Ce fut ce jour-là, au début de l’après-midi, que je fis la connaissance de la Madre.
Ce fut ce jour-là, au début de l’après-midi, que je fis la connaissance de la Madre. À genoux, au bord d’un ruisseau qui serpentait au milieu de hautes futaies de peupliers (je crois, mais n’en suis pas sûr, n’ayant jamais été très fort en botanique), je me préparais à faire ma lessive.
“ Que haces hijo ? (Qu’est-ce que tu fais, fils ?) ”. Je levai la tête et je vis une femme d’un certain âge à côté de moi, un grand panier sous le bras.
– “ Je lave ma chemise, lui dis-je.
– Il ne manque pas de femmes à Pina pour laver le linge des hommes. Donne-moi ça, tu viendras le reprendre ce soir.
– Où ? Je ne sais pas où vous habitez.
– Viens Calle del Pino, demande la tía Pascuala. ”
Lorsque je pense à tous ceux que j’ai connus en Espagne, avant et pendant la guerre, à tous ces gens avec lesquels j’ai vécu, que j’ai fréquentés et côtoyés, le souvenir le plus doux, le plus cher à mon cœur, est celui de cette paysanne aragonaise qui, pendant la tourmente, m’ouvrit la porte de sa maison, me reçut chez elle comme un enfant perdu et retrouvé. Tía Pascuala... Madre...
Madre, vous n’êtes certainement plus de ce monde, mais votre souvenir et celui de celle qui me donna le jour, encore aujourd’hui, après tant d’années, sont ceux auxquels je tiens le plus.
Au crépuscule, je me dirigeai vers la rue qu’elle m’avait indiquée. La journée avait été torride. Tous les habitants profitaient de la fraîcheur du soir, sur le pas de leur porte. Les uns étaient assis à même le sol ; d’autres, sur des chaises, des bancs, ou nonchalamment appuyés contre le mur, discutaient du combat de la nuit précédente.
“ La casa de la tía Pascuala, por favor ? ” (La maison de tante Pascale, s’il vous plaît ?) Le vieil homme à qui je m’adressai n’eut pas le temps de me répondre car un gamin d’une dizaine d’années me prit par la main en disant : “ Por aquí compañero ”, et ajouta pour les autres, comme s’il dévoilait un secret : “ Es el Francés. ” Je me mis à rire et je le suivis en jetant à la ronde un “ ¡ Hola ! compañeros y compañeras. ” La maison n’était pas loin. À l’appel du gosse, une grande fille sortit, me regarda et rentra en courant : “ Madre, el miliciano ” et, revenant vers moi : “ Entre señor. ”
En passant le seuil de cette maison, je ne m’imaginais pas qu’elle allait devenir mon port d’attache, mon havre de paix. C’est pendant près de deux ans que je fus accueilli à chacun de mes retours dans le calme et l’affection qui me faisaient oublier les peines et les dangers passés. De la rue, on pénétrait de plain-pied dans une grande pièce meublée d’une table et de quelques chaises, d’un buffet que l’on appelait “ macia ”, et qui servait de pétrin. En face de l’entrée, on voyait la porte de la cuisine et une rampe d’escalier qui conduisait aux chambres.
La Madre vint me recevoir : “ Assieds-toi fils, voilà ta chemise. Vincenta, trae el porrón ” (Vincenta, apporte le porrón). La fille posa sur la table une espèce de bouteille, munie sur le côté d’une sorte de bec, ce qui permettait de boire sans verre.
La famille se composait de deux filles et de deux garçons. María et Manuel ne se trouvaient pas à la maison. Ils avaient été bloqués à Saragosse où María travaillait comme bonne. Vincenta et Paco aidaient leur mère à travailler leur lopin de terre. J’étais chez eux lorsque je reçus la lettre m’annonçant la mort de Juanita. La Madre et Vincenta trouvèrent les mots nécessaires pour calmer ma douleur et mes remords, oui, mes remords. En effet, si j’avais accepté que Juanita me suive, peut-être vivrait-elle encore. À partir de ce jour, je sus que j’avais trouvé une famille.