espérons que cela se prolongera avec la traduction de l’entièreté des travaux de Chris autour de cette remarquable « lutte pour Barcelone ».
Nous avons d’ailleurs une petite préférence pour le titre de la version espagnole qui rend bien compte de l’antagonisme social qui se manifestait « dans les actes et les pensées et aussi dans les usages de l’espace urbain [2] » des prolétaires barcelonais. Il souligne davantage l’audace de ces derniers qui résistèrent au processus capitaliste de réduction des hommes à leur force de travail, non seulement dans l’atelier ou l’usine, mais aussi dans leurs quartiers. Au XIXe siècle et au début du XXe, en Espagne, comme dans le reste des pays en voie d’industrialisation, la peur des élites se focalisait avant tout sur le comportement des « classes laborieuses et dangereuses » hors du lieu de travail, et principalement dans la rue.
Or à partir des années 1830, dans le premier quartier ouvrier de Barcelone – le Raval – une véritable contre-culture populaire de rue se constitua, violemment anticléricale, antimilitariste, antipolitique et surtout, non misérabiliste. Au cours des décennies suivantes, une rencontre fusionnelle s’opéra entre ce prolétariat au sens large et la myriade des groupes anarchistes, puis avec l’anarcho-syndicalisme. Les activistes de Solidaridad Obrera puis de la CNT – organisation décentralisée, sans permanent et apolitique – vont s’imbriquer intimement dans les réseaux de barriadas et dans les pratiques spontanées des habitants résistant dans leur vie concrète. Au début du XXe siècle, ces dernières se systématisèrent, combinant action directe et action syndicale. En même temps, les Ateneos offraient une multiplicité d’activités non commerciales pour animer le « temps libre » – alphabétisation, lectures, théâtre, musique, excusions, naturisme, écoles rationalistes, etc. – toutes orientées vers la critique sociale. Et cela à une époque où en d’autres endroits d’Europe les formes de culture de masse commençaient à se développer, notamment à travers le sport.
Et tout cela nourrira la dynamique qui déboucha sur l’expérience révolutionnaire de l’été 1936.
« Je voulais […] comprendre comment les anarchistes attiraient non seulement les travailleurs traditionnels de l’industrie mais aussi des groupes plus marginaux comme les vendeurs à la sauvette et les chômeurs. C’est la diversité sociale de ses membres qui forçait le mouvement à préconiser un éventail de formes de protestation aussi large, allant de la grève à des manifestations et des actions directes agressives, invariablement illégales, en passant par des grèves de loyers, des émeutes urbaines, des périodes frénétiques de vols à l’étalage collectifs, des actes violents contre la police et des vols à main armée [3] . Assez souvent, ces actions de protestation appartenaient à la rue plutôt à qu’à des organisations spécifiques. [4] »
Dans ce dense petit ouvrage, Ealham décrit deux moments de la lutte acharnée pour Barcelone dans deux textes qui se succèdent : le premier s’intitule « Géographie imaginaire. Idéologie, espace urbain et contestation dans la création du Barrio Chino de Barcelone. 1835-1936 [5]. »
Le second, « Le mythe de la foule enragée. Classe, culture et espace dans le projet urbanistique révolutionnaire à Barcelone, 1936-1937 », est la traduction d’un article [6] tiré du livre : The Splintering of Spain : Cultural History and the Spanish Civil War, de Chris Ealham et Michael Richards (Cambridge 2005, réédition 2011).
Nous présentons et commentons aujourd’hui le premier document.
Les photos du Raval (prises en 1932-1934) sont de Margaret Michaelis : http://lavaix2003.blogspot.fr/2015/03/los-alemanes-y-la-calle-mediodia.html
Géographie imaginaire. Idéologie, espace urbain et contestation dans la création du Barrio Chino de Barcelone. 1835-1936.
1. La communauté ouvrière du Raval, un « berceau pour les révolutionnaires », ou les limites de l’utopie bourgeoise urbaine.
À partir du XIXe siècle, la Catalogne fut « l’usine de l’Espagne », et Barcelone son centre industriel. Ealham rappelle que dans cette capitale, « les décennies qui suivirent les années 1830 furent caractérisées par une expansion vertigineuse de l’espace industriel urbain », et qu’il se concentra au début dans le quartier du vieux centre, le Raval. Dans les mêmes années, ce barrio devint « le lieu de naissance de la classe ouvrière locale et du mouvement ouvrier » :
« Le Raval n’était pas seulement la capitale du mouvement ouvrier local, mais celle du mouvement ouvrier de toute l’Espagne : le quartier avait accueilli le tout premier congrès national des travailleurs en 1870, et les premiers syndicats espagnols y avaient été fondés ; l’Union générale des travailleurs (UGT) des socialistes, par exemple, y fut créée en 1888. Après que la direction socialiste de l’UGT basée à Madrid eut déménagé le siège du syndicat dans sa ville en 1899, le Raval devint le bastion du mouvement populaire anarcho-syndicaliste de Barcelone, mouvement qui établit dans la zone un réseau de locaux syndicaux et de centres sociaux et culturels. […] Par ailleurs, le Raval abritait une myriade de coopératives, de mutuelles d’entraide, de centres d’éducation pour les ouvriers, de maisons d’édition et de journaux radicaux. » (Ealham, 2014, pp. 35)
Cooperativa Salvación Fraternal
Inévitablement ce quartier – qui cultivait « une identité riche, locale, imperméable à la culture bourgeoise » – fut le théâtre de conflits violents entre les travailleurs et le capital :
« Les traditions locales de contestation par l’action directe, d’émeutes et de construction de barricades remontaient aux années 1830. Pendant l’émeute de la Bonaplata en 1835, des ouvriers détruisirent les nouvelles technologies qu’ils considéraient comme une menace pour la sécurité de leurs emplois. L’Église et ses biens furent aussi attaqués et la protestation sociale s’accompagna souvent d’un élan anticlérical. La contestation par l’action directe était profondément ancrée dans la mémoire collective des ouvriers locaux et l’insurrection urbaine perdura au XXe siècle. En 1902, l’épicentre de la première grève générale d’Espagne se situait dans le Raval : des barricades furent dressées, et l’on réquisitionna par la force de la nourriture dans des boulangeries et des marchés, ce qui n’était pas sans rappeler les émeutes de la faim du XIXe siècle. Cette grève, comme beaucoup d’autres conflits, tirait sa force des solidarités du quartier et de sa culture combative : des foules d’hommes, de femmes et d’enfants descendirent dans les rues pour défendre leur quartier contre des entités extérieures, comme la police. Quand les forces de sécurité tentèrent de pénétrer dans la zone, elles subirent des attaques répétées dans les rues et reçurent des pluies de projectiles lancés depuis les fenêtres et les toits des immeubles. La contestation prit fin après une répression militaire et plusieurs morts. Le Raval se souleva à nouveau en 1909. Les protestations contre la mobilisation pour la guerre du Rif conduisirent à une insurrection urbaine généralisée : des barricades furent dressées, des combats de rues éclatèrent, et de nombreuses églises furent incendiées à travers tout Barcelone. » (Ealham, 2014, p. 36)
Un cinquième du prolétariat barcelonais vivait dans ce quartier, qui devint rapidement le plus densément peuplé de la ville [7]. Il fut progressivement abandonné par les classes moyennes et supérieures, notamment après la révolte populaire de 1909. Depuis leur nouveau lieu de résidence de l’Eixample [voir infra note12], ces dernières observaient avec une inquiétude croissante les masses rebelles qui avaient été « les maîtres de la ville pendant huit jours ».
Dans son livre sur l’insurrection de 1909, Un verano con mil julios y otras estaciones, Pere López [8] décrit précisément le processus de développement de la ville capitaliste. Il montre comment la vision utopique d’une ville unifiée et pacifiée des élites se fracassa sur l’entêtement d’une communauté de prolétaires qui se comportaient comme si la ville était aussi à eux.
On comprend ainsi pourquoi, pendant près d’un siècle, le contrôle de l’espace devint un point stratégique pour les protagonistes d’une guerre totale au cœur de la relation capital-travail.
La « dualité de la ville moderne » à Barcelone
« [Au début du XXe siècle] les modes de vie des classes subalternes n’étaient toujours pas véritablement intégrées dans l’ordre capitaliste [9]. De ce fait, l’antagonisme ne s’exprimait pas de manière dispersée dans des conflits autonomisés. L’existence d’une communauté ouvrière affirmée comme para-société et parfois comme contre-société permettait aux luttes et résistances qui se forgeaient de circuler et de trouver refuge en son sein. […] Ces réseaux sociaux n’avaient pas qu’une seule base opérationnelle ; au contraire ils profitaient d’une pluralité de plateformes. […] Les aspirations et revendications de la classe travailleuse se déployaient dans une ville conçue comme le support d’une communauté de vie. […]
Des luttes au départ partielles et hétérogènes […] pouvaient se généraliser et s’unifier […]. Et l’élément déclencheur dans ces occasions pouvait être une grève ouvrière, un refus d’augmentation des impôts à la consommation, ou la mobilisation discriminatoire des conscrits. [pp. 39-41]
Une des caractéristiques fondamentales de la cité capitaliste consiste dans le fait que résultant d’une production sociale qui se réalise et fonctionne progressivement comme totalité ou comme machine, elle est construite, ou reconstruite […] comme marchandise. […] En même temps […], elle est une cité-pouvoir. Ces deux caractéristiques de l’urbanisation capitaliste engendrent des pratiques sociales individuelles en rapport avec le marché, et assujetties à la norme qui promeuvent en conséquence une série de tensions et de conflits sociaux. […] La ville capitaliste doit aussi s’appréhender comme un champ d’expérimentation et de consolidation de techniques disciplinaires propres à normaliser les comportements sociaux. » [pp. 53-54]
Pere López Sánchez, Un verano con mil julios y otras estaciones. Barcelona : de la Reforma Interior a la Revolución de Julio de 1909, Siglo XXI, Madrid, 1993. [10]
(traduction des Giménologues).
Ainsi y avait-il dans la Barcelone de ce changement de siècle deux villes en une, et l’espace urbain pouvait favoriser l’ordre comme le désordre. La population des barrios ouvriers – et notamment de celui du Raval – se rendait ingouvernable par ses multiples façons de « déserter » le statut de salarié docile. La « fixation » dans le quartier fournissait aux membres de la communauté ouvrière des moyens de faire face à la précarité économique, notamment à partir de pratiques d’assistance mutuelle [11] :
« En raison de la surpopulation dans les logements du Raval, les rues du quartier fonctionnaient comme une extension du foyer, d’où des interactions humaines directes, intenses et fréquentes. De plus, en réponse aux problèmes matériels du quotidien, les ouvriers développèrent des pratiques de partage et de réciprocité. À leur tour, ces rituels encouragèrent le développement de liens sociaux importants dans cette communauté dotée d’un farouche esprit d’indépendance », nous explique Ealham (2014, p. 34)
En outre, c’était une époque où la main-d’œuvre changeait de patron quand cela lui chantait. C’est pourquoi la bourgeoisie s’attacha tout particulièrement à réguler, ordonner et normaliser les comportements sociaux urbains. Il s’agissait d’aboutir à « une somme d’individus isolés mais en même temps unifiés selon les normes du système capitaliste » (López, 1993, pp. 58 et 83).
L’objectif central des acteurs de la « Réforme Intérieure » fut de mettre fin à la « territorialisation » ouvrière dans les quartiers populaires traditionnels.
Plan du centre-ville de Barcelone
– Le « penseur social progressiste » Idelfons Cerdà dont le projet utopique de développement urbain rationnel devint le modèle de développement de Barcelone en 1859 avait déjà tenté de procéder à la destruction d’immeubles. Une partie seulement de son programme fut réalisée [12].
– Dans la continuité de l’esprit du « Plan Cerdà », le thème de « l’habitat social » devint central au début du XXe chez les réformateurs urbains. Les divers plans de réforme s’articulaient autour de campagnes contre la mendicité infantile, la prostitution, les taudis. Il n’était pas dissimulé qu’il s’agissait d’hygiéniser, de moraliser et de réguler la vie populaire afin de prévenir le mal principal, et donc d’« extirper l’anarchie à Barcelone », selon le souhait exprimé en 1907 par le ministre de l’Intérieur, Juan de la Cierva [13](López, 1993, p.62).
On assista alors aux premiers essais de « taylorisation de l’espace urbain barcelonais », selon la formule de l’architecte français Jaussely. Ce concepteur de « la ville-usine » fut sollicité par la bourgeoisie catalane afin d’aménager « scientifiquement les quartiers ouvriers pour que les multitudes disciplinées vivent à l’aise ». Il s’agissait évidemment surtout de « stabiliser et répartir la population ouvrière » en faisant en sorte d’isoler les individus dans l’espace domestique, de réduire les contacts entre les familles dans les immeubles, et enfin, de séparer les différentes populations entre elles :
« On veut éviter les pertes de temps et les déplacements inutiles pour les hommes et pour les choses. […] Par son organisation, la cité doit fournir le meilleur rendement possible, il faut produire mieux pour vivre mieux, et vivre mieux pour produire mieux. » (in López, 1993, pp. 62-67)
L’éventrement de la vieille ville avec la Via Layetana s’effectua à ce moment-là. Mais les populations expulsées se réinstallèrent dans le centre au lieu de partir vers les périphéries prolétaires [14]. Ensuite, comme en 1859, les projets urbains butèrent concrètement sur les conditions de production et des conflits d’intérêts entre divers secteurs du capital. Ces théories allaient se concrétiser dix ans plus tard. Entre-temps, l’insurrection barcelonaise de juillet 1909 éclatait :
« Les flammes de juillet 1909 furent la réponse de la fête populaire au banquet de la démolition que les capitalistes voulaient célébrer. La fracture sociale s’exprime tant dans la bipartition de l’espace que dans les techniques urbanistiques : les barricades contre les destructions. » (López, 1993, p. 73)
Barricade en juillet 1909
Le rêve de la bourgeoisie de normaliser matériellement et moralement Barcelone se heurta au prolétariat organisé et identifié, comme celui qui déclencha la grande grève générale de février 1902, mais aussi à des « silhouettes sociales », pas forcément reliées au mouvement ouvrier, qui se rendront insaisissables dans la ville [15]. En outre, une résistance plus diffuse était à l’œuvre à travers les activités quotidiennes non liées aux activités de reproduction, ne serait-ce que la pratique de la libre déambulation dans les rues. Il n’était pas spécialement question de concevoir une ville future ou une utopie, mais tout simplement de défendre un espace déjà construit, et un mode de vie choisi, précise Pere López, (1993, pp. 73-89). Ainsi certains espaces urbains demeuraient-ils des lieux de liberté où s’exprimait l’insubordination face au timing du capitalisme.
Après la « Semaine Tragique » de juillet 1909, certains secteurs espéraient que se développerait un syndicalisme plus accommodant, ou que se créerait une base politique qui permettrait l’intégration des ouvriers, selon les souhaits de l’ex-gouverneur de Barcelone, Ángel Ossorio y Gallardo, démis de ses fonctions à la fin de 1909 :
« […] L’énorme masse ouvrière, sollicitée et agitée par tant de passions exacerbées […] pourra se confronter à elle-même seulement en liaison avec la constitution d’un grand parti socialiste évolutif. » (López, 1993, p. 73)
Parallèlement, d’autres responsables et commentateurs rappelaient l’urgence « d’épurer la masse, d’expulser les gens mauvais, les neutraliser, les surveiller, et empêcher les propagandes criminelles ». Il s’agissait encore et toujours de donner à penser que le « bon travailleur » existait, qu’il suffisait de l’éduquer socialement et de le couper de ses « mauvaises fréquentations » ou des « idées dissolvantes » pour qu’il accepte d’intérioriser le rôle et la place qui lui étaient dédiées dans la future cité-usine. Ainsi fleurirent les termes dépréciatifs pour « déqualifier les actions prolétaires » :
« Les actes de barbarie qui ont eu lieu récemment ont pour origine les enseignements qui furent donnés dans les écoles laïques […], et les idées dissolvantes et antipatriotiques répandues dans certains des livres mis dans les mains des fils de l’ouvrier [16]. »
Boletin Escuela Moderna
Les leaders de la Lliga Catalana comme Cambó surenchérirent dans les appels à fermer les « centres sociaux dissolvants » : « Il faut attaquer énergiquement les foyers d’infection sociale qui existent dans Barcelone ! »
La terrible répression qui suivra et qui frappera aussi des intellectuels comme le pédagogue libertaire Francisco Ferrer y Guardia [17] grèvera la prétention bourgeoise de nouer un pacte social « citoyen » par-delà les antagonismes – qu’il ne fallait surtout pas désigner pour ce qu’ils étaient. Et le hiatus ne fit que grandir entre la « Solidaridad Catalana » à prétention interclassiste, et la « Solidaridad obrera » apolitique.
2. Du Raval au Barrio Chino
« La Première Guerre mondiale marqua le début du déclin économique du Raval et la fin de son statut de quartier industriel le plus important de Barcelone. La neutralité de l’Espagne pendant la guerre accorda aux capitalistes barcelonais une position privilégiée en leur permettant de faire du commerce avec les deux camps belligérants. En conséquence, une vaste révolution urbaine et industrielle eut lieu et continua jusque dans les années 1920 avec ce qui fut appelé “la seconde révolution industrielle”. Elle transforma radicalement la géographie urbaine de Barcelone. L’industrie se réorganisa spatialement, des usines modernes s’installèrent dans l’arrière-pays industriel en pleine expansion, et une nouvelle « ceinture rouge » de quartiers ouvriers émergea à la périphérie de la ville. Même si un nombre considérable d’industries demeurèrent dans le Raval, notamment plusieurs petites usines de textile, elles n’étaient pas aussi compétitives et dynamiques que celles, plus grandes, qui étaient situées aux abords de la ville. […] Tandis que les industries étaient relocalisées loin du Raval, la zone acquit une nouvelle réputation, celle d’être le lieu central des loisirs populaires. […] L’expansion générale de ce que l’on appelait les activités des « bas-fonds » fut une source importante d’inspiration pour construire le mythe du Barrio Chino dans les années d’après-guerre. » (Ealham, 2014, pp. 28-30)
Mercadillo dans le Raval
Malgré tous ces changements, le Raval demeurait un quartier ouvrier dont les conditions de vie et de logement empirèrent toujours plus. Les marchands de sommeil exploitèrent impitoyablement les travailleurs plus pauvres et les saisonniers ou itinérants qui, par ailleurs, appréciaient les cabarets et tavernes qui fleurissaient dans les anciennes usines et entrepôts.
On aurait tort, toutefois, de donner l’impression que le Raval n’était qu’un lieu de misère et de désespoir, précise Ealham. Le quartier le plus animé et le plus rebelle de la ville n’était pas immoral [18] ; animée d’un sentiment de supériorité face aux bourgeois considérés comme des criminels, sa population rejetait simplement la morale des élites urbaines :
« Il est certain qu’une pauvreté inimaginable y régnait mais, contrairement à ce que véhiculait la légende du Barrio Chino et à la représentation de la zone comme un lieu indiscipliné, un ordre social et culturel y régnait également : c’était l’ordre direct, combatif et résolu de la classe ouvrière. C’était cet ordre rival qui faisait naître la terreur dans le cœur des élites de la ville. […] Lorsque la répression frappait, les syndicalistes avaient l’habitude de se retrouver clandestinement dans les espaces du quartier réservés aux hommes, comme les tavernes et les bars. » (Ealham, 2014, pp. 34-35)
Bar dans le Raval
C’est à la fin de la Première Guerre mondiale que le Raval connut sa dernière grande mobilisation, avant la création du mythe du « quartier chinois ». La grève générale victorieuse de La Canadiense en février 1919 fit la démonstration que Barcelone était sans doute devenue la ville la plus syndiquée d’Europe.
En réponse, un secteur de la bourgeoisie recourut à l’exécution extrajudiciaire de syndicalistes par des groupes paramilitaires, la police n’étant pas à la hauteur de la situation. La CNT et les groupes anarchistes formèrent de leur côté des « groupes d’action et de défense » pour contre-attaquer [19] . Ils s’établirent pour la plupart dans le Raval où ils savaient qu’ils ne seraient jamais dénoncés à la police.
Les « élites » urbaines cherchèrent en même temps d’autres façons de casser le mode de vie, de résistance et de combat de la communauté ouvrière afin de reprendre possession de cet espace symbolique et physique. Dans les années vingt, les classes conservatrices et progressistes s’allièrent pour lancer une campagne de « paniques morales » articulées sur une géographie du même acabit, distinguant dans la ville les bons quartiers et les mauvais, ceux où régnaient l’obscurité et des individus non socialisés, et désormais qualifiés de « bas-fonds ».
La bourgeoisie faisait ainsi en sorte que sa propre angoisse devienne un problème d’ordre public. La presse fut en pointe dans cette stratégie.
3. Du Barrio Chino aux « Gangsters de Barcelone »
« À partir du milieu des années 1920, un ensemble d’observateurs sociaux – journalistes, médecins, historiens, autorités locales, groupes d’affaires et leaders de syndicats réformistes – commencèrent à parler d’une nouvelle zone de la ville : « le quartier chinois » (Barrio Chino). Cependant, ce quartier chinois était une géographie imaginaire. […] Le quartier chinois de Barcelone ne comptait aucun immigré chinois parmi ses habitants. En réalité, ce discours créait un mythe qui apparentait le Raval à un bidonville, et qui était propagé par un ensemble d’élites sociales s’inquiétant de plus en plus de la menace que les zones du centre faisaient peser sur leur vision de la gouvernance urbaine. Ce mythe, qui évoquait les taudis et « les bas-fonds » (bajos fondos) du Barrio Chino, continue aujourd’hui d’influencer les représentations historiques et spatiales, et révèle la tendance chez beaucoup de spécialistes universitaires à voir les quartiers ouvriers comme naturellement chaotiques et désorganisés. »
(Ealham, 2014, pp. 21-22)
Le terme Barrio Chino fut inventé en 1925 par un journaliste de El Escándalo pour stigmatiser racialement le Raval, décrit comme « l’ulcère » de la ville, le refuge des « mauvaises gens » et « des déchets de l’humanité » (chusma). Ce « cloaque » ne pouvait que provoquer la mort de toute vie physique et morale. Il devenait urgent de résister à la « populace malade » qui pouvait détruire la civilisation urbaine.
« Ces thèmes furent repris par la presse populaire dans un flot d’articles à sensation souvent lubriques, consommés voracement par un lectorat de classe moyenne largement désapprobateur mais extrêmement curieux. Très vite le terme « Barrio Chino » entra dans la vie quotidienne barcelonaise et devint le synonyme d’immoralité et de crime. » (Ealham, 2014, p. 24)
Manifestation de chômeurs en 1933
L’une des façons d’assimiler les ouvriers à des voyous consistait à traquer dans les rues les chômeurs qui survivaient en se faisaient vendeurs ambulants et en leur appliquant la loi républicaine sur les vagos y maleantes [20]. Plus largement, les bandes de jeunes et même les enfants jouant dans la rue étaient harcelés par la police et la Guardia civil ; sans parler des femmes qui manifestaient contre les hausses de prix…
La criminalisation de la classe ouvrière se doubla logiquement de celle du mouvement anarchiste. Cette stratégie atteignit son point culminant dans les années trente, et là encore des journalistes se distinguèrent, d’autant plus que ceux de l’Escándalo avaient accédé à des positions politiques importantes en 1931, sous la deuxième république.
Avec sa série d’articles parue en avril 1934 dans le journal La Publicitat, intitulée « Les gangsters de Barcelone » et dans bien d’autres, José Maria Planes [21] alimenta abondamment la campagne de dénigrement du mouvement libertaire. Il affirmait notamment que « le drapeau de l’anarchisme fournissait une explication aux instincts simplement criminels » d’une bonne partie des jeunes des Ateneos libertaires qui pratiquaient l’illégalisme, et que ces derniers constituaient « un terreau fertile en hommes d’action ». Planes concluait que les anarchistes étaient les alliés des « parasites des bas-fonds », « des fainéants et voleurs professionnels ».
Planes et autres journalistes
Ses articles étaient lus par la bourgeoisie et la classe moyenne catalanes déstabilisées par les attentats, les révoltes sociales et les atracos [les expropriations à main armée] des décennies précédentes.
Plus largement, journalistes, politiciens, industriels et autres criminologues n’hésitaient pas à traiter les classes les plus humbles – qui par leur travail précaire et très pénible développaient l’économie catalane – de « sous-humanité », et les immigrés du Sud, de « nouveaux barbares ». Certains nationalistes catalans qualifiaient de manière dépréciative (à leur sens) le Raval d’« Andalousie barcelonaise ».
L’obsession pour le rétablissement de l’ordre connut son apogée en 1934 avec le plan Macià. Inspiré par la maxime de Le Corbusier « Architecture ou révolution. La révolution peut être évitée », – aussi exprimée plus lapidairement par « Il faut tuer la rue [22] » – le plan ne voulait rien moins que démolir ce quartier « pervers » et expulser une communauté et son histoire de résistance au capitalisme. Les espaces de lutte devaient être ainsi remplacés par de grandes routes et des lieux sans histoire. Mais le projet ne se concrétisa jamais, des problèmes budgétaires et l’éclatement de la guerre civile lui firent obstacle.
Le fonds de commerce de toute cette campagne de dénigrement se basait sur la valorisation de la socialisation par le travail, qui traçait son chemin aussi dans les syndicats. Ealham constate que les « paniques morales » trouvèrent un écho dans le mouvement ouvrier réformiste des années trente :
« […] ce discours trouvait un écho parmi certains groupes de gauche, notamment chez les socio-démocrates, qui mettaient en avant la respectabilité des travailleurs et qui étaient donc disposés à écouter les avertissements concernant les dangers des « bas-fonds » du Barrio Chino. On pouvait même entendre ce discours dans certains milieux anarchistes : Solidaridad Obrera, du 30 mai 1931, parlait du quartier comme d’un “dépotoir public moral et matériel” et comme d’un lieu de “dégénérescence et de crimes”, dans lequel “les maquereaux sans vergogne, les ivrognes et les escrocs sont les maîtres de la rue”. On remarquera que les “paniques morales” des anarchistes étaient d’une nature différente de celles des élites, elles étaient centrées sur la peur du danger que représentaient les “vices bourgeois” offerts dans les bordels et les tavernes du Raval. Ils risquaient de corrompre les énergies révolutionnaires de la classe ouvrière. Voir aussi Tierra y Libertad, 5 décembre 1931. » (Ealham, 2014, p. 24)
Dans la Lucha por Barcelona (2005, p. 203) Ealham avait bien noté qu’au sein de la CNT, les « trentistes [23] » opposaient eux aussi le « bon ouvrier » qui vivait uniquement de son travail, au « mauvais ouvrier » qui pouvait s’adonner à des activités illégales hors de l’usine. Le chômage massif avait déjà exercé une pression sur le code moral des syndicalistes : pour réserver les emplois aux ouvriers-mâles-autochtones, certains militants trentistes voulurent limiter le travail des femmes et contrôler les immigrés, déjà criminalisés par la presse. Et sans vergogne ils jugèrent que les actions offensives menées hors de l’usine par les chômeurs étaient « indignes des travailleurs ». Ealham concluait avec raison que la conception anarcho-syndicaliste de la dignité prolétaire était devenue une version radicale de la conception bourgeoise du « bon ouvrier » qui vit exclusivement de son travail [24].
Ealham conclut le premier article sur ces mots :
« Les prophéties qui annonçaient que les « anges vengeurs » jailliraient du Raval s’avérèrent exactes au moment de la révolution qui accompagna le début de la guerre civile. Par conséquent, sous la dictature franquiste, le Raval, comme tout le reste de Barcelone, fut particulièrement puni pour son passé anticlérical et révolutionnaire (Ealham, 2014, p. 36)
Qui introduit la matière du second, sur lequel nous reviendrons.
Les Giménologues, 24 février 2016