Article paru dans la revue Témoins N° 12-13 de 1956, Fidélité à l’Espagne, sous la plume de Louis Mercier alias Charles Ridel.
REFUS DE LA LÉGENDE
Bâtie sur hommes, la Révolution espagnole n’est ni une construction parfaite ni un château de légende. La première tâche nécessaire à notre équilibre est de réexaminer la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en cultiver la nostalgie par nos exaltations. Tâche qui n’a jamais été menée avec conscience et courage, car elle eût abouti à mettre à nu non seulement les faiblesses et les trahisons des autres, mais aussi nos illusions et nos manquements, à nous, libertaires.
La manie qui consiste à vanter nos actes d’héroïsme et nos capacités d’improvisation est mortelle, parce qu’elle réduit au seul plan individuel la recherche des solutions sociales et efface, par un artifice de propagande, les situations auxquelles nous fûmes incapables de faire face. La tendance à magnifier les militants de la C. N. T. et de la F. A. I. masque notre impuissance à œuvrer efficacement là où nous nous trouvons, où nous travaillons et sommes en mesure d’intervenir. Elle est trop souvent évasion hors de notre temps et hors de notre monde. Sans compter que les militants espagnols eux-mêmes s’en trouvent allégés de leurs propres responsabilités, se voient suspendus comme images de saints qu’ils savent ne pas être, et figés dans des attitudes alors qu’il leur faut agir les yeux ouverts.
Nous ne pouvons vivre dans le dédain du présent pour affirmer que ce qui fut ne sera plus, avec l’orgueil couvrant la retraite. L’Espagne ne fut pas seulement offerte par le hasard des mues sociétaires ; pas plus qu’elle ne fut uniquement le creuset où vinrent se fondre les destinées individuelles. Evitons donc les récits qui transfigurent le passé et fournissent un alibi à notre fatigue présente. Quand il ne demeure qu’images d’Epinal, la trahison de ceux qui survécurent est acquise.
En 1956, l’espoir d’un retour et d’une revanche prend, plus nettement peut-être qu’en 1936, tournure de belle fin et non d’engagement dans la réalité. Pour beaucoup de révolutionnaires accourus en Espagne de feu et de combat, ce n’était pas un espoir, mais la fin d’un espoir, le sacrifice ultime savouré comme un défi à un monde compliqué et absurde, comme l’issue tragique d’une société où la dignité de l’homme est chaque jour bafouée. Pleinement voués à la réalisation de leur destin individuel dans une situation permettant le don total, peu d’entre eux songèrent au lendemain.
C’est ainsi que dans le secret des cœurs, dans l’isolement qui répond aux vomissures et aux promiscuités de la vie banale, le retour à juillet 1936 se cultive, comme l’attente d’une grande fête barbare et religieuse. Gardons-nous de cette attente si nous ne voulons pas finir dans l’amertume et les déceptions. La dynamite cérébrale de l’Espagne 1936 était séchée au soleil des misères et des révoltes. Elle explosa et se perdit par trop aux quatre horizons de la péninsule et du monde, en laissant debout misère et usines à révolte. Le courage n’était pas seulement assis sur un trépied de mitrailleuse. L’héroïsme ne fut pas dépensé pour les seuls assauts. L’un et l’autre creusaient dans le roc de l’existence de tous les jours et donnaient une armature aux velléités épisodiques des foules. Hier comme aujourd’hui, ils se devaient d’affronter l’absurde que provoquent les équations économiques et les clameurs des cohues changeantes.
Cette conscience des situations sociales durement payée par un apprentissage douloureux, nous ne pouvons la perdre, ni en Espagne, ni ailleurs. La passion libertaire ne prend de valeur qu’en fonction des problèmes à résoudre ; elle ne peut se perdre dans les apocalypses de circonstance ou se consumer dans les exaltations moroses. Elle trouve aliment, certes, dans l’expérience du milicien serrant son fusil comme garantie de son indépendance, mais aussi dans l’effort de l’ouvrier anonyme qui sécrète des courants lucides et prépare des lendemains moins désespérants.
Dans l’étrange univers où nous habitons, les faux espoirs permettant d’oublier les cent méthodes qui concourent à fabriquer les totalitarismes ne sont ni courageux ni héroïques. La volonté et l’audace individuelles peuvent intervenir elles aussi sur les schémas, les statistiques et les faits. Autant que l’action de communautés volontaires peuvent peser sur le destin du monde, sous condition de prévoir et de mesurer.
Dans les trous creusés au flanc des collines d’Aragon, des hommes vécurent fraternellement et dangereusement, sans besoin d’espoir parce que vivant pleinement, conscients d’être ce qu’ils avaient voulu être. C’est un dialogue avec eux, un dialogue avec les morts que nous avons tenté pour que demeure, de leur vérité, de quoi aider les survivants et les vivants. Bianchi, le voleur qui offrit le produit de ses cambriolages pour acheter des armes. Staradolz, le vagabond bulgare qui mourut en seigneur. Bolchakov, le makhnoviste qui, bien que sans cheval, perpétua l’Ukraine rebelle. Santin le Bordelais dont les tatouages révélaient la hantise d’une vie pure. Giua, le jeune penseur de Milan venu se brûler à l’air libre. Jimenez aux noms multiples qui démontra la puissance d’un corps débile. Manolo, dont l’intrépidité nous fit mesurer le ridicule de nos audaces.
De tous ceux-là, et de milliers d’autres, il ne reste que des traces chimiques, résidus de corps flambés à l’essence, et le souvenir d’une fraternité. La preuve nous a été donnée d’une vie collective possible, sans dieu ni maître, donc avec les hommes tels qu’ils sont et dans les conditions d’un monde tel que les hommes le font.
Pourquoi cet exemple ne serait-il valable que pour les heures de haute tension ? Pourquoi le destin ne se forgerait-il pas chaque jour ?
Louis MERCIER