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Les Gimenologues
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Chris Ealham : Les Anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937)
Préface de l’auteur transmise par les éditions Agone que nous remercions

Ouvrage paru chez Agone en 2021 : https://agone.org/auteurs/chris_ealham

Spécialiste reconnu de l’histoire de l’anarchisme ibérique au début du XXe siècle, Chris Ealham réside et enseigne en Espagne depuis de longues années. Outre la thèse dont ce livre est issu, il a récemment publié à Madrid une biographie du dirigeant et historien anarchiste José Peirats : Vivir la anarquía, vivir la utopía. José Peirats y la historia del anarquismo español, Alianza, 2016.

Chris Ealham a également préfacé la réédition de "El eco de los pasos", de Juan García Oliver, parue en 2021 chez Virus à Barcelone, sur laquelle nous reviendrons prochainement.

On trouvera dans la même rublique une recension de ""Les Anarchistes dans la ville" d’Alain Segura :
http://gimenologues.org/spip.php?article948

Les giménologues premier avril 2022.

Les Anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937)

Préface à l’édition française (2021)

Le livre que vous avez entre les mains ne s’est pas fait en un jour. Il a paru en anglais et en espagnol il y a déjà une quinzaine d’années. Depuis, j’ai eu tout le temps de réfléchir aux nombreux phénomènes qui ont influencé son écriture . Si comme l’a déclaré Benedetto Croce toute histoire est contemporaine, on peut alors aussi affirmer que ce qui est historique est en grande partie personnel. Quoi qu’en disent ceux qui, ne comprenant pas grand-chose à l’épistémologie, et invariablement de droite, réclament une « objectivité » imaginaire et impossible, les historiens sont des êtres de chair et de sang qui vivent dans un temps historique, et qui sont donc soumis à une grande variété de forces. Dans ma jeunesse, j’ai moi-même été très marqué et formé par le mouvement punk au Royaume-Uni. Je suis né trop tard pour en avoir connu « l’âge d’or », mais c’est grâce à ce mouvement musical et culturel que j’ai rencontré les grands –ismes des premiers temps, surréalisme ou anarchisme, et que j’ai développé un appétit nouveau pour les idées et la puissance transformatrice des mots écrits.
À travers le punk, j’ai aussi découvert l’activisme, à une époque où les néo-nazis défilaient dans les rues et où les idées élitistes voire suprémacistes gagnaient du terrain, aidées par l’offensive idéologique raciste et classiste du gouvernement Thatcher et des médias qui lui obéissaient. Les paniques morales des autorités diabolisaient les syndicalistes, les jeunes au chômage, les immigrants et les supporteurs de foot – « l’ennemi intérieur » à la Thatcher. Elles offraient une vision complètement saugrenue et scandaleuse des mondes que je connaissais et où je vivais. Jeune, j’étais fan de football, un « sport de gueux » (encore Thatcher), et j’avais des copains noirs. Plus tard, mon frère, syndicaliste, s’est engagé dans une longue grève et dans des actions pour défendre les droits des imprimeurs, un secteur professionnel qui, comme celui des mineurs, était fortement diabolisé car représentant un des derniers bastions d’une démocratie syndicale. Petit à petit, face aux discours officiels répressifs et aux politiques gouvernementales, je me suis « radicalisé ». Ce n’est donc sûrement pas une coïncidence si ce livre aborde les thématiques de l’inclusion sociale, de la ségrégation raciale, de la lutte des classes, de l’immigration, des discours de classe, des formes de répression, etc. Pour le lecteur, ces thématiques résonnent forcément au-delà du seul cadre historique.
Si le punk a avivé ma soif de connaissance, l’activisme m’a conduit à développer un intérêt pour l’histoire des mouvements sociaux et révolutionnaires, qui a été crucial dans ma décision de poursuivre mes études au-delà de seize ans, ce que personne dans la famille n’avait fait auparavant. Il faut dire aussi que j’ai eu la chance de recevoir une bourse d’État pour étudier à l’université, un « privilège » abrogé dans les années 1990, quand l’État-providence s’est érodé au Royaume-Uni. À l’université, je me suis plongé dans l’histoire de la révolution espagnole de 1936, la plus grande explosion de créativité révolutionnaire de la classe ouvrière du siècle dernier. La tradition et la culture révolutionnaires de Barcelone, foyer du mouvement anarchiste espagnol, me fascinaient. Mon intérêt pour ces questions s’est finalement concrétisé à travers ma thèse de doctorat sur les causes de la radicalisation anarcho-syndicaliste à Barcelone au cours des années précédant la guerre civile.
Mon hypothèse de départ était que trop d’historiens décrivaient les membres des groupes radicaux et révolutionnaires et ceux qui formaient leur base sociale comme des automates qui obéissaient aveuglément aux ordres des dirigeants du mouvement. Je voulais examiner ce point de vue avec un regard critique et explorer les raisons concrètes du mécontentement de la classe ouvrière dans les lieux de travail et les quartiers, pierres angulaires de l’anarcho-syndicalisme. En pratique, cela voulait dire écrire une histoire sociale à la Thompson, c’est-à-dire « par le bas » (from below), et mettre au premier plan les motivations et les actions des gens ordinaires . Cela signifiait donc aussi recréer le monde social et la culture quotidienne de ces personnes anonymes et des dépossédés qui se saisirent de l’anarcho-syndicalisme pour défendre leurs intérêts il y a une centaine d’années. En bref, j’ai mis l’accent sur les intentions et la rationalité des protestations sociales, ce qui ne plaît pas à tout le monde. Il y a encore des historiens – et des hommes politiques – qui préfèrent croire en effet que les protestations, individuelles et collectives, ne sont que des conspirations d’individus mal intégrés dans la société. Mon travail souligne aussi l’importance de l’anarcho-syndicalisme en tant que mouvement essentiellement urbain, contredisant ainsi Eric Hobsbawm selon qui l’anarchisme espagnol n’avait pas su dépasser « la rébellion primitive » .
 Partisan depuis longtemps de l’utilisation d’une diversité de méthodes d’analyse dans la recherche historique, il me semblait que l’histoire sociale n’était pas la seule discipline appropriée pour explorer ces questions. L’histoire politique était peut-être incapable de voir l’immense partie immergée de l’iceberg social, mais l’histoire sociale avait, elle aussi, ses lacunes. J’avais notamment conscience de sa tendance à ignorer les liens qui existaient entre les rythmes changeants des hautes sphères de la politique institutionnalisée et les élans de protestation populaire. J’avais à cœur de placer les problématiques sociales au premier plan, de reposer de grandes questions politiques et de proposer une histoire politique alternative de la Seconde République espagnole, bien trop souvent élevée au rang de paradis démocratique avant l’entrée, manu militari, dans la longue nuit du franquisme. Les historiens de la gauche libérale et du Front populaire continuent de passer sous silence que les dirigeants de la République n’ont fait que préserver la structure économique de la monarchie et ont même poursuivi des politiques d’exclusion et de répression envers les chômeurs et les dépossédés dans le cadre de la démocratie libérale. À l’inverse de cette vision idyllique, je montre comment la monarchie a été remplacée par une « République de l’ordre » minutieusement construite pour réprimer toute initiative sociale venant d’en bas. Par ailleurs, autre lacune selon moi, l’histoire politique et sociale ne se penche que rarement sur la notion d’espace. Au début de mon travail, j’étais moi-même plus, voire exclusivement, intéressé par l’histoire sociale et culturelle et un petit peu par l’histoire politique, mais j’ai peu à peu découvert l’importance de la dimension spatiale. Ici, je ne veux pas parler de l’espace au sens de quelque chose de passif ou de statique, comme le simple lieu où se déroulent les luttes sociales. Inspiré par le travail de Henri Lefebvre, et de ceux qui l’ont suivi, j’ai compris qu’il était nécessaire d’observer comment les luttes sociales transforment l’espace et pas seulement la société.
Le résultat c’est une histoire par le bas d’une double manière. D’abord, une histoire sociale des dépossédés inscrite dans l’espace. J’examine certes les luttes qui ont lieu sur les lieux de travail, mais aussi celles qui sont menées en dehors par les travailleurs non qualifiés et les chômeurs, telles que les grèves des loyers et tout le répertoire de la politique urbaine des chômeurs, y compris les braquages et le vol à l’étalage, que James Scott a très justement décrits comme « les petits coups de feu de la guerre de classe ». Ensuite, une histoire vue depuis les rues, qui s’intéresse à la problématique de la ville et aux réponses sociopolitiques qu’elle a inspirées à ceux d’en bas et d’en haut. Cette approche m’a poussé à élargir mon analyse historique pour y inclure le plan Cerdà et les premiers projets d’urbanisme bourgeois cherchant à modifier la ville au profit du capitalisme. De cette façon, j’étudie le développement économique, politique et urbain de Barcelone à partir du milieu du xixe siècle au sein d’un espace chèrement disputé et montre comment la vision utopique de l’élite s’est transformée en cauchemar dystopique. Mon but était d’analyser comment la culture de classe était enracinée dans l’espace, et il s’agit là d’un exemple parmi d’autres. Dans ce livre, j’observe également l’essor d’une ville ouvrière, spatialement et socialement délimitée par les quartiers prolétaires de Barcelone. Je porte une attention particulière à la vie quotidienne des travailleurs et à leurs réponses collectives – culturelles, sociales et organisationnelles – aux déficiences de la ville capitaliste jusqu’à la fin des années 1920. J’étudie en particulier la croissance d’une sphère publique ouvrière encouragée par les anarchistes et les anarcho-syndicalistes, à l’origine de la CNT – le plus grand syndicat révolutionnaire de l’histoire européenne.
Ce livre étudie les cultures de classe, la répression et les mouvements de protestation à Barcelone pendant les quatre décennies de crise qui précédèrent la guerre d’Espagne. J’ai tout particulièrement cherché à comprendre l’articulation entre les notions d’espace, de culture, de contestation et de répression. Barcelone – capitale du mouvement anarcho-syndicaliste le plus important et le plus durable d’Europe – est un laboratoire idéal pour l’étude de ces phénomènes. Pendant la période en question, cette ville méditerranéenne était au centre des activités et des conflits économiques, sociaux, culturels et politiques du pays : les institutions et les acteurs les plus influents de la politique espagnole – État, classe ouvrière, bourgeoisie industrielle catalane, classes moyennes, anarcho-syndicalistes de la CNT et d’autres encore – s’y disputaient le contrôle de la ville. Mike Davis, un des pionniers des études urbaines critiques, a rendu un très bel hommage à mon travail en le décrivant comme « une formidable histoire qui nous révèle à la fois une ville remplie de taudis et un prolétariat plein d’espoir ».
J’ai essayé de continuer à explorer de nouvelles façons d’étudier l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme espagnol dans mon travail sur José Peirats, qui est à la fois une prosopographie et une histoire collective de la CNT couvrant presque tout le siècle dernier . Je ne suis pas le mieux placé pour déterminer l’impact que mon travail a eu sur l’étude de l’anarcho-syndicalisme et l’anarchisme barcelonais et espagnol. Il n’est pas rare que des auteurs – par orgueil ou par désir de donner plus d’originalité à leurs recherches – montrent quelques réticences à admettre leurs influences et leurs dettes. Ce que je peux dire avec certitude c’est que des ouvrages remarquables – dont l’étude principalement quantitative et statistique de José Luis Oyón sur l’immigration et l’anarchisme à Barcelone – étaient déjà dans les tuyaux quand j’écrivais mon propre livre . D’autres ouvrages récents ont développé des notions présentes dans mon travail. Par exemple, l’étude de Manel Aisa sur la grève des loyers de 1931 et le superbe travail ethnographique de Pere López Sánchez sur la protestation et la révolution dans une des cases barates (maisons bon marché) de Can Tunis . De leur côté, les recherches d’Agustín Guillamón sur la période révolutionnaire vont clairement à l’encontre de l’histoire de la guerre civile espagnole racontée par les historiens du Front populaire . Mais avant tout, il faut saluer l’émergence et le travail d’une nouvelle génération d’historiens talentueux de l’anarchisme espagnol. Pour citer les exemples les plus remarquables : le livre de Danny Evans sur la problématique du pouvoir dans la révolution espagnole, le récent travail de synthèse fait par Julián Vadillo sur l’histoire de la CNT et l’ouvrage, à paraître sous peu, d’Arturo Zoffmann Rodríguez à propos de l’anarcho-syndicalisme espagnol et de la révolution russe .
Malheureusement, ces vingt dernières années les historiens révisionnistes n’ont pas chômé non plus et ont reçu l’aide de nombreux organes de presse de droite, de groupes de réflexion néo-libéraux ainsi que de la nouvelle université publique créée par le gouvernement régional de Madrid, dominé par les conservateurs. Cette historiographie qui aime à flirter avec le franquisme continue – comme l’histoire racontée par les partisans du Front populaire – à rendre obscure et à mystifier l’histoire des mouvements anarchiste et anarcho-syndicaliste . En Catalogne, les révisionnistes – liés au nationalisme conservateur et à la droite du mouvement indépendantiste – cherchent en outre souvent à associer anarchisme et criminalité .
Les critiques ont souvent salué la façon dont ce livre raconte la vie des dépossédés de Barcelone au début de ce siècle – des expériences précisément documentées. Mais ils soulignent aussi systématiquement son écho pour aujourd’hui, et tout particulièrement dans le domaine des paniques morales suscitées au sein des élites par les groupes ethniques et sociaux dominés. Au début de cette année 2021, le journaliste espagnol Manuel Segura Verdú a écrit par exemple : « Quand on lit Ealham, il suffit de changer quelques noms et d’avancer de quelques décennies pour retrouver notre époque et entendre cette rengaine de phrases toutes faites, de stéréotypes et la peur systématique de l’autre qui s’est installée dans notre société . » De fait, les conflits urbains analysés dans ce livre autour de la vente à la sauvette, des logements, des loyers ou du chômage sont encore tout à fait d’actualité.
 
Je suis très heureux de voir ce livre paraître en français. D’une part, c’est l’occasion pour les lecteurs de se rendre compte qu’après la charte d’Amiens et la naissance du syndicalisme révolutionnaire, l’idée de l’autonomie ouvrière a traversé les Pyrénées pour s’enraciner profondément en Espagne. D’autre part, en France, les luttes contemporaines des chômeurs font écho au répertoire de protestations des travailleurs de Barcelone du siècle dernier, notamment la réquisition de produits de première nécessité dans les supermarchés. De la même manière, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les luttes pour la réappropriation de l’espace et la création de « zones libérées » hors du contrôle de l’État rappellent ce qui s’est passé dans la capitale catalane. Mon but cependant, dans cet ouvrage, est de me concentrer sur le passé, sur les luttes de ceux dont les efforts ont été escamotés par les récits historiques dominants qui mettent en avant la réussite des grands hommes du passé. Ceux dont je parle n’auront jamais de plaques à leurs noms, mais ce livre, je l’espère, permettra qu’on ne les oublie pas et expliquera leurs motivations.

Chris Ealham, Madrid, janvier 2021
Extrait de Les Anarchistes dans la ville. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937), Agone, 2021