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Les giménologues aux Tanneries de Dijon
De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins - Un début de sortie du capitalisme en Aragon 1936-1937
Trois jours de réflexions et de débats les 15/16 et 17 juin 2018 sur le thème : Habiter sans posséder

Les giménologues aux Tanneries [1] de Dijon

Trois jours de réflexions et de débats les 15/16 et 17 juin 2018 sur le thème

Habiter sans posséder

La vie collective à l’épreuve de la propriété

Programme du vendredi 15 juin : 10h-12h45 Inspirations historiques :

« De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins » Un début de sortie du capitalisme en Aragon 1936-1937 Par Myrtille Gonzalbo

« La voie paysanne dans la Révolution française » Par Florence Gauthier

« Comment l’expérience zapatiste survit-elle au temps et à la grande échelle ? » Par Jérôme Baschet

« De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins » Un début de sortie du capitalisme en Aragon 1936-1937
Aperçu de quelques étapes de cette expérience que nous aborderons

Nous voulons la constitution de communes libres, indépendantes de tout lien centralisateur, sans autre union que celle résultant des pactes fédéraux librement acceptés et toujours révocables par les communes contractantes.

(Dans le journal Municipio libre, Málaga, 1880, in Leval, p. 25)

Les paysans aragonais accomplirent pour leur compte une révolution sur le terrain économique, et ils firent en sorte que le pouvoir de décision reste au niveau local. […] Ils s’attachèrent en particulier à supprimer l’argent et le salaire individuel […] non seulement par choix économique, mais par sens de la dignité. (José Borrás, p. 167)

Quelques chiffres

L’Espagne des années 1930 est une société encore très agraire. 69% de la population vit dans des localités de moins de 20 000 habitants.

Sur 24 millions habitants on compte 10 à 11 M d’actifs dont 45 à 50% dans le primaire.

50 000 hobereaux possédaient 50% du sol

700 000 paysans aisés : 35%

Un million de paysans : 11%

1 250 000 petits paysans survivaient à peine avec 2% des terres sur des parcelles de moins de 10 ha (leur hantise était de finir dans le salariat)

2 M d’ouvriers agricoles ( soit 40 % de la pop rurale).

La plupart des terres étaient pauvres et peu irriguées.

Dans les régions du sud (beaucoup de latifundios : propriétés de plus de 100 ha) il y avait :

65, 6 % de journaliers

12,8 de fermiers

21,6 de propriétaires

Dans le reste du pays, régions de petite (minifundio 10 ha) et moyenne propriété (10 à 100 ha) – comme en Aragon – il y avait :

33, 2 de journaliers

14,4 de fermiers

52,4 de propriétaires

D’août 1936 à août 1937, une grande partie de l’Aragon rural [2] fournit le cadre du « rêve égalitaire » caressé par des générations d’ouvriers, de paysans et de sans terre espagnols. Le projet communiste libertaire se concrétisa sous l’impulsion de militants anarchistes et anarcho-syndicalistes.


A Rappels sur le concept de communisme libertaire

C’est au sein de l’AIT anti-autoritaire (dans les années 1876-1880) qu’émerge le projet communiste libertaire (CL), conçu par des rescapés de la Commune de Paris. Il se basait sur ces principes :

Abolition immédiate de toute forme d’État, de propriété, de salariat et de valeur d’échange

Appropriation collective et immédiate de toutes les richesses et leur distribution égalitaire

Appropriation et mise en commun de tous les moyens de production (y compris la terre)

Travail réalisé collectivement : chacun travaille selon ses forces, et les richesses produites sont réparties selon les besoins de chacun

Identité d’intérêt entre les travailleurs des villes et ceux des champs, qui s’organisent au niveau de la commune ou du quartier

L’individu constitue le point de départ ; c’est la liberté présidant à la formation des associations et communes qui produit la solidarité et l’égalité

Les communes indépendantes représentent à la fois le contexte et le contenu du processus révolutionnaire

Organisation sur le mode fédéraliste ; critique de la politique et de l’idée de nation.

Le projet fut repris par les communistes anarchistes espagnols en 1888. La CNT syndicaliste révolutionnaire, née en 1910, l’adoptera en 1919. Le premier programme révolutionnaire sera rédigé et publié en 1933 par le médecin anarchiste Isaac Puente : Le communisme libertaire, ses possibilités d’organisation en Espagne. Il sera diffusé à 100 000 exemplaires en trois ans et extrêmement lu par la base anarchiste et anarcho-syndicaliste.

Puente essaya d’harmoniser les deux grandes « familles » de la CNT-FAI, qui divergeaient sur le contenu et l’organisation de la société post-capitaliste : les syndicalistes « industrialistes » et les communalistes. Ces derniers étaient en perte de vitesse dans les années trente :

À l’intérieur du mouvement ouvrier, les anarchistes qui pensaient que le syndicat devait devenir le fondement de la future société communiste libertaire gagnèrent du terrain par rapport à ceux qui tenaient une position plus individualiste, ou ceux qui considéraient que les fondations de la nouvelle société seraient les communes rurales. Les anarcho-syndicalistes voyaient dans le syndicat […] la base organisationnelle du communisme libertaire. Leur position reflétait l’acceptation croissante de l’industrialisation parmi les militants libertaires.

(M. Seidman, in Ouvriers contre le travail, p. 58)

Les années 1920 et 1930 virent s’affronter théoriquement les deux courants lors de vifs débats. Pour les syndicalistes « purs », il fallait désormais dépasser « l’infantilisme du CL basé sur les prétendues commune libres et indépendantes » :

À la concentration du capitalisme doit correspondre celle de la force du prolétariat ; le syndicalisme est industrialiste dans la mesure où il se voit obligé d’adapter ses comportements aux coordonnées technologiques et économiques du système auquel il veut succéder.

Le Syndicat d’industrie, complément de la Fédération nationale, est la meilleure forme d’organisation possible, non seulement comme instrument de résistance face au capitalisme, mais aussi comme valeur pour supplanter ce dernier dans l’hégémonie et la direction de la société.

La Fédération d’industrie sert à concentrer les initiatives et l’action du prolétariat des industries sur un plan national d’opposition au capitalisme, et aussi à préparer pratiquement la structuration de l’appareil économique de demain. […] La réorganisation et l’articulation de la machine économico-industrialo-agricole, c’est-à-dire toutes les sources de la richesse sociale, sera la mission des Syndicats. […] La Fédération nationale d’industrie sera l’instrument général […] des luttes pour la subsistance économique de la société sans classes […], et pour la mise en forme des principes du communisme libertaire.

[Extraits de la Motion sur la création de la Fédération Nationale d’industrie, III° congrès CNT juin 1931].

Pour les communalistes, tendance « agrariste » il fallait ne pas se laisser absorber par les rouages de l’économie bourgeoise :

Vu que l’Espagne est plutôt une nation agricole qu’industrielle, pourquoi créer une Fédération d’industrie ? […] Et même s’il y avait cette forme de concentration capitaliste […] est-il possible que nous abandonnions nos principes et cédions simplement du fait que l’économie bourgeoise se développe de cette manière ? […] Plutôt que dans le sentiment industrialiste, c’est dans la solidarité et la conscience de classe des syndicats et organisations les plus immédiats que nous devons chercher l’efficacité […]. La lutte que les travailleurs ont engagée ne se limite ni se circonscrit à une amélioration immédiate ou progressive de type industrialiste ; elle est plutôt résolument révolutionnaire et négatrice de l’ordre bourgeois capitaliste dont nous voulons la totale disparition […] Nous ne pouvons nous baser sur la structure économique bourgeoise, ni nous adapter à elle, ni aller à sa remorque ; en tant que révolutionnaires, nous devons subvertir ses valeurs. (Un intervenant au Congrès de juin 1931, In Peirats, 2017, pp. 89-90)

Si nous devions planifier l’organisation libertaire future, nous donnerions toujours l’avantage à la commune plutôt qu’à la base industrielle. (Santillán, 1925).

La garantie d’un non-retour du capitalisme réside dans une vie économique agricole et industrielle décentralisée, disséminée sur toutes les communes, grandes et petites. (1927)

La nouvelle économie d’un monde d’égaux et d’hommes libres à la quelle nous aspirons doit décongestionner les monstrueuses agglomérations urbaines créées […] par la puissance capitaliste. Nous proposons au monde ouvrier le retour à un point de départ perdu : la « commune libre », et à partir de cette base naturelle, (…) véritable ciment de la biologie sociale (…), nous structurerons la vie nouvelle à partir d’une répartition […] des instruments mécaniques réellement utiles, en reliant le développement agricole des communes à ses dérivés industriels en fonction des besoins locaux précis. C’est-à-dire que l’industrialisation sera strictement restreinte aux produits qui vont avec une vie simplifiée où les besoins de l’esprit ont davantage d’espace et de temps pour se cultiver. (In Tierra y Libertad, 18 juillet 1931)

Quand nous aurons gagné, le syndicalisme aura terminé sa mission puisque disparaîtra le régime du salariat qui lui a donné vie. (Urales, Le syndicalisme espagnol. Sa désorientation, Madrid, 1923, In Paniagua, 1982 p. 108, note 14).

Le CL des communalistes était visiblement le plus proche de celui des origines.

Puente proposa un programme minimal dans lequel le municipio libre, l’assemblée des travailleurs d’une localité, était l’élément fondamental de l’organisation à la campagne, « où la réalisation du CL est la plus simple à réaliser car la commune est une institution enracinée et très ancienne ». Chaque localité se fédère aux autres et aux syndicats industriels.

En ville, les ouvriers de l’industrie se serviront de la Fédération locale du syndicat et de la Fédération nationale d’industrie comme structures de base de la production. Le syndicat est « l’organisation vers laquelle vont spontanément les producteurs ».

Sept points étaient énoncés dans son programme :

1 Abolition de la prop privée

2 Abolition de l’État et de l’autorité

3 Toute la souveraineté revient à l’assemblée

4 Travail obligatoire pour tous les membres mais abolition totale du salariat : personne n’exploite plus personne. Ceux qui ne travaillent pas (anciens, enfants, malades) sont pris en charge par le collectif. Le salaire est remplacé par un carnet de producteur ou de rationnement, selon le principe « à chacun selon ses besoins »

5 « Les échanges de produits nécessaires entre localités se font sans équivalence de valeur, car ils sont tous équivalents en soi, quel que soit le travail qu’ils ont demandé ou l’utilité qu’ils représentent. La notion de valeur est étrangère à l’économie libertaire, il n’y a donc aucune raison de la mesurer avec la monnaie. »

6 Cette formule de la « nouvelle justice distributive » ne se résoudra équitablement que par l’abondance obtenue, notamment en rationnant ce qui est rare.

7 Distribution organisée par la collectivité (ou par les coopératives qui existent déjà).

La motion sur le CL adoptée au congrès de la CNT de mai 1936 eut un grand retentissement. Elle prit acte des « deux manières d’interpréter le sens de la vie qui s’agitent au sein de la CNT » et proposa « d’ébaucher les contours du CL », modifiables en fonction de l’expérience. Elle reprit l’essentiel du programme de Puente en donnant une place importante à la commune libre, au grand mécontentement des syndicalistes industrialistes. Elle fut propagée dans les campagnes de mai à juillet par les militants anarchistes et de la CNT.

Après le 19 juillet 1936, la partie la plus syndicaliste de la CNT et la FAI est à la manœuvre à Barcelone. « En fonction des circonstances », les « comités directeurs » n’abolissent pas l’État, et n’appellent pas au CL – et ne le feront jamais. Cela va engendrer de grandes tensions dans le mouvement. Un an après García Oliver assumera cet abandon :

Le destin de l’Espagne – et l’on jugera de la vraie grandeur du rôle joué par Companys [3] et par notre Organisation lors de cette rencontre historique [le 21 juillet 1936] – se décida en Catalogne entre communisme libertaire, ce qui signifie dictature anarchiste, ou démocratie, ce qui signifie collaboration. » (in Vernon Richards, 1997, p. 54, note 14)

Par contre, début août 1936, en Aragon, dans ce qui devint en quelques jours la seule province sans État du pays, et contre l’avis de son syndicat, le Comité Régional de la CNT se lança à fond dans la première étape du CL.

B Le processus mis en œuvre en Aragon

Le plus souvent, pour commencer, on brûle les registres notariaux et d’état-civil, l’église ou son contenu, les documents bancaires, et parfois même l’argent ; ou bien on n’y touche pas, ou encore le comité le met de côté pour de futures transactions (armes, machines).

Partout la nouvelle génération de jeunes libertaires qui avaient surgi (ou étaient revenus) en milieu rural mirent en place des ateneos, des centres de lectures, et de discussions, des écoles rationalistes, et des cafés où ceux qui désormais travaillaient moins (en tout cas au début) allaient s’y délasser.

Protégés par les colonnes de miliciens anarchistes déployées sur les 300 kms de front, les villageois les plus déterminés moissonnent les terres des gens de droite partis à Zaragoza ou exécutés. La récolte est aussitôt redistribuée entre tous les habitants des villages.

Quasiment partout se constituent des comités antifascistes ou des comités révolutionnaires qui s’installent dans les bâtiments des mairies, avec des représentants de plusieurs tendances, où les anarcho-syndicalistes sont souvent majoritaires. Si une colonne est proche, des membres du comité de guerre et du comité d’investigation y participent aussi. Les décisions sont prises en AG. Des juntes administratives et un comité de gestion municipale sont nommés, avec des membres révocables.

Extrait de Gaston Leval : Espagne libertaire 36-39  [4]

Très vite dans les régions agraires, particulièrement en Aragon, est apparu un organisme nouveau : la Collectivité. Personne n’en avait parlé avant. Les trois instruments de reconstruction sociale prévus par ceux des libertaires qui s’étaient avancés quant aux prévisions de l’avenir étaient d’abord le Syndicat, puis la coopérative qui ne ralliait pas beaucoup de partisans, enfin, sur une assez large échelle, la commune ou organisation communale.[…]

Cette Collectivité est née avec ses caractéristiques propres. Elle n’est pas le Syndicat, car elle englobe tous ceux qui veulent s’intégrer à elle, qu’ils soient producteurs […] ou non. Puis elle les réunit sur le plan humain, intégral de l’individu, et non pas seulement sur celui du métier. Il n’y a plus de catégories professionnelles s’opposant les unes aux autres, et faisant des producteurs des privilégiés de la consommation par rapport à ceux qui, telle la femme au foyer, ne produisent pas, […] au sens économique et classique du mot.

La Collectivité, n’est pas non plus […] la Commune, le municipe. Car elle se sépare des traditions des partis sur lesquels la commune est habituellement construite. Elle englobe à la fois le Syndicat, et les fonctions municipales. Elle englobe tout.

Chacune des activités est organisée en son sein, et toute la population prend part à sa direction, qu’il s’agisse de l’orientation de l’agriculture, de la création d’industries nouvelles, de la solidarité sociale, de l’assistance médicale, ou de l’instruction publique. […]

Par rapport à la Collectivité, le Syndicat ne joue plus qu’un rôle secondaire, ou accessoire. Il est frappant de voir comment, dans les zones agricoles, il a été le plus souvent relégué spontanément, presque oublié, malgré les efforts que les syndicalistes libertaires et les anarcho-syndicalistes avaient auparavant déployés. La Collectivité l’a déplacé. Le mot même de Collectivité est né spontanément, et s’est répandu dans toutes les régions d’Espagne […] où a eu lieu la révolution agraire. […]

Il n’est pas interdit d’émettre l’hypothèse que ces deux vocables - collectivité et collectivisme - désignaient mieux pour les populations, le sens moral, humain, fraternel que ne le faisaient les mots Syndicats et syndicalisme. […] l’homme au-delà du producteur. Plus besoin du Syndicat quand il n’y a plus de patrons.

Selon José Borrás (p. 144), collectiviste à Pina de Ebro, schématiquement le fédéralisme communiste libertaire connut trois phases et trois formes de développement, avec des combinaisons diverses selon les lieux et les rapports de forces.

1 La comunidad (ou municipio), est constituée dès le mois d’août par tous les habitants de la localité qui s’approprient tout ce qui relève de la juridiction [5], et gèrent les terres, biens et bâtiments des grands propriétaires. La récolte s’effectue collectivement, et la production est redistribuée égalitairement. Ceux qui ne possèdent rien sont nourris. D’août à octobre 1936, ces communes se développent en complète autonomie, et ne se structurent pas en dehors de la localité. Mais pour les communistes libertaires, on courait le risque d’un repli sur soi, et que se développent des communes riches et d’autres pauvres. Et si certains municipios mirent absolument tout en commun, dans d’autres villages certains petits propriétaires se montraient réticents.

2 La collectivité se crée alors sur le principe du volontariat avec des ouvriers agricoles et les petits propriétaires qui amènent leurs terres, semences, outils, bétail et argent. Chaque famille garde son potager, sa basse-cour et le cochon

3 Fin août 36 apparaît la Fédération des collectivités au niveau local puis comarcal, et en février 1937, au niveau régional. À cette date : 456 délégués de communes représentaient 275 collectivités et 141 000 affiliés.

Le travail

Dans beaucoup de villages, toutes formes de fermage, de métayage ou de salariat sont abolies, et le principe du travail collectif est adopté. Le travail est obligatoire pour les hommes de 14 à 60 ans, et pour les femmes non mariées.

Dans les champs, les parcelles sont regroupées, et les travaux s’effectuent en équipes affinitaires ou familiales, souvent avec les enfants de plus de 14 ans. Il est parfois procédé à une rotation des tâches par rapport à leur pénibilité, et à des déplacements de main-d’œuvre d’une zone à l’autre.

Quand c’est possible, il est recouru aux machines et engrais. Des collectivistes ont calculé qu’en les utilisant au mieux, ils pourraient satisfaire leurs besoins en travaillant seulement 3 heures par jour. Mais du fait de la guerre, en moyenne 20 % des hommes seront absents : les journées de travail redeviendront aussi longues qu’avant, et même parfois plus. Et il y aura des conflits en certains endroits entre ceux qui estimaient trop travailler par rapport à d’autres.

La redistribution  : Selon Borrás (pp. 180-183), si les conditions de travail furent assez similaires d’une collectivité à l’autre, le mode de rétribution prit des formes diverses, bien que le principe du salaire familial fut majoritairement appliqué :

Parfois la collectivité choisit de redistribuer la production en fonction du travail réalisé, selon le critère marxiste [6] ; ou bien – le plus souvent – elle applique le salaire familial, prenant plus en compte les besoins que le travail effectué, ce qui se rapproche le plus du critère libertaire [7].

Au début la consommation est libre, seulement contrôlée par un carnet à souches : chaque membre reçoit un vale (bon) émis par le comité en échange de sa présence au travail, avec lequel lui et sa famille se servent au magasin collectif ou à la coopérative dans le tas de ce qu’il y a. Puis apparaît le carnet familial à partir duquel on reçoit le nécessaire en biens de consommation avec des vales (bons ou coupons de rationnement valables pour tant de quantité de tel produit). La famille collectiviste reçoit même des pesetas – pour les voyages ou pour los vicios [8], ou pour acheter ailleurs ce qui manque localement. Tout ceci varie aussi selon que beaucoup de services sont gratuits ou pas (loyers, eau, électricité, médecin).

Les surplus

Une comptabilité très précise est tenue au niveau local ou comarcal : production, entrées et sorties : tout est inscrit. La junte administrative de chaque collectivité applique les accords de l’assemblée, et établit les statistiques de production et de consommation.

Des surplus [9]sont envoyés aux miliciens (dont ceux du village, qui eux-mêmes transmettent une partie de leur solde à la commune pour acheter des livres ou des outils et machines), et aux villes en difficulté comme Madrid.

Des surplus sont aussi redistribués vers les collectivités plus pauvres (système de compensation) par le biais de la Fédération cantonale des collectivités, qui se met en place quasi-naturellement en septembre 1936, car cela correspondait aux déplacements habituels des paysans. Des magasins comarcales (cantonaux) se créent, on équipe les villages en électricité et en téléphone. On procède à des prêts de machines, à l’assistance technique, on acquiert des moyens de transport.

Du fait de l’abolition du marché libre, il n’y a plus de commerces de détail. Aucune collectivité ne peut commercer pour son compte. Le troc est privilégié avec les collectivités urbaines. L’argent conservé peut être utilisé par les comités pour l’achat de matériel. Parfois des monnaies municipales sont créées pour effectuer des transactions à usage local.

La création de la Fédération Régionale en février 1937 indique que les collectivistes veulent se donner des structures propres. On s’accorde sur ces principes lors du congrès de constitution :

Implantation dans toute la région des bases fondamentales de l’économie, de l’éducation, de la santé et des échanges culturels

Abolition de la propriété privée comme droit héréditaire, et de celle du salariat

Création de la caisse de compensation.

Suppression de l’argent [compris la monnaie locale créée par les communes]

Contrôle des échanges de produits sans qu’aucun comité ni particulier ne puisse profiter du travail commun.

La Fédération régionale généralise le recours au livret familial où sont inscrits les besoins de chaque famille en nourriture, prestations sociales, assistance aux personnes âgées, école, selon le nombre de personnes qui la composent.

Pour tout cela, chaque collectivité doit établir des statistiques sur ses biens, ses prévisions de récolte, ses surplus, ses besoins et les transmettre à la Fédération régionale. Les collectivités qui ont de l’argent le déposent au Comité régional des Collectivités pour faire face aux importations, aux achats de matériel et aux échanges solidaires. (Leval, p. 83) Mais la pratique des statistiques se heurte très vite à la résistance des villageois, qui ont le sentiment de ne pas maîtriser ce qui se produit au-delà du comarcal. Ils craignent de perdre leur autonomie. (Carrasquer, p. 53).

En théorie aucune spéculation ne peut surgir grâce au contrôle collectif de la production, tandis qu’à Barcelone, où le marché est resté libre, dès l’automne 1936 la peseta ne cesse de se dévaluer, les prix montent et la guerra del pan commence à sévir. Mais la situation du ravitaillement se détériorera aussi en Aragon. L’économie de guerre avec l’armée de conscription rétablie jouent contre la socialisation en milieu rural. Les collectivités sont des enclaves en sursis dans un système où perdurent l’État, le salariat et le marché.

Les « individualistas » : Ceux des petits propriétaires qui ne veulent pas entrer dans la collectivité ne peuvent salarier personne, et ne profitent pas de ses avantages, en principe (accès aux machines, engrais, semences). Mais il y aura beaucoup d’exceptions et d’aménagements : des familles non collectivistes travaillent en groupe avec les autres. Ailleurs, des « individualistes » travaillent de leur côté, mais toute leur production est remise au conseil local, qui la répartit selon les besoins, ou procède aux échanges. La terre que les « individualistes » ne cultivent pas est collectivisée (s’ils en ont assez pour vivre). Cette propriété n’est pas inscrite au Registre civil, et elle ne peut être transmise par héritage. La production des individualistas est non commercialisable.

Les tensions

De fait l’attachement forcené à la propriété (même minuscule, pour ne pas sombrer dans le salariat), perdura à côté des collectivités, même chez des affiliés à la CNT :

« Nous les Aragonais apprécions l’indépendance et la liberté et nous avons un sain orgueil. » […] Les propriétaires avaient l’impression d’aller mendier [au magasin de la collectivité] pour obtenir ce qui, de leur point de vue, leur appartenait de droit. […] La liberté peut se définir de multiples manières, mais sans aucun doute pour beaucoup de paysans, cela signifiait continuer à se comporter comme ils l’avaient toujours fait. (Fraser, pp. 499-500).

D’autres estimaient que si la révolution reculait sur l’abolition de la propriété privée, elle offrirait à ses ennemis l’occasion de la réduire. Dans les brochures et journaux anars revenait sans cesse le même constat : « L’idéologie selon laquelle l’accès à la propriété de la terre était synonyme d’ascension sociale avait la peau dure. »
Un des délégués de colonne anarchiste, Saturnino Carod connaissait bien l’attachement des petits propriétaires aragonais à leur terre. Il estimait qu’il ne fallait pas les forcer à intégrer la collectivité. Priver les petits paysans de leur terre, « c’est leur arracher le cœur. Elle fait partie de leur être, elle les tient en esclavage ». Il fallait, selon lui, collectiviser seulement les terres communales et les propriétés de ceux qui avaient fui, et leur fonctionnement « servirait d’exemple pour le futur », stimulerait les petits propriétaires.

Selon Borrás (p. 184) « les rapports entre les collectivistes et les individualistes ne furent pas toujours cordiaux mais pas détestables non plus, au moins jusqu’en août 1937 ». Mais en février 1937, la Généralité de Catalogne déclara que personne ne pouvait intégrer une collectivité de manière forcée, et que ceux qui voulaient en sortir le pouvaient. La résistance des petits propriétaires fut encouragée et utilisée comme un cheval de Troie par la contre-révolution, notamment par le PCE (et le PSUC), devenu le parti de la défense de la propriété et du marché libre. Des collectivités durent prendre de nouvelles dispositions :

À Pina de Ebro : « La Collectivité se sépare complètement de ceux qui voudront continuer à vivre en régime individualiste ; si bien qu’ils ne pourront avoir recours à elle, en aucune façon. Ils travailleront leurs terres par eux-mêmes exclusivement ; toutes les terres qui resteraient infructueuses entre leurs mains passeront à la collectivité. »
À Oliete le 22 avril 1937 la collectivité décide que « tous les camarades qui sont mécontents d’elle sont libres de la quitter et de travailler leur propriété tous seuls. Les camarades individualistes s’abstiendront d’agir contre la collectivité, sinon ils seront jugés comme contre-révolutionnaires. »

C L’attaque des collectivités

La Généralité envoya des divisions à dominante communiste ravager l’Aragon en août 1937 : 30% des collectivités en Aragon furent complètement détruites, avec pillage radical (y compris des semences), et arrestation de 600 collectivistes, et liquidations de certains.
Dans plusieurs villages, des femmes prirent les rênes des collectivités et poursuivirent les travaux les plus urgents. Et quand les forces d’invasion se préparèrent à rendre aux familles des fascistes enfuis les terres confisquées (avec les machines, animaux etc.), elles se mutinèrent et affrontèrent les soldats. Les anciens ouvriers refusèrent de travailler sur les terres à nouveau privatisées.
Tout cela désorganisa complètement les campagnes au moment des récoltes et des semis. Le ministère de l’Agriculture recula devant le désastre économique en cours, et autorisa à nouveau les collectivités. La plupart se reconstitueront aussitôt (y compris dans villages au début hostiles), et elles tiendront jusqu’à l’entrée des franquistes en mars 1938. La lutte sourde entre propriétaires revenus et les collectivistes durera jusqu’à la fin de la guerre, avec des résultats divers selon le rapport de force local.

Un bilan

La remise en question de la propriété privée, le regroupement des parcelles, le travail en commun systématique, l’installation de l’irrigation et un début de mécanisation, le recours à des engrais, à des machines et tracteurs – surtout apprécié par les jeunes – bouleversèrent indéniablement une agriculture essentiellement basée sur la traction animale et des terres travaillées solitairement. Mais le fait que des collectivités aient redémarré après le passage des divisions socialo-communistes montre que le projet prenait forme. Il concerna près de 300 000 habitants de l’Aragon républicain.

Selon Kelsey, « le CL et la collectivisation agricole n’étaient pas des projets économiques ni des principes sociaux imposés à une population hostile par des équipes spécialisées d’anarcho-syndicalistes urbains. Il s’agissait plutôt d’un mode d’existence et d’organisation agraire adapté par les anarchistes ruraux à partir de leur propre expérience agricole, et adopté par les comités locaux comme l’unique et plus raisonnable alternative au type d’organisation féodale et capitaliste qui finissait de disparaître ».

Et pour Diez Torre : « Le CL proposa une option progressiste différente de celle qui est aujourd’hui devenue exclusive, mais en s’articulant sur d’autres idées que celles de réussir économiquement. »

« Il ne faut pas oublier que la finalité du système collectiviste n’était pas exclusivement économique », souligne un autre historien (Rocó Navarro). Il note le désintérêt des anarchistes pour les statistiques au sens où elles relevaient d’une logique spécifique, d’une conception de la vie où l’efficacité productive est le facteur principal. Alors que ce qui était réellement révolutionnaire dans beaucoup de villages espagnols c’était de tout mettre en commun, d’en finir avec la compétition et l’exploitation, etc.

José Borrás écrivait en novembre 1936 :

La CNT se prononce pour la collectivisation de la terre parce qu’elle la considère comme le point de départ vers l’émancipation morale et matérielle du paysan. C’est-à-dire que nous la considérons comme un moyen, un chemin, mais non comme une fin. (in D. Torre, p. 478)

Il insista sur l’envergure du projet révolutionnaire entrepris :

Les travailleurs aragonais prirent leur destin en main au lieu de se limiter à faire fonctionner les usines comme la veille, ou à saisir le manchon de la charrue. (p. 147)

Et dans son bilan (pp. 164-166), il soutenait que la révolution constructive réalisée en Aragon fut plus profonde, plus égalitaire, beaucoup plus socialisante et autogestionnaire qu’en Catalogne :

L’industrie catalane fut collectivisée, ou syndicalisée à 70 % dès le fascisme abattu. Cela se passa dans toutes les entreprises de plus de 100 ouvriers, et dans tous les services publics. […] [Toutefois] non seulement on respectait le principe du salaire individuel, non seulement il variait d’une entreprise à l’autre, mais encore on pratiquait une échelle de salaires dans la même entreprise. […] La sujétion des entreprises collectivisées au contrôle et aux décisions de la Généralité devint la règle, ce qui annulait par voie légale le processus d’autogestion. […] Quant aux collectivités agricoles de Catalogne, il faut dire que la plupart s’organisèrent quand la Généralité les légalisa en octobre 1936.

Les Giménologues 5 juin 2018.

Aperçu bibliographique

Borrás, José, Aragón en la revolución española, César Viguera ed., Barcelona, 1983.
Carrasquer, Felix Les collectivités d’Aragon. Espagne 36-39, CNT RP, 2003
Collectif Equipo juvenil Confédéral, La collectivité de Calanda. 1936-1938. La révolution sociale dans un village aragonais, (témoignage de Miguel Celma), Ed CNT RP, 1997.
Colectividades campesinas (Las) 1936-1939. Ed. Los de siempre, Tusquets, Barcelona, 1977.
Díez Torre, Alejandro, Trabajan para la eternidad. Colectividades de trabajo y ayuda mutua durante la guerra civil en Aragón, La Malatesta, Madrid, 2009.
Floristán, Julián, Cosas vividas, Asociación I. Puente, Vitoria, 1991
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