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Les Gimenologues
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"La pensée comme arme" de Miguel Amorós

Recension de Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire d’Agustín García Calvo, publié aux éditions La Tempête en février 2020.

Ouvrage traduit de l’espagnol par Manuel Martinez
Avec en postface un texte du regretté Luis Andrés Bredlow : "Notes sur la résistance, la tradition et l’indigénisme".

Eh, eh
Ah, ah
Cuando ciegue el alma,
el ciego verá

Agustín García Calvo, « La gracia nevando »

Agustín García Calvo, si l’on tient compte de l’immense activité qu’il déploya à intervenir dans des causeries, des conférences, à écrire des articles et à défendre toutes les causes perdues, nous semble aujourd’hui un penseur sous-estimé. Certes, il continue d’avoir de l’influence, mais son nom n’est plus brandi aussi souvent qu’autrefois dans les assemblées de jeunes ou dans les centres autogérés, sans parler des programmes de l’Université, des débats théoriques de haut vol, ou des discussions qui ne dépassent pas – comme il aurait dit – « la Politique que font les politiciens qui font la politique ». Affilié à aucune école, il était étranger aux modes philosophiques, hostile aux hommages et à la télévision, et indifférent à la reconnaissance académique. Méprisant le manque d’estime des autorités, ses réflexions furent toujours à contre-courant de tout ce qui était établi.
Néanmoins, nous en aurions attendu davantage des nouvelles générations plus enclines, si tant est que cela soit possible, à tout questionner que les précédentes. Peut-être cela est-il en partie dû au refus manifeste d’Agustín de donner des recettes, d’offrir des solutions toutes faites ou d’accepter les positions de chef de file, ou bien encore à son refus délibéré de toute étiquette. Il se peut aussi que la société du spectacle ait fait pénétrer si profondément ses illusions progressistes dans les esprits de ses victimes qu’elle les ait rendus difficilement réceptifs à la puissante négativité de ses « sermons ». Son œuvre originale constitue un défi pour le lecteur, une incitation à se débarrasser de ce qu’il a appris et à questionner la réalité, ou comme il l’écrivait, la Réalité, qui n’est autre que l’image trompeuse de l’Ordre capitaliste. Parmi toutes ses publications, l’ouvrage Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire occupe, selon nous, une place importante dans l’ensemble de ses essais. À partir de la lecture de sa théorie particulière de l’Histoire – pour le dire avec ironie, puisqu’il désapprouvait toute théorie –, nous pouvons aborder plus facilement sa critique dévastatrice de la Modernité, développée dans ses analyses critiques de la Paix, de la Démocratie, de l’État, de l’Amour, du Temps, du Progrès, du Futur, etc., c’est-à-dire des idées, des représentations consensuelles et épurées avec lesquelles les pouvoirs extérieurs à notre volonté gouvernent le monde. Bref, les abstractions avec lesquelles les dirigeants modèlent le monde réel et déterminent le cours de la vie sur la planète.
En réalité, l’ouvrage correspond à la première partie du titre, « Histoire contre tradition », car la seconde, « Tradition contre Histoire », reste à faire, ou plutôt, sa réalisation est éminemment pratique, et ce sont ceux qui, comme les jeunes ou les enfants, ne croient pas vraiment à ce qu’on leur dit, qui doivent se souvenir des usages coutumiers et les expérimenter à leur guise, sans directives, l’auteur, évidemment, se refusant à en énoncer. L’objet principal de l’essai est donc le processus à travers lequel le concept d’Histoire s’approprie le monde ou, pour le dire autrement, par lequel la conception bourgeoise historiciste s’empare de l’entendement humain. L’avènement du Pouvoir total, séparé et omniprésent, se produit simultanément à un processus d’idéation (nous dirions, pour notre part, d’élaboration idéologique). L’Histoire est toujours perçue par Agustín comme une codification unilatérale du passé au bénéfice exclusif de l’Ordre établi, c’est-à-dire comme idéologie de la Domination. Dans ce but, les faits sont sélectionnés, classifiés et interprétés selon les nécessités du Pouvoir, qui aime se présenter comme conséquence de ces derniers. Pour une meilleure compréhension, Agustín divise le processus en cinq phases : la première, celle de la prédominance du langage parlé, où la coutume donne le ton de la vie ; la seconde, celle de l’écriture, qui fixe ce dont il faut se rappeler ou non : époque où l’Histoire commence à se substituer à la tradition ; la troisième, celle de la philosophie, où les idées, si décriées par l’auteur, s’imposent au raisonnement critique et où la perception de l’écoulement du temps devient palpable ; la quatrième, celle des Renaissances, correspond à la formation des États modernes et, par conséquent, au perfectionnement de l’exercice du pouvoir ; la cinquième et dernière, celle de l’avènement de la conscience historique, moment où l’humanité se conçoit elle-même comme produit historique et croit qu’elle « progresse » avec le Temps – le temps de la physique matérialisé en Argent – vers un but, ou Destin, où l’attend la plénitude.

Pour expliquer ces deux phénomènes – l’Histoire et la tradition – Agustín décrit deux types de mémoire, l’une visuelle et photographique, qu’il met en lien avec le premier ; l’autre, souterraine et séquentielle, en rapport avec le second. Cette dernière nous rapprocherait de la figure du « ça », l’océan psychique postulé par Freud et Groddeck, ou à celle de l’« inconscient collectif », le lieu selon Jung où s’accumulent les expériences ancestrales de l’humanité et s’élaborent les mythes qui font irruption dans la conscience par la porte des rêves et des visions. Dans la mémoire historique ou noétique intervient toujours la réflexion analytique. Dans la mémoire subliminale qu’Agustín appelle hyponoétique, la transmission de l’héritage collectif s’effectue par des mécanismes automatiques, artistiques et rituels, sans intervention de la pensée rationnelle. La prépondérance de la mémoire historique se produit aux dépens de la tradition dans un processus civilisateur qui débute avec l’écriture et le calendrier. Il est opportun de mentionner – comme le fait Mircea Eliade dans Le mythe de l’éternel retour – le contraste entre le temps cyclique, le temps correspondant au mode de production agraire, qui équivaudrait au temps de la tradition, et le temps linéaire, celui de l’Histoire, autrement dit celui de la production industrielle, fruit du travail social valorisé, dont la plus-value est propriété d’une classe spécifique. Ce temps pleinement réifié est un chemin qui, grâce au Progrès technoéconomique, nous conduit au Futur resplendissant de la fausse conscience. Sur ce point, la perspective anti-historique d’Agustín diffère du point de vue historico-progressiste de Marx et Debord, et se rapproche de celui magico-onirique du surréalisme, mais surtout de la perspective de ceux qu’un Lukács stalinien nomma en son temps romantiques révolutionnaires. En effet, Agustín dénonce l’idée de progrès comme imposture et accuse l’Histoire d’être la scène de la séparation extrême de l’homme et de son être intime, sa tradition. Nous en déduisons que l’Histoire, à l’encontre de l’opinion de Hegel, est le terrain où l’aliénation dépasse toutes les limites.

Bien avant Agustín, le sociologue allemand Ferdinand Tönnies proposa de distinguer « Communauté » et « Association » – Gemeinschaft et Gesellschaft – afin de mieux comprendre les relations sociales qui naissaient à partir du moment où le travail s’éloignait des autres formes d’activité sociale et que l’économie devenait autonome. L’œuvre agustinienne nous suggère un parallèle entre la communauté de Tönnies, empire de la tradition, et l’association, dictature des idées, ou des systèmes d’idées, c’est-à-dire des idéologies. Bien que les noms propres dérangeassent Agustín – de fait, même le sien lui déplaisait – étant donné qu’il aspirait à s’exprimer comme « le commun » qui est anonyme par définition, nous, qui tentons de trouver des liens dans le champ de la pensée critique, nous nous sentons obligés de passer outre sa nominophobie, si l’on peut dire. Nombreux sont les penseurs radicaux, tels Nietzsche, Georges Sorel, Walter Benjamin et Ernst Bloch, qui questionnèrent l’idée de Progrès en soupesant la force des nouveaux mythes comme ceux de la « grève générale », la « révolution » ou le « communisme ». Un « socialisme sans progrès » se profile chez des hétérodoxes comme Gustav Landauer, José Carlos Mariátegui, Simone Weil, Pierre Clastres et Dwight MacDonald, convaincus, chacun à sa façon, que le chemin vers une société libre et solidaire, sans État ni Marché, n’était aucunement contraint de passer par un développement de l’économie fondé sur les avancées technologiques, c’est-à-dire par une industrialisation sans entraves. Cette sorte de romantisme se soulevait contre la civilisation bourgeoise et ses règles modernisatrices au nom de valeurs et d’usages précapitalistes. La déviation vers le passé non industriel ne signifiait pas un retour au même, mais un chemin vers l’utopie égalitaire et traditionaliste, affranchie des archaïsmes patriarcaux. Les communautés agraires et les coutumes communales encore en vigueur – restes de la tradition qui avaient survécu à la tempête historique – pouvaient servir d’inspiration et de guide, facilitant ainsi la démarchandisation, ou plus précisément, la « désaliénation » du temps.
En paraphrasant a contrario l’auteur de Misère de la philosophie, l’horizon utopique signalerait la fin de l’Histoire comme réceptacle des événements momifiés : « il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus », avait écrit Marx en se moquant de Proudhon. Eh bien, il y a eu abstraction du passé, mais, suite à la désintégration du discours dominant grâce aux révoltes émancipatrices, il n’y en a plus. Agustín n’avait pas de plans à offrir pour le saut vers l’harmonie communautaire, ni pour toute autre chose, étant opposé en tant qu’ennemi de l’idéation aux échéances, aux projets et aux modèles. Comme quiconque en proie à l’urgence de ne pas être pressé, il avait confiance dans le fait que le peuple – défini, non pas comme sujet historique, mais de manière négative, comme « ce qui n’est pas le Pouvoir » ou un peu plus concrètement comme « ceux d’en bas » – abjure à son rythme la religion consumériste, donnant libre cours à sa spontanéité créatrice. S’il avait pu donner un conseil à propos de l’action, cela aurait été de s’en tenir au flux des faits et de résister au poids des idéaux. L’action transformatrice, pourvu qu’on ne lui donne pas de noms, suivra son cours à l’encontre de tous les pronostics de mauvaise augure.

Miguel Amorós, le 3 février 2020.

Editions la tempête :https://editionslatempete.com/histoire-contre-tradition/