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Causerie des Giménologues à Publico
le 5 novembre 2016 • autour de nos dernières publications

Causerie des Giménologues à Publico
le 5 novembre 2016 autour de nos dernières publications
Les Fils de la nuit (réédition enrichie) et A Zaragoza o al charco !




La diffusion-éclair de 3000 exemplaires en deux mois de la réédition des Souvenirs d’Antoine Gimenez indique combien le bougre a trouvé les mots pour nous parler des femmes et des hommes engagés dans l’expérience révolutionnaire espagnole, et des « motivations plus ou moins conscientes qui les faisaient agir ».

En cette 80e décennie, les derniers témoins ne sont quasiment plus là. C’est en leur hommage que nous avons rassemblé dans A Zaragoza o al charco ! des parcours personnels recueillis entre 2006 et 2010 auprès de protagonistes ou leurs enfants, devenus des amis.

La charla sera proposée avec un support photos.

1. Nous évoquerons les nouveautés contenues dans la réédition des Fils de la nuit, puis nous aborderons les conditions de la chute de Saragosse en juillet 1936, et ses conséquences, à travers les récits de

Engracia Galván, fille de Florentino, militant CNT et membre du Conseil d’Aragon
Petra Gracia, jeune libertaire de Saragosse, mère de Tomás Ibánez
Emilio Marco, milicien de la colonne conduite par Antonio Ortiz
Hélios Peñalver, fils de Juan, cénétiste du Bajo Llobregat et centurion d’Emilio
Isidro Benet, du Groupe International de la colonne Durruti, et son fils César
Antoine, fils de Manolo Valiña, homme d’action de la CNT-FAI.

2. Nous reviendrons ensuite sur le déploiement de l’anarchisme en Espagne avant 1936

Depuis le milieu du XIX° siècle, en Andalousie, en Catalogne, dans le Levant, une rencontre fondamentale s’est produite entre une grande partie des classes populaires foncièrement antimilitaristes, anticléricales et antiétatiques, et les idées libertaires portées par des anarchistes individualistes s’activant dans les Ateneos ou dans les groupes d’affinité, souvent clandestins.

Les premiers syndicats se constituèrent en 1862 principalement en Catalogne et au Pays Basque. À la suite de la visite de Fanelli en Catalogne, les « Alliancistes » espagnols les organisèrent en sections et fédérations de métiers, rassemblées dans une Union de Fédérations au sein de la Fédération Régionale Espagnole [FRE], section espagnole de l’AIT, fondée en 1870. Des caisses de résistances furent également constituées ainsi que des coopératives à caractère révolutionnaire.
Après avoir subi les coups de la répression, le syndicalisme révolutionnaire reprit de la vigueur au début du XXe siècle en s’inspirant de son homologue français. La première grande grève éclata à Barcelone en 1902, et celle de 1909 fut transformée en insurrection urbaine par la population des quartiers.
La CNT – organisation décentralisée, sans permanent et apolitique – vit le jour en 1910 ; les activités de ses militants s’imbriquèrent intimement dans celles des réseaux de barriadas barcelonais, et dans les pratiques spontanées des habitants résistant dans leur vie quotidienne.
Dans les années 1930, ces dernières se systématisèrent, combinant action directe et action syndicale. Tout cela engendra une contre-culture populaire, centrée sur le quartier et l’idéal communiste libertaire, et déboucha sur les tentatives de sortie du capitalisme de l’été 1936.

3. Nous évoquerons la genèse du communisme libertaire depuis l’apparition du concept de « communisme anarchiste », adopté en 1880 au congrès de la Fédération Jurassienne, jusqu’à son adoption comme programme révolutionnaire au congrès de Saragosse en mai 1936.

Le communisme anarchiste fut le fruit d’une invention collective. Aux yeux de Dumartheray, Kropotkine, Malatesta ou Élisée Reclus, l’économie collectiviste défendue par les bakouniniens, suivant le principe « À chacun selon son travail », maintenait la propriété privée, le marché et l’argent, mais aussi le système du salariat en faisant dépendre la distribution de la nourriture et autres biens de la contribution du travail de chaque individu.
Ils proposèrent une nouvelle formule : « De chacun suivant ses forces, et à chacun selon ses besoins », et cela représente un acquis essentiel pour la critique des rapports sociaux propres au capitalisme, constitués par le travail et sa quantification.
On assista donc au développement, dans le sillage de l’émancipation de la Commune de Paris, d’une nouvelle vision de la révolution fondée sur l’autonomie communale et la fédération ou l’association libre de ces unités autonomes. Kropotkine estimait que pour les travailleurs, quelle que soit leur nation, « la commune libre serait dorénavant le moyen par lequel les idées du socialisme moderne pourraient se réaliser. » Pour autant il se disait communiste et non communaliste :

« Pour nous, “Commune” n’est plus une agglomération territoriale ; c’est plutôt un nom générique, un synonyme de groupement d’égaux, ne connaissant ni frontières ni murailles. »

Selon Kristin Ross, « L’imaginaire de la commune », les points forts qui émergèrent des débats étaient les suivants :

Les communes indépendantes sont à la fois le contexte et le contenu du processus révolutionnaire.
Loin de le réduire, l’égalité rend possible l’individualisme. L’individu constitue le point de départ, et c’est la liberté présidant à la formation des associations qui produit la solidarité : les groupements de forces révolutionnaires se font librement, en dehors de toute association communale
La commune libre suppose la dissolution simultanée du Capital, de l’État et de la Nation
Démantèlement des grandes bureaucraties et du centralisme, y compris industriel
Abolition du salariat, de la valeur d’échange, et de la propriété privée
« À chacun selon ses moyens et ses besoins » : mais pour Reclus, cette idée n’allait pas assez loin ; on ne peut mesurer le besoin individuel qu’en tenant compte des besoins des autres.
Refus de subordonner l’espoir au déterminisme économique
L’insuffisance des moyens matériels n’est pas « naturelle », c’est seulement le point de départ obligatoire de l’activité économique sous le capitalisme
Les communistes anarchistes annoncent la fin de la rareté
Identité d’intérêts des travailleurs des villes et ceux des champs : celui des villes était le paysan d’hier, et le paysan le futur salarié-esclave de demain.
L’association des travailleurs de la terre est le plus grand développement du siècle

On retrouvera beaucoup de ces thèmes chez les anarchistes individualistes et communalistes espagnols de la fin du XIX° siècles, tel F. Urales.

Mais de 1881 à 1919, les vives polémiques entre « collectivistas » (notamment les syndicalistes catalans) et « communistas anarquícos » (notamment les journaliers andalous) expliquent l’adoption relativement tardive du communisme libertaire en Espagne.
Lors de son deuxième congrès en 1919, la CNT l’adopta comme but sans que le principe soit très défini : « Quelle sera la meilleure orientation à se donner pour arriver au plus vite à l’abolition du salariat et à l’implantation du communisme libertaire ? ».

De fait, au fil des années et des congrès, les deux grands courants de l’anarchisme développèrent chacun leur conception du mode opératoire post-révolutionnaire, même si beaucoup de liens historiques, politiques et personnels reliaient les représentants des deux courants :

1) Les communalistes (ou ruralistes) considéraient que le capitalisme et l’industrialisme étaient consubstantiels, et que c’était à la commune rurale et non au syndicat de prendre en charge la socialisation. Après l’abolition du salariat, le syndicat qui lui était lié devait d’ailleurs disparaître.

2) Pour le courant anarcho-syndicaliste, faire la révolution revenait à adapter l’anarchisme aux exigences du développement industriel, en lieu et place de la bourgeoisie considérée comme incapable et parasitaire. Ses partisans choisirent en 1931 de reconduire le syndicat dans la société post-capitaliste, et apparemment, il ne fut plus question d’abolir le salariat dans les synthèses des congrès de la CNT de 1931 et 1936.

« Le CL est l’organisation de la société sans Etat et sans propriété privée. […] Les axes organisationnels autour desquels la vie future se formera existent déjà dans la société actuelle : ce sont le syndicat et la commune libre. » (Puente)

En 1933, la brochure largement diffusée et lue d’Isaac Puente, Le communisme libertaire. Ses possibilités de réalisation en Espagne, offrit au mouvement un texte de référence qui tentait de concilier les deux tendances. Puente y défendait les principes suivants :

Abolition de la propriété privée, de l’autorité et du salariat
Toute la souveraineté revient à l’assemblée
Le travail est obligatoire pour tous les membres
La distribution est organisée par la collectivité
« Les échanges de produits nécessaires entre localités se font sans équivalence de valeur, car ils sont tous équivalents en soi, quel que soit le travail qu’ils ont demandé ou l’utilité qu’ils représentent. La notion de valeur est étrangère à l’économie libertaire, il n’y a donc aucune raison de la mesurer avec la monnaie. »

Là encore on notera la volonté de rompre avec les formes sociales du capitalisme caractérisées par l’échangeabilité des marchandises en fonction du temps de travail cristallisé en elle.

Mais au milieu des années trente, certains théoriciens anarcho-syndicalistes estimèrent que le communisme libertaire n’était plus un projet tenable face au développement de l’économie, et qu’on pouvait le jeter aux poubelles de l’histoire :

« Le syndicalisme a fait une révision des valeurs de l’anarchisme (…) ; ce dernier doit convenir que l’homme de ses réalisations n’existe pas et que l’organisation de la société ne peut être celle qui fut conçue avant la révolution industrielle. » (Ricardo Fornells, en mai 1933)

Et ils critiquèrent l’adoption de la motion sur le communisme libertaire lors du IV° congrès de la CNT de mai 36.
Ce sont ceux-là qui furent aux commandes après le 19 juillet 36 à Barcelone, où l’abolition du salariat ne fut pas appliquée et le communisme libertaire discrètement abandonné, tandis que les familles des quartiers de Barcelone s’appropriaient et mettaient en commun les lieux de production, les terres, les outils, le travail et ses produits.
De fait c’est en Aragon, seule province espagnole sans Etat pendant près d’un an, que l’on mit vraiment en route le programme de Puente, et que des hommes et des femmes appliquèrent l’abolition du salariat, de la propriété privée et du marché, « non seulement par choix économique, mais par sens de la dignité ».

4. La sortie du capitalisme tentée en Aragon en 1936 et 1937

Selon Frank Mintz, « la tendance la plus révolutionnaire de la CNT adopta le programme proposé par Isaac Puente. » Mais le Comité Régional de la CNT d’Aragon se retrouva plutôt seul à soutenir la socialisation libertaire en cours dans les communes rurales.

Mariano Vázquez intervint lors du plenum interrégional de Caspe du 29 août 1936, où il était question de constituer une Fédération cantonale des collectivités paysannes :

« Le peuple aragonais doit faire le point avant de se lancer dans une aventure qui irrémédiablement aura des conséquences catastrophiques pour les Aragonais et pour notre organisation. » (Tierra y Libertad, 3 septembre 1936)

Ce qui scandalisa le délégué de Valderrobres, Julián Floristán. Il en reparla dans ses mémoires (1991) en ces termes :

« Au lieu de nous encourager à continuer l’œuvre entreprise, Marianet commença par nous dire qu’en Aragon nous passions par-dessus les accords organiques (en réalité il semble que l’accord fut pris dans une réunion de militants – et à la majorité simple – de ne pas implanter le communisme libertaire pour ne pas indisposer les secteurs républicains…), et que nous étions allés trop loin en décidant de reconstruire la vie de façon collective dans les villages d’Aragon libérés du fascisme. Que je m’en souvienne, on ne lui répondit pas comme il l’aurait fallu. Je pense qu’aucun délégué ne l’avait pris au sérieux […]. Et nous continuâmes obstinément notre labeur sans tenir compte du reproche. »

La socialisation libertaire en Aragon fut, comme on le sait, attaquée de toutes parts et guère défendue par l’appareil CNT-FAI. On ne peut donc se satisfaire de la thèse d’une partie de l’historiographie anarchiste qui soutient que toute la CNT-FAI était comme un seul homme derrière le projet communisme libertaire, et qu’il ne succomba que sous les coups de la réaction ou des staliniens.

5. La « socialisation » par le travail à Barcelone 1936-1938

De juillet 1936 à janvier 1939, les syndicats CNT et UGT procédèrent ensemble, malgré les difficultés dues à la guerre et au-delà de leurs dissensions, à un début de rationalisation, de standardisation, de concentration et de modernisation de l’archaïque appareil industriel barcelonais. Ils se battirent pour créer un marché national compétitif, et la plupart des militants en sont restés très fiers.

Mais la majorité des ouvriers barcelonais ne se sont pas comportés comme la CNT l’espérait. Non seulement ils ne se sont pas investis à fond dans la production, mais ils ont en outre continué à réclamer des hausses de salaire et une baisse du temps de travail, ralenti les cadences, voire lancé des grèves. Tant et si bien que le salaire aux pièces fut rétabli, et qu’une véritable campagne de propagande fut lancée contre les tire-au-flanc qualifiés de « facciosos » (affiches agressives), et pour stimuler le « bon ouvrier », c’est-à-dire le « bon antifasciste ». Il fut même question d’encourager le stakhanovisme et de créer une « véritable mystique du travail ».

Michael Seidman a voulu comprendre ce qu’il y avait derrière ce manque d’enthousiasme pour l’autogestion dans les usines. Il postule qu’il ne s’agissait pas seulement « d’égoïsme borné », ni de comportement « arriéré » ou archaïque, mais d’un moment de la résistance ouvrière au travail. Pour lui on ne peut dissocier l’histoire du travail salarié de celle de la résistance qu’il engendra partout et toujours, y compris sous les fronts populaires :

« Les théoriciens anarcho-syndicalistes n’ont jamais réfléchi en profondeur à l’éventuel conflit entre la forme démocratique des conseils et le contenu du programme de rationalisation économique et d’industrialisation. […]. Confrontés au choix entre la participation des ouvriers à la production et à son efficacité, certains libertaires en vinrent à justifier de punir celui qui, « en raison de sa mauvaise volonté ou d’un autre motif, ne voudrait pas céder à la discipline consensuelle »

6. Quels enseignements peut-on tirer de cette expérience révolutionnaire et de la façon dont elle fut entravée ?

« [Toutes ces luttes syndicales] sont nécessaires à l’intérieur du capitalisme, tant que les travailleurs ne savent pas en sortir. Mais cela tourne toujours de manière forcenée dans le circuit fermé du capitalisme ; ce qui se passe au sein de la production capitaliste ne peut mener qu’à une intégration toujours plus marquée en elle. Gustav Landauer 1911, Incitation au socialisme [en français in (Dis)continuité n° 27, 2007].

La plupart des leaders anarcho-syndicalistes espagnols des années trente – à l’instar de leurs homologues européens tel Pierre Besnard ou Christiaan Cornelissen – se sont majoritairement ralliés à la théorie du prolétariat portée par le marxisme « traditionnel », qui critiquait le « Capital » du point de vue du « Travail », tout en intégrant le développement du premier comme une étape dans la montée en puissance de la classe ouvrière.

Hier comme aujourd’hui critiquer le capitalisme du point de vue du travail est une impossibilité logique, car on ne peut critiquer le capital à partir de sa propre substance. Voici la chape de plomb qu’il s’agit de briser une fois pour toutes.

Aujourd’hui, la valorisation par le travail est en crise et en même temps, toute activité devient travail. Alors que notre société produit un type d’individu qui ne connaît plus que la liberté pour soi, il nous semble particulièrement pertinent de rappeler qu’en 1936 en Espagne, des hommes et des femmes proclamèrent l’abolition du salariat « au nom de la dignité », et qu’il fut question d’être libre collectivement.

On peut supposer que l’abolition du rapport social capitaliste entraînera la redécouverte de l’infinie diversité des activités humaines, y compris de celles qui auront pour conséquence de nous fournir des biens, mais l’impossibilité dans laquelle nous serons de les commensurer sera la garantie d’un non-retour au travail, sous aucune de ses formes.

Les Giménologues, 21 octobre 2016.