Je n’avais pas dormi de la nuit, indifférent aux cris et aux chants de mes compagnons de voyage. Je m’endormis pour ne me réveiller qu’à Alcarraz où la population nous approvisionna en “ botas ” pleines de vin.
Je n’avais pas dormi de la nuit, indifférent aux cris et aux chants de mes compagnons de voyage. Je m’endormis pour ne me réveiller qu’à Alcarraz où la population nous approvisionna en “ botas ” pleines de vin. J’en profitai pour saluer des jeunes que je connaissais. Lorsque les camions s’ébranlèrent, je recommençai à dormir. Pour rester quelques minutes de plus avec Juanita, j’avais pris la dernière unité du convoi. Les autres occupants du camion étaient tous des paysans des environs de Lérida. J’en connaissais quelques-uns de vue, mais la majorité m’était inconnue. Un brutal coup de frein me réveilla : nous étions arrivés près de Fraga, une grosse bourgade nichée sur les bords du rio Cinca.
Des ordres fusèrent : “ Tout le monde descend ! ” Nous nous déployâmes en tirailleurs pointant nos armes vers le village que nous dominions de très haut. Mal réveillé, je suivais le mouvement : en position de tireur, à genoux, serrant la crosse de mon 9 millimètres. Je vis deux motards dévaler la pente vers le pueblo et le pont qui enjambait la rivière. Je pensai qu’à cette distance, même avec un tir plongeant, mon arme était complètement inoffensive. Voilà, ils sont arrivés, ils traversent le pont, ils disparaissent. Ils reviennent, ils font des grands signes avec les bras. Tout le monde se rua vers les camions.
Fraga, village aux confins de la Catalogne et de l’Aragon, célèbre partout en Espagne pour la qualité de ses figues, nous accueillit avec enthousiasme. La colonne était passée par là quelques jours auparavant, mais il restait encore des figues sèches. Chaque camion reçut sa part avec un complément de “ butifarra, chorizo ” et autres charcuteries. La nourriture était assurée.
Après une brève halte, nous repartîmes ; je regardais mes compagnons de voyage : une douzaine d’hommes entre 35 et 50 ans. Les autres étaient des jeunes dont j’étais probablement le plus vieux. L’armement était composé de fusils de chasse et de pistolets de divers calibres. Un seul d’entre nous possédait un mousqueton qu’il tournait et retournait dans tous les sens. Craignant qu’il ne blessât quelqu’un, je lui conseillai d’arrêter son manège. C’est ce qu’il fit tout de suite en me donnant son arme et en disant : “ Est-ce que tu sais te servir de ça ?
– Mais oui, et toi ?
– Non, je l’ai pris à mon oncle juste avant de partir. Il doit le chercher partout. Veux-tu me faire voir comment marche cet engin ?
– Oui, regarde, c’est simple... ”
Je fis jouer la culasse : le magasin était plein mais il n’y avait pas de cartouche dans le canon. Après avoir sorti le chargeur, je lui appris le maniement du fusil. Les autres me regardaient en écoutant les conseils que je donnais au garçon. Quand j’eus terminé, un de ceux qui étaient le plus près de moi me dit : “ Eh ! compañero, tu es d’Estremadura ? Verdad ? ” Souvent, dans mes randonnées à travers l’Espagne, on m’avait pris pour un Espagnol, en Estremadura pour un Catalan, et en Andalousie pour un Navarrais ou un Basque. Si j’avouais que j’étais étranger, alors on certifiait que j’étais français. Une fois, à Madrid, je me suis présenté à un poste de la Guardia Civil pour déclarer que j’avais perdu mes papiers ou que l’on me les avait volés, car je ne trouvais plus mon portefeuille. Une demi-heure plus tard, j’étais devenu Pablo Esquerra, né à Pueblo Nuevo, domicilié calle Princesa, Barcelone. Ces papiers ont permis à un ami recherché par la police de continuer à vivre en Espagne jusqu’au “ pronunciamiento ”.
“ Non, je ne suis pas espagnol.
– Français ?
– Non plus. Italien.
– ¡ Anda, los Italianos son todos fascistas ! (Vas, les Italiens sont tous des fascistes !). Comment t’appelles-tu ?
– Giménez Antoine. Et toi ?
– Giménez ? Tu es espagnol, tu nous fais marcher ! ”
Je sortis mon passeport et la carte de la C.N.T. “ Tu sais lire ? Regarde. ”
Sur 25 hommes, nous n’étions que deux à savoir lire : moi et le jeune au mousqueton lequel, après avoir jeté un coup d’œil à la carte du syndicat, se mit à rire et me tendit la main en disant : “ Tu as raison, tous ceux qui se battent à mes côtés sont mes frères, d’où qu’ils viennent. Tu t’appelles Antonio, moi je m’appelle Pedro. ” Après la sienne, toutes les mains se tendirent vers moi. Arrivés à Bujaraloz, le responsable de la centurie nous dit de nous choisir des chefs de groupe. Il en fallait un pour 25 hommes et les élus devaient se présenter au P.C. de la colonne à 20 heures. Les groupes furent vite constitués. Les hommes s’assemblèrent naturellement selon leurs liens d’amitié, de voisinage ou de parenté. Le plus âgé du groupe fut nommé responsable. Le lendemain, on quitta Bujaraloz pour marcher vers Pina de Ebro.